Le petit monde de la pseudo-archéologie et de la pyramidologie s’est fort agité depuis quelques semaines autour d’une supposée redatation « officielle » de toute l’histoire de l’Égypte. À l’origine de cet émoi, l’annonce faite par une certaine Antoine Gigal sur son mur Facebook de « révélations fracassantes de l’archéologie officielle égyptienne sur les datations en Égypte » suivie de deux vidéos : « Un voile se lève sur les datations archéologiques en Égypte » et « Redatations et Découvertes en Égypte la suite ». S’appuyant sur une interview sur une chaîne de télévision égyptienne du Dr Khaled Saad, Directeur des Antiquités Préhistoriques au Ministère des Antiquités Égyptiennes, datée du 21 février 2018, Mme Gigal nous annonce « une ville de civilisation [sic !] datée de 15 000 ans dans le sud Sinaï », des « sites avec "traces de civilisation" datant de 150 000 à 500 000 ans » et une « remise en question de datations officielles par l’archéologie officielle en Egypte ». Les affirmations de Mme Gigal sont pour le moins confuses, dans les échanges sur sa page Facebook elle évoque à plusieurs reprises une « ville de civilisation », ce qui ne veut pas dire grand chose, et dans ses écrits et vidéos ne semble pas toujours très claire sur ce qu’elle appelle « civilisations » et « traces de civilisations ».


Les vidéos sont volontairement dramatisées, en particulier la première dont on nous dit qu’elle est tournée de nuit, dans l’urgence : « annonce fracassante », « tournant », « extraordinairement important », « dates extraordinaires, incroyables », « je sais que beaucoup d’entre vous sont choqués » etc. ; et l’accent est mis à plusieurs reprises sur un possible complot - ou au moins la mauvaise volonté - des « égyptologues occidentaux » qui refuseraient de prendre en compte et de diffuser ces découvertes et ces nouvelles datations révolutionnaires : « une opposition très grande de la part des Occidentaux » dans les congrès internationaux, une « opposition étrange ». Mme Gigal n’apporte aucune source pour ces informations à part la vidéo de l’interview du Dr Khaled Saad ; elle mentionne à plusieurs reprises un livre publié par ce dernier en 2005, mais toute demande de précision au sujet de ce livre dont les références sont introuvables sur le net s’est heurtée à un mur et au blocage systématique par Mme Gigal des questionneurs.
Mais cette imprécision n’a pas empêché des dizaines d’amateurs « d’archéologie mystérieuse » de se saisir de ces « nouvelles » en les extrapolant, biais de confirmation oblige, à leur(s) théorie(s) favorite(s) : changement de paradigme, révélations sur le fait que les pyramides n’ont pas été construites par les Égyptiens mais par une mystérieuse civilisation disparue, révélations sur l’origine réelle des hommes, tout y passe ! Quelques exemples :




Qu’y a-t-il réellement derrière ces « révélations fracassantes » ? Elles n’ont pas, semble-t-il, fait autant de bruit en Égypte que ce que laisse entendre Mme Gigal : l’interview du Dr Khaled Saad est évoquée dans quelques entrefilets de la presse populaire en ligne, par exemple ici, là ou là ; mais pas grand chose dans la presse sérieuse, et absolument rien dans la presse spécialisée en égyptologie ou archéologie, que ce soit en anglais, en français ou en allemand. Le complot des égyptologues est-il si efficace ? ou plutôt, doit-on peut-être penser que ces révélations n’étaient pas si « fracassantes » que Mme Gigal le laisse entendre ?
Heureusement, on peut maintenant avoir accès à une traduction, même si elle semble assez maladroite, des propos du Dr Khaled Saad, par exemple ici ou là. On note tout d’abord qu’il s’adresse à une audience de profanes sur cette chaîne grand public, et qu’il répond aux questions d’une journaliste qui n’a visiblement aucune idée de ce qu’est la préhistoire puisqu’elle lui demande si « l’époque antérieure à l’histoire connue » est équivalente à « avant Jésus Christ ». Son intervention a donc clairement pour but d’expliquer au public qu’il existe une préhistoire égyptienne, et que cette préhistoire est largement antérieure à la civilisation pharaonique, c’est-à-dire aux 30 dynasties classiques (33 si on inclut la « dynastie zéro » dont on ne sait pas grand chose et la dynastie des Ptolémées). Il explique donc qu’il existe en Égypte des sites archéologiques nettement plus âgés, de 15 000, 150 000 voire 500 000 ans, et insiste à plusieurs reprises sur le fait que la présence humaine y est largement antérieure à l’histoire écrite. Il explique également que ces « civilisations » préhistoriques (le terme de « cultures » serait sans doute plus adéquat) disposaient déjà de technologies variées : teintures et pigments, techniques de construction de pierre sèche, connaissances astronomiques basiques, utilisation d’outils de silex, de l’arc ; et il insiste sur le fait que la civilisation pharaonique n’est pas apparue « ex nihilo », mais qu’elle est l’héritière de ces techniques plus anciennes. Il donne enfin quelques exemples de ces sites préhistoriques : constructions connues sous le nom de nawamis (tombes-tours de pierre sèche, connues aussi en Arabie Saoudite et au Yémen) dans le Sud Sinaï ; sites néolithiques sur les rives du lac Qaroun dans le Fayoum (sites étudiés par Khaled Saad lui-même, voir ici ou là) ; site néolithique de Nabta Playa avec son possible « calendrier » mégalithique...

Rien de tout cela n’est susceptible d’offrir une « révélation fracassante » ni bien sûr de remettre totalement en cause les connaissances ni sur la préhistoire de l’Égypte ni sur l’Égypte dynastique. Ces sites étaient déjà connus, et on a des exemples d’occupations paléolithiques bien plus anciennes en Égypte et au Levant (pour rappel, le plus ancien Homo Sapiens trouvé hors d’Afrique, en Israël, remonte à près de 200 000 ans - voir aussi ici en français - et bien sûr Homo Erectus était déjà présent en Asie bien avant). La principale nouveauté est l’annonce par Khaled Saad de la découverte d’une « cité » dans le Sinaï - en fait un groupe de 83 nawamis qui pourrait avoir eu à la fois une fonction funéraire et d’habitation - qu’il fait remonter à « 1500 ans avant la construction des pyramides » : fin du Vème - début du IVème millénaire, soit un âge compatible avec celui généralement admis pour les nawamis du Sinaï, construits au IVème millénaire par des populations de pasteurs nomades puis réutilisés, y compris tardivement, comme tombes, voir cet article ; on retrouve également le même âge (du Vème au Ier millénaire) pour les tombes protohistoriques équivalentes d’Arabie Saoudite. Même si la traduction n’est pas toujours très claire, il me semble que contrairement à ce qu’affirme Mme Gigal, il ne parle à aucun moment d’une ville « plus ancienne que Gobekli Tepe »... L’âge de 12 000 ans qu’il semble avancer pour le « calendrier » de Nabta Playa ne correspond pas vraiment à l’âge déterminé par les archéologues qui ont fouillé le site (début du Vème millénaire) ; mais il est possible qu’une maladresse de traduction soit en cause : le site de Nabta Playa lui-même est occupé depuis au moins le Xème millénaire, même si le « calendrier » est plus récent.

Difficile d’en savoir plus sur ces découvertes en l’absence de publications sur le sujet. Mme Gigal annonce dans ses vidéos qu’une nouvelle datation systématique des sites égyptiens serait en cours, mais a été incapable de fournir la moindre référence à ce sujet. On notera aussi que le Dr Khaled Saad s’est parfois quelque peu laissé entraîner dans le passé à une certaine exagération dans ses déclarations publiques ; on en prendra pour exemple l’affaire de l’empreinte de pas fossilisée découverte dans l’oasis de Siwa dans le désert occidental égyptien (voir ici la dépêche de Reuters et ici un article en français. Cette empreinte est présentée par Zahi Hawass et Khaled Saad comme « la plus ancienne empreinte humaine », de deux millions d’années nous dit Zahi Hawass, alors que Khaled Saad renchérit en la portant à plus de trois millions d’années... le tout avant qu’aucune datation ait été réalisée ! Le lecteur curieux pourra trouver ici l’analyse de cette affaire par Jean-Loïc Le Quellec, qui relève les nombreuses incohérences de ces déclarations, y compris celle de l’annonce d’une datation au carbone 14... totalement incompatible avec un âge supposé de plusieurs millions d’années ! À noter qu’on n’a plus jamais entendu parler de cette empreinte depuis l’annonce de 2007, ce qui laisse supposer que son âge réel n’était probablement pas si spectaculaire ! Du coup, tant dans cette histoire de 2007 que dans les déclarations du Dr Khaled Saad reprises par Mme Gigal, on pourrait voir une sorte de surenchère plus ou moins nationaliste, malheureusement habituelle dans de nombreux pays qui aimeraient s’affirmer « berceau de l’humanité » ou « berceau de la civilisation ».
On peut y ajouter dans le cas de l’Égypte une volonté bien compréhensible d’affirmer l’émancipation des scientifiques locaux, la reprise en main de l’archéologie et du patrimoine national trop longtemps « chasse gardée » des égyptologues européens ou américains. Faut-il pour autant croire, comme l’affirme Mme Gigal, à un refus des « égyptologues occidentaux » de prendre en compte l’existence d’une préhistoire de l’Égypte ? Certes la préhistoire égyptienne est moins bien connue du grand public que la civilisation pharaonique, comme l’expliquait en 2012 un autre préhistorien égyptien, le Dr Ahmad Saïd ; la splendeur de cette civilisation pharaonique fascine le public, et laisse dans l’ombre les autres cultures et civilisations qui se sont épanouies sur cette terre (préhistoire, mais aussi Égypte médiévale et islamique...). Mais on est loin d’un refus des « Occidentaux » de prendre en compte et de diffuser ces découvertes : on dénombre par exemple plus de 10 000 publications mentionnant Nabta Playa sur Google Scholar, et on ne compte plus les publications portant sur la préhistoire de l’Égypte et l’Égypte prédynastique, que ce soit dans les revues grand public, dans les livres, dans les conférences internationales par exemple en France ou aux États-Unis. Il existe même des musées, et des revues scientifiques entièrement consacrées à l’Égypte pré-pharaonique, par exemple en France la revue Archéo-Nil de la Société pour l’étude des cultures pré-pharaoniques de la vallée du Nil...

Bref, toute cette histoire de « révélations fracassantes » et de « dates extraordinaires », c’est beaucoup de bruit pour rien, et on peut s’étonner que Mme Gigal se soit livrée à un tel battage autour de ce petit bout d’interview. Si elle ne se présente pas elle-même comme égyptologue [1], elle argue cependant facilement de sa longue expérience en égyptologie puisqu’elle s’affirme « chercheur et auteur en égyptologie » ou bien « auteur français, chercheuse et exploratrice » ayant vécu 20 ans en Égypte et ayant poursuivi « nombre de recherches en Égypte avec l’aide de scientifiques qui apprécient son travail rigoureux ». Il est donc d’autant plus étonnant, pour quelqu’un qui se dit familier avec l’égyptologie, de la voir monter en épingle cette interview, jouer sur l’absence de familiarité du grand public avec des notions comme « civilisation » ou « technologie » telles que les emploient les archéologues (qui parlent par exemple de « technologie lithique » pour la fabrication des outils en pierre taillée pendant la préhistoire, alors que le profane pourra avoir tendance à assimiler toute « technologie » à la technologie moderne), ou jouer sur les confusions entre « civilisation », « cité », « traces de civilisation » et simple occupation humaine...
Qu’en est-il réellement des compétences de Mme Gigal en matière d’égyptologie ? Les quelques informations qu’elle donne sur sa formation restent assez floues : « Elle passa sept ans à l’université de la Sorbonne à Paris III et à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (fondé par Champollion), d’où elle sort diplômée en langues chinoise, japonaise et civilisations. Elle étudia également le sanskrit, latin et grec ancien, et a acquis une réputation pour traduire les textes anciens [2]. Elle suivit parallèlement la filière d’archéologie de l’Université de Tolbiac, à Paris. Elle parle couramment l’anglais, l’Arabe égyptien, l’espagnol et l’italien ». Ces informations sont évidemment difficiles à vérifier, « Antoine Gigal » étant un pseudonyme. Ce n’est d’ailleurs pas le seul qu’elle utilise, puisqu’on la retrouve sous plusieurs identités différentes, exerçant dans des domaines également différents.
Durant les années 2000, on la voit souvent apparaître sous le nom de Marine (ou Marina) Lopez ; il s’agit probablement de son vrai nom, en tout cas c’est celui qu’elle utilise pour son profil Viadeo. Profil qui confirme ses 7 années d’études (de 1978 à 1985) et l’obtention d’une maîtrise (qui se faisait à l’époque normalement en 4 ans) en Langues et civilisations orientales à l’Inalco, mais rien concernant l’archéologie. De même son CV n’indique aucune expérience, de près ou de loin, en matière d’archéologie et d’égyptologie, mais plutôt une expérience en communication et marketing. Elle organisait déjà sous ce nom de Marina Lopez des conférences pseudo-archéologiques, ainsi par exemple du 16 mars au 3 avril 2009 à Paris une conférence intitulée « Quelques mystères anciens » où elle présente ses « découvertes extraordinaires destinées à réécrire l’histoire de l’Égypte » [3].
Mais l’activité principale de Mme Gigal sous le nom de Marine Lopez dans les années 2000 semble plutôt se concentrer sur l’ufologie ; elle se présente en effet comme l’animatrice ou porte-parole d’un groupe nommé European UFO Survey et intervient à ce titre par exemple dans une conférence sur les ovnis en 2008. Il s’agirait d’un groupe de scientifiques se consacrant à la recherche ufologique, organisés en « départements » (physique fondamentale, astrophysique, enquêtes, recherches « paléo-SETI » etc.) avec un « programme de recherche » pour filmer des ovnis en infrarouge ; mais en fait de scientifiques, le seul autre membre identifiable de ce groupe est un certain Philippe-Alexandre Gaugain qui se présente comme chercheur en physique théorique (licence de physique à l’Université de Poitiers), mais n’a à son actif qu’un seul article, publié sur le site de l’European UFO Survey. Il est à noter que ce même Philippe-Alexandre Gaugain semble suivre fidèlement Mme Gigal, puisqu’il est également trésorier de son association Giza for Humanity.
Le groupe European UFO Survey ne semble avoir été actif que durant les années 2004-2005 ; il a un peu fait parler de lui aux rencontres ufologiques de Châlons-en-Champagne en octobre 2005, où Mme Gigal et M. Gaugain ont donné une longue interview à la radio Ici et Maintenant - interview où on n’apprend à peu près rien... La présentation de l’European UFO Survey à Châlons ne semble pas avoir vraiment convaincu, en tout cas pas Jean-Pierre Petit :
« Gourde », « pantalonnade »... Le franc-parler de Jean-Pierre Petit est légendaire, mais comme chacun sait, il n’y a pas grand monde qui trouve grâce à ses yeux, excepté lui-même !
Marine Lopez / Antoine Gigal a cependant, d’une certaine façon, durablement marqué l’histoire de l’ufologie dans un cas précis, celui du Skinwalker Ranch ; ce ranch de l’Utah, objet de folles rumeurs, est réputé pour être depuis les années 90 le siège de divers phénomènes ressortissant au domaine du paranormal ou de l’ufologie. Parmi ces rumeurs on trouve celle d’un combat qui aurait opposé des extraterrestres à des gardes du ranch, combat qui aurait résulté en plusieurs morts et blessés parmi les humains. L’origine de cette rumeur est la déclaration d’un certain Jack Sarfatti, physicien théoricien connu pour ses positions très « alternatives » dans le domaine du paranormal, de la conscience, des ovnis ; Sarfatti lui-même dit tenir l’histoire de la rencontre à Londres en 2004 « d’une mystérieuse Française » accompagnée « d’un garde du corps transportant une mystérieuse mallette supposée contenir "une sorte d’arme ’psychotronique’ basée sur une technologie extraterrestre" ». La Française disait appartenir à un « groupe ufologique semi-secret basé à Paris », et tenir elle-même ses infos de Jacques Vallée, le plus célèbre ufologue français (et surtout le plus connu des Américains) ; elle affirmait qu’une « véritable bataille rangée » avait eu lieu au ranch entre les paramilitaires qui le gardaient et « les aliens sortis d’un trou de ver », provoquant « plusieurs morts et blessés ». Cependant quelques années plus tard, et après avoir discuté l’affaire directement avec Jacques Vallée, Jack Sarfatti se rétractait et convenait que « l’histoire que m’a racontée la Française était une distorsion délirante de ce que Jacques Vallée lui avait dit lors de leur rencontre à Paris » - ce qui n’empêche pas la rumeur d’une bataille sanglante avec des aliens de continuer à circuler, ainsi par exemple dans ce post très récent sur le forum Above Top Secret.
Quel rapport entre cette histoire digne d’un pulp magazine et Antoine Gigal ? Une photo de la réunion où Sarfatti a rencontré la mystérieuse Française à Londres en 2004 montre qu’assistaient à cette réunion Antoine Gigal (avec le chapeau blanc) et son ami Philippe-Alexandre Gaugain :
Le fait est confirmé par d’autres photos de la même réunion présentées par P-A Gaugain sur son blog, où il explique avoir rencontré Sarfatti et d’autres physiciens pour leur présenter son article. De là à conclure qu’Antoine Gigal / Marine Lopez est bien la mystérieuse Française, et que le « groupe ufologique semi-secret » est son European UFO Survey, il n’y a qu’un pas. L’identité de la Française a d’ailleurs été par la suite confirmée par Jack Sarfatti, et Mme Gigal figure en bonne place dans la galerie des personnages liés à l’affaire sur le site du Skinwalker Ranch.
À côté de ses incursions dans le domaine de l’ufologie, Mme Gigal s’est aussi essayée à la littérature, puisqu’elle a publié, cette fois sous le nom de « Marine di Frontis », un roman intitulé Signorina, et un « récit poétique », Le Pélerin de Ravenne. Elle annonce sur sa page Amazon être « auteur de romans, thrillers, scripts pour le cinéma, théâtre et poésie », mais il semble impossible de mettre la main sur d’autres publications sous ce nom. Le lecteur curieux pourra feuilleter quelques pages de ces ouvrages, mais le plus intéressant, à mon avis, est l’étude des « commentaires clients » de Signorina ; on y trouve sans surprise un commentaire très positif de Philippe-Alexandre Gaugain (qui consacre également une page de son blog au roman de Marine di Frontis), mais aussi un commentaire, très élogieux également, d’un(e) « Toutoune » :
Or, très curieusement, on retrouve ailleurs un commentaire strictement identique, mais signé cette fois... Antoine Gigal !
Un troisième commentaire, toujours aussi dithyrambique, émane d’un certain « Phildor » ; or il y a un Phildor membre de l’équipe du site Egypt Key Radio... créé par Antoine Gigal !
La fiche de ce Phildor, présenté comme réalisateur, co-producteur et éditeur, renvoie vers un lien (mort) au nom de Gibraltar Editions ; ces éditions, qui n’ont pas l’air d’avoir publié grand chose mais qui comptent Marine di Frontis parmi leurs auteurs, semblent dirigées par un certain Philippe Courtois, qui est fier de compter Antoine Gigal comme son auteur principal (voir les recommandations données), et que l’on retrouve, comme c’est étonnant, comme membre de l’équipe d’une autre organisation créée par Antoine Gigal, Giza for Humanity... On pourrait encore mentionner cet article sur la page Facebook de Marina di Frontis, où on découvre un commentaire favorable supplémentaire, signé cette fois par une « M. Lopez » :
Quand ses activités, en Égypte et en Italie, et la promotion de son livre sur les réseaux sociaux, lui en laissent le temps, Mme Gigal/Lopez/di Frontis mène également une carrière de « coach », là encore sous diverses identités : pages Facebook Gigal Vive la liberté, Marine Lopez, ML Strategy, blog Vive la Liberté, chaîne YouTube, comptes Instagram et Google+ du même nom... Le but de toutes ces pages : vous apprendre à « gagner votre vie avec votre passion », vous aider à « créer votre travail rémunérateur en ligne », « monétiser vos passions rapidement » ; pour ce faire, Mme Gigal vous offre des outils pour apprendre à écrire des articles et faire des vidéos facilement, à vous « libérer du salariat et de l’université » « grâce au business en ligne », à « vous faire mieux connaître et vendre vos futures formations », et à « affermir votre potentiel » grâce à votre « voyage libératoire ». Pas de formations payantes, en tout cas pour le moment [4], même si une rubrique « Formations » est prévue sur le site, pas de boutique non plus ; on peut donc supposer que Mme Gigal en est encore à la phase de mise en route de son business en ligne, et qu’elle teste pour elle-même les recettes qu’elle délivre gracieusement à son public - il faudrait d’ailleurs qu’elle ajoute la recette pour s’auto-attribuer de bonnes notes...
En tout cas, je ne sais pas si c’est dans l’optique de « gagner sa vie avec sa passion », mais il semble que Mme Gigal soit bien décidée à occuper le maximum d’espace en ligne en multipliant les sites et pages Facebook liés à ses activités et centres d’intérêt ; petit échantillon non exhaustif :
– Blogs : Giza for Humanity, Gigal Research, Gigal Insights, Egypt Key Radio, Vive la Liberté...
– Pages Facebook : Antoine Gigal, Gigal Egypt, Giza for Humanity, Egypt Tours with Gigal (oui, elle organise aussi des voyages en Égypte, le dernier semble avoir eu lieu en janvier 2017), Advanced Archaeology and Research (page et groupe), Egypt Key Radio, Cairo - Al Kahira-Le Caire, Sicilian Pyramids Study, Mother Earth Offerings, IWE-International Women Explorers (page et groupe), et puis bien sûr les pages Marine di Frontis, Marine Lopez, ML Strategy et Vive la Liberté déjà évoquées.
J’en oublie probablement, et c’est sans compter les divers comptes YouTube, Google, Instagram, Twitter, Amazon, Goodreads, ses podcasts sur Soundcloud... Je reste admirative de la capacité de Mme Gigal à s’étaler sur les réseaux, à moins de supposer la présence à ses côtés d’un gestionnaire de réseaux sociaux !
Mais revenons à ce qui semble aujourd’hui le centre d’intérêt principal de Mme Gigal, l’Égypte. Comme on l’a vu elle ne semble pas avoir de qualifications particulières en archéologie et égyptologie, mais elle a, sur d’autres spécialistes auto-proclamés, le grand avantage de vivre au moins une partie de l’année en Égypte et de parler la langue, et donc de bien connaître le pays et ses sites. Et sa page Facebook est effectivement souvent intéressante, puisqu’elle y diffuse régulièrement des informations sur le pays, sur les sites archéologiques qu’elle visite, et sur les découvertes archéologiques dont elle se tient informée. Là où le bât blesse, c’est lorsque, sans se contenter de retransmettre à ses abonnés de belles photos de paysages et de sites [5] et de leur retranscrire les nouvelles archéologiques locales [6], elle se mêle de diffuser ses propres hypothèses sur la civilisation égyptienne ou sur d’autres questions archéologiques.
En effet Mme Gigal ne se satisfait pas du rôle de vulgarisatrice ou d’amateur d’égyptologie, elle se veut aussi « chercheuse », « exploratrice », auteur « de nombreuses séries d’articles novateurs sur des aspects non encore révélés des civilisations égyptienne et mégalithiques publiés dans divers magazines en anglais, français, italien et néerlandais » (voire de « centaines » d’articles !), conférencière « en trois langues dans des universités et des cercles publiques [sic] et privés » etc. Comme le lecteur l’aura probablement déjà deviné, inutile de chercher la moindre trace de ses publications dans les revues scientifiques, il n’y en a pas ! Ses publications se font dans des magazines pseudoscientifiques, spécialisés dans les « mystères de l’archéologie » et l’ufologie : Sacrée Planète le « phare de l’information alternative » ; Top Secret : « les mystères de la science et de l’inexpliqué. Ovnis, conspiration, paranormal et archéologie interdite » ; Nexus, dans la version allemande de ce magazine publié en plusieurs langues et consacré exclusivement aux pseudosciences et aux théories du complot ; et surtout le magazine L’Égypte : Terre d’histoire & de mystères, petite revue ésotérico-mystique publiée par un éditeur aujourd’hui disparu, la Fondation Horus d’un certain James G. Rooms qui s’est spécialisé dans les revues plus ou moins éphémères aux titres racoleurs : Les Arcanes de l’Histoire, Les grands mystères des sciences sacrées, Les grands mystères de l’Histoire, Dossiers secrets d’État, etc.
Quant aux conférences de Mme Gigal, elles se sont toutes déroulées dans le cadre de rencontres ufo-archéologiques ou ésotériques/New Age, jamais dans un cadre académique. Elle affiche bien sur une page une conférence « à l’Université de Johannesburg » :
mais il s’agit en fait d’une rencontre Megalithomania de chercheurs « alternatifs » (Graham Hancock, Robert Temple, Andrew Collins, Michael Tellinger, Klaus Dona... que l’on retrouve sur ses sites parmi ses amis et partenaires) ; si elle avait bien lieu au sein du campus de l’Université de Witwatersrand, plus précisément dans l’auditorium Linder loué pour l’occasion, elle n’avait bien sûr rien à voir avec l’Université elle-même. Il n’y a guère de doute donc sur le fait que Mme Gigal se range dans la catégorie des « archéologues alternatifs » (dont aucun n’est archéologue, et dont « l’alternatif » consiste le plus souvent à reprendre des hypothèses rabâchées depuis les pyramidomanes et autres théosophistes du XIXème siècle).
Pyramidomane, Mme Gigal l’est assurément : elle fait partie de ces « chercheurs » qui voient des pyramides partout. Elle est en particulier très fière d’avoir « découvert » des pyramides à l’île Maurice - pyramides dont on sait, par des témoins encore vivants qui ont contribué à leur construction, qu’elles sont le résultat de l’activité d’une sucrerie qui cherchait à se débarrasser ainsi des très nombreux blocs de pierre encombrant les champs de canne. Elle évoque dans le même article les pyramides de Tenerife aux Canaries, alors que là aussi on a des descriptions de leur construction par des observateurs du XIXème siècle, et surtout des datations irréfutables par des artefacts du XIXème retrouvés sous ces « pyramides », voir cet article. Elle prétend également avoir confirmé la réalité des « pyramides » de Bosnie après une « mission de Giza for Humanity » sur place. En fait de « recherche », elle s’est contentée de reproduire sur son site les pseudo-rapports de Semir Osmanagic, et de faire un peu de tourisme sur la colline... Les collines de Visoko ne sont d’ailleurs pas les seules qu’elle identifie comme « pyramides », puisqu’elle nous montre également des collines ou montagnes tout à fait naturelles en Italie, au Tibet, en Slovénie, en Russie...
Ses « recherches » en Égypte sont-elles plus fiables ? On en trouvera quelques exemples dans ses vidéos et articles, ou bien dans ce dossier « Chroniques des secrets de Giza » publié dans le magazine Top secret. Dans ce dossier, l’éditorial de Roch Saüquere est un régal d’humour involontaire : après nous avoir prévenu que trop de chercheurs ont avancé des thèses fantastiques sur les secrets du plateau de Gizeh, méritant le « mépris de l’égyptologue officiel », il nous annonce que Mme Gigal, grâce à son travail rigoureux et méticuleux, va à son tour nous révéler le « terrible secret [qui] pèse sur ce haut lieu de l’humanité », dont « des agences organisées sont prêtes à tout pour empêcher » l’émergence ! La préface de Guy-Claude Mouny en rajoute dans le complotisme, et donne bien le ton du dossier, qui commence par un long article sur le mur de béton construit autour des pyramides, qui n’a bien évidemment comme but que de cacher un énorme secret : « On nous cache absolument tout, et on nous travestit la réalité ». Cette réalité, c’est que tout le plateau de Gizeh est beaucoup plus âgé que ce que veut bien avouer la « science officielle », prête à tout pour le cacher, et que ce plateau recouvre un immense réseau souterrain, dont on apprend dans le deuxième dossier de la série qu’il a servi à abriter des réfugiés en prévision du déluge de Noé (l’idée d’aller s’abriter dans le sous-sol en prévision d’une inondation me paraît tout à fait fascinante). La preuve ? Pour quelle autre raison pourrait-il y avoir des bateaux enterrés près des pyramides ? Bien évidemment les égyptologues se moquent de nous avec leurs histoires de barques funéraires !
La lecture de ces dossiers est assez fascinante comme exemple de construction délirante, d’un édifice d’hypothèses complexes basées sur la connaissance de la civilisation pharaonique et des sites égyptiens, mais aussi et surtout sur des interprétations et sur-interprétations assez extravagantes des textes, aussi bien des textes antiques que des écrits des égyptologues, ainsi que sur nombre de références pseudo-scientifiques (la cohorte habituelle des Hancock, West, Schoch... plus quelques Français comme Maurice Châtelain et Guy-Claude Mouny). Les références solides, celles aux ouvrages proprement égyptologiques, ne sont visiblement là que pour être tordues pour leur faire dire autre chose que ce qu’elles disent, et pour donner un vernis de sérieux à l’affaire, dans laquelle on retrouve par ailleurs toutes les antiennes habituelles : âge du Sphinx, « faux cartouche » de Khéops dans la chambre de Campbell (pour lequel elle s’appuie, comme tous les pyramidomanes, sur le dessin trafiqué par Sitchin, voir ici pour les détails), négation de la fonction funéraire des pyramides etc. Mme Gigal y ajoute quelques idées qui lui sont propres, par exemple celle d’une invasion par la mer du plateau de Gizeh, hypothèse qu’elle appuie entre autres sur cet article assez hilarant d’un « chercheur » égyptien (totalement inconnu en dehors de son association avec Mme Gigal) qui n’a visiblement aucune idée de ce à quoi peut ressembler un fossile d’oursin... N’attendez bien évidemment pas de preuves archéologiques de ces affabulations, en particulier de l’existence de ce gigantesque réseau souterrain s’étendant sous le plateau de Gizeh. Et pourtant, Mme Gigal a affirmé à plusieurs reprises avoir vu de ses yeux ces souterrains, et même les avoir photographiés ; elle donne quelques détails dans des interviews, réunies dans cette petite vidéo par notre ami « Gollum » :
On y apprend plein de choses intéressantes, en particulier sur le fait que ce fameux réseau souterrain (des « millions » de souterrains dit-elle à un moment) s’étendrait bien au-delà du plateau de Gizeh, puisqu’il irait jusqu’en Libye vers l’Ouest, au-delà de la Mer Rouge vers l’Est, et jusqu’à Abydos vers le Sud (soit à plus de 500 km de Gizeh) ; dans la deuxième partie (interview sur MetaTV en décembre 2014), elle affirme même qu’il existe un souterrain allant du Caire au canal de Suez, qu’elle a « vu de ses yeux », et un autre allant d’Égypte à l’Atlas au Maroc - soit 4000 km - et que cela lui a été confirmé aussi bien « du côté marocain que du côté égyptien » [7]. Quel dommage qu’elle n’ait jamais partagé ses preuves et ses photos de ces souterrains ! D’autant qu’il me semble, vu la puissance du complot égyptologique qui a réussi à dissimuler l’existence de ce réseau fantastique et toutes les preuves de la grande civilisation antédiluvienne qu’elle seule a réussi à dénicher, qu’il est fort possible « qu’on » fasse tout pour la faire taire !
Bref, on comprend d’où parle Mme Gigal, et pourquoi elle s’est emparée de l’interview assez quelconque du Dr Khaled Saad évoquée au début de cet article : tout ce qui lui permet « d’étayer » son hypothèse de pyramides antédiluviennes (voir « antidiluviennes », comme elle le dit dans l’interview MetaTV, puisque les pyramides ont selon elle été construites comme des « barrages », de façon à résister à la pression de l’inondation du Déluge) et de civilisation avancée ayant anticipé le Déluge et mis les populations à l’abri dans cet immense réseau souterrain, est bon à prendre, quitte à tordre le sens de ce qui a été dit - ou du moins à le présenter de façon à laisser penser à ses admirateurs que cela va dans le sens de son hypothèse. Elle vient d’en donner encore un exemple très récemment, avec une nouvelle vidéo intitulée « Comment un doigt humain de 88000 ans révolutionne l’Histoire ! ». A l’origine de cette vidéo, il y a cet article paru dans Nature Ecology & Evolution le 9 avril 2018. Vous en trouverez ici ou ici un résumé en français. La découverte est très intéressante au sens où elle remet en cause les scénarios précédents d’expansion d’Homo sapiens en Eurasie : jusqu’ici on envisageait une phase précoce antérieure à 100 000 ans n’ayant atteint que le Levant (cf cet article déjà mentionné plus haut) puis une phase d’expansion massive en Eurasie à partir de 60 000 ans. Ce scénario était déjà discuté, en particulier du fait de l’occupation très précoce de l’Australie, et de sites archéologiques à Oman (mais sans restes humains pour attester qu’il s’agissait bien d’Homo sapiens) offrant de fortes similitudes avec l’industrie lithique caractéristique d’Homo sapiens en Nubie, donc de l’autre côté de la Mer Rouge, d’il y a 100 000 ans (voir aussi cet article) ; et la découverte d’Al Wusta en Arabie vient confirmer que ce scénario doit être remplacé par un scénario beaucoup plus complexe comportant plusieurs vagues d’expansion, par terre aussi bien que le long des côtes.
La vidéo de Mme Gigal commence par présenter assez correctement la découverte et les méthodes de datation, mais l’interprète ensuite de façon quelque peu fantaisiste, par exemple en affirmant que « l’Homo sapiens est bien plus ancien qu’on ne le disait » - non, cette découverte prouve que l’occupation de l’Arabie est plus ancienne qu’on ne le pensait, pas que l’Homo sapiens est plus ancien. C’est surtout la façon dont elle récupère cette découverte (comme elle avait par exemple utilisé celle-ci ou celle-là), qui n’a rien à voir avec l’Égypte, pour étayer ses vidéos précédentes sur ses « révélations fracassantes » et sa remise en cause des datations égyptiennes, qui pose problème :
Un doigt humain de 88.000 ans trouvé dans les sables d’Arabie nous montre que le déni par rapport à des résultats de nouvelles datations ne sert à rien ! Une révolution est en marche par des scientifiques sans égos et d’une nouvelle génération indépendante ne cherchant que la vérité scientifique sans les compromissions politiques ou autres. Une époque passionnante et de nouvelles fabuleuses révélations pour bientôt !
Non, Mme Gigal, de nouvelles datations en Arabie, en Éthiopie ou en Espagne, ne prouvent en rien vos fantaisies sur des pharaons divins infraterrestres ayant vécu chacun des centaines d’années [8] ! Par ailleurs il n’y a pas de « déni » de ces nouvelles datations, tout simplement parce qu’elles résultent d’une démarche scientifique et sont publiées... alors qu’on attend toujours la moindre publication (autre que des vidéos et des articles dans Top Secret) des preuves des nombreuses « révélations fracassantes » de votre longue carrière !
Comme beaucoup d’autres pseudo-archéologues, Mme Gigal essaie de jouer sur les deux tableaux : prétendre faire de la science et affirmer faire ses recherches « avec l’aide de scientifiques qui apprécient son travail rigoureux », s’appuyer sur les recherches scientifiques quand elles vont dans son sens (ou qu’elle peut les « détourner » pour leur donner une signification conforme à ses idées) ; et en même temps se dispenser de toute méthode scientifique, de toute publication et de toute revue par les pairs, laisser libre cours à son imagination galopante lors de ses interviews, et prétendre que la « science officielle » est dans le « déni » voire le complot. Après, si son but est simplement de « monétiser ses passions » et de « faire connaître et vendre ses futures formations » et ses voyages, elle a sans doute choisi la bonne thématique - et le bon public !