Première partie : Les grottes de Barabar
En quoi, contrairement aux affirmations de M. Pouillard, les grottes de Barabar et de Nagarjuni sont-elles des constructions maurya ? En quoi peuvent-elles apparaître comme étranges à M. Pouillard ? En quoi sont-elles en réalité le reflet de leur époque ?
Nous verrons dans un premier temps que ces grottes artificielles appartiennent au monde technique des Maurya, ensuite que les inscriptions et leur usage correspondent au monde maurya, et enfin qu’elles appartiennent à la structure politique et religieuse du monde maurya.
Ainsi, ces grottes artificielles sont sans doute assez extraordinaires, car creusées dans le granite, une pierre très dure. Néanmoins, le creusement de ces grottes correspond aux techniques connues par les Indiens au IIIe siècle avant notre ère.
Des grottes dont la construction est maitrisée
La période maurya est marquée par le développement en Inde de l’architecture de pierre. Cette technique n’est que très peu employée entre la fin de la civilisation de l’Indus et la période maurya [1]. Les quelques exemples d’architecture en pierres de taille dans les civilisations de l’Indus ne permettent pas d’indiquer qu’il existe déjà une tradition ancienne [2]. On pense donc que l’architecture en pierre a été développée durant la période maurya, comme le suggère déjà Vincent Smith en 1904 [3].
Selon Allchin, la mise en place de l’architecture en pierre est concomitante avec le développement des cités-États de la vallée du Gange, dans le siècle précédent le développement de l’État maurya, puis s’accélère durant la période maurya [4]. L’architecture religieuse semble par ailleurs y prendre plus d’importance, inspirée par des bâtiments en bois, comme les premiers caityas - des salles de réunion de forme basilicale, et dotées d’un porche décoré - et les monastères bouddhistes, utilisés par les moines bouddhistes comme lieu de retraite [5]. On retrouve aussi cette inspiration du bois à la pierre dans les toranas (portiques bouddhistes) ou des sortes de balustrades en pierre [6].
Un débat existe au sein des spécialistes de l’architecture indienne, pour savoir si les Indiens ont développé ces techniques de manière endogène ou avec un apport extérieur. Une des théories consiste à mettre en avant le lien entre l’Inde des Maurya, la Perse de l’Empire achéménide et les Grecs [7]. Ces cultures ont en effet construit de nombreux bâtiments en pierre, dont Persépolis ou l’Acropole sont des exemples. Le lien entre la Perse et l’Inde est par ailleurs bien connu.
Selon une inscription de Darius Ier à Persépolis et une inscription sur une statue de Darius, la province du Sind est une des provinces tributaires. En revanche, le contrôle des Perses n’a jamais dépassé le Pundjab et le Sind [8]. Selon Smith, et beaucoup des auteurs par la suite, la principale influence dans l’architecture maurya en pierre vient donc du monde achéménide [9]. Franck Allchin insiste en indiquant que l’influence achéménide est importante et qu’elle a été stimulée par l’invasion hellénistique [10].
Une autre théorie est celle d’une évolution des techniques locales, aboutissant à une maîtrise de l’architecture en pierre en Inde [11]. La concurrence entre les petits royaumes a sans doute joué un rôle, stimulant l’arrivée d’artisans dans ces régions. Selon un autre chercheur, qui a essentiellement travaillé sur les piliers maurya, cette architecture en pierre n’a pas d’inspiration extérieure, mais s’est développée en Inde selon une longue tradition. Irwin indique “the alleged ‘foreign’ inspiration of the style had nothing whatever to do with Perso-Hellenistic art of the post-Alexandrian period, but is traceable to an earlier epoch when India was already linked culturally, as well as economically with the Civilisations of the ancient Near East” [12]. Fergusson, pour sa part, fait le lien entre l’architecture en pierre et les réalisations plus anciennes en bois [13].
Il faut sans doute penser que les deux apports ont été parallèles et que les Indiens ont vu ce qui a été construit par les Perses et les Grecs ; dans le même temps, des techniques endogènes se sont développées [14]. Il faut sans doute penser que ces régions sont, comme le reste du monde antique, à la fois poreuses aux influences extérieures, mais développent également leurs techniques locales.
Il faut donc aborder l’étude des techniques permettant la construction de ces grottes. La technique est un sujet d’étude essentiel de l’archéologie. De plus, la découverte d’une structure ou d’un artefact inachevé permet d’appréhender les étapes intermédiaires de la construction et donc de mettre au jour la chaine opératoire [15]. La chaine opératoire, c’est la succession des techniques qui sont employées pour réaliser une structure, un objet, une œuvre [16]. Appliquée aux grottes de Barabar, elle comprend l’évidage, la taille, le meulage de la surface et enfin le polissage [17].
La première phase se passe en deux temps : l’évidage ou creusement de la grotte elle-même [18]. Cette phase s’effectue à hauteur d’homme et permet de dégager le contour de la grotte, puis, on creuse vers le haut, afin d’avoir la forme complète [19]. Pour la première phase, le dégrossissage, on se sert de ciseaux en fer lourds et tranchants ; ces derniers comprennent une pointe à une extrémité, et une partie plus large et tranchante de l’autre côté [20]. Selon Gupta, la largeur de la lame des ciseaux varie alors entre 1,2 et 1,9 centimètre [21]. On se sert également d’un marteau, peut-être en fer pour plus de puissance [22]. Les grottes de Barabar ne donnent pas de preuves formelles de dégrossissage, mais une grotte plus tardive, celle de Bharhut, de la fin du IIe siècle avant notre ère, montre ce travail [23]. Cette technique qui semble complexe aux auteurs de BAM est bien maîtrisée au moins dès le Ve siècle, comme le montrent les tombes achéménides du site de Naqsh al-Rostam en Perse achéménide [24]. Le fait que la pierre soit du granite n’est pas en soit un problème. Les outils en fer sont efficaces et peuvent être reforgés ; ils sont d’ailleurs plus efficaces que les outils en bronze utilisés en Mésopotamie ou en Égypte au IVe et au IIIe millénaire avant notre ère. La dureté de la pierre rend le travail plus long, mais pas plus difficile.
Une fois l’ébauchage effectué, on réalise le dressage, c’est-à-dire le dégagement de la forme générale de la grotte [25]. Ce travail, selon Huntington, est effectué en plusieurs étapes. D’abord, un taillage approximatif qui approche de la surface finale [26]. Ensuite, une taille qui s’arrête à environ quatre ou cinq centimètres de la taille finale [27]. Enfin, une taille finale à environ 2,5 centimètres de la profondeur voulue [28]. Sur cette grotte, les traces et les marques des ciseaux montrent que ce travail est effectué du bas vers le haut. Il existe des petites plaques taillées et rainurées, qui semblent montrer que les ouvriers travaillent dans des directions différentes. Il semble que les ciseaux pour le parement brut sont en fer, très tranchants et d’une taille de 1,3 à 0,7 centimètre, comme le montrent les traces de burin [29].
L’apprêtage commence alors afin d’atteindre la forme finale de la grotte avant le polissage. Dans la grotte de Lomas Rishi, on trouve ces traces sur le sol et sur la paroi extérieure de la hutte [30]. Les ciseaux qui sont employés sont du même modèle que pour la phase précédente, c’est-à-dire des ciseaux de 1,3 à 0,7 centimètre de large ; en revanche, ils sont plus légers [31]. Il est probable que le maillet est en bois, afin de mieux maîtriser la force des coups, mais Gupta n’exclut pas l’emploi également de masses en fer [32]. La méthode employée consiste dans un premier temps à tracer des rainures rectilignes et parallèles, dont on trouve des traces sur le mur [33]. Cela permet de diviser le travail en petites parcelles, afin de faciliter le travail définitif. Cette technique est notamment visible sur un mur et sur le sol de Lomas Rishi. Gupta a ainsi repéré deux protubérances non ciselées sur le mur opposé à la hutte vers la gauche, qui montrent d’une part que les rainures sont présentes au sol comme guide, et que l’apprêtage de la grotte n’est pas terminé [34]. Le chercheur indien a trouvé que cette technique est encore employée par les ouvriers indiens qui travaillent sur les routes.
Une autre technique est également employée : on creuse une rigole d’une longueur de dix à trente centimètres, figurant le sol à atteindre [35]. Avec cette technique, on peut ainsi créer des patrons rectangulaires comme marquage au sol. Une fois les formes réalisées, il reste les arêtes qu’il faut réduire : c’est un travail d’aplanissement qui s’appelle le piquetage [36]. Cela demande des ciseaux à lame courte afin de raboter la paroi [37]. Cette méthode permet ainsi de faire ressortir la voûte et elle est visible sur la salle ronde de Lomas Rishi [38].
La dernière étape est le polissage des surfaces [39]. Pour Gupta, une pierre à poncer fine est suffisante [40]. John Huttington écarte quant à lui l’idée qui a été avancée de l’usage d’agate pour polir les surfaces [41]. On peut également se servir de sable fin et Huttington évoque l’usage de limaille de fer [42]. Le ponçage est long, mais pas très compliqué, car on part d’une surface déjà lisse. Des produits plus anciens et des essais montrent que l’on obtient un poli remarquable sans avoir besoin d’un outil particulièrement sophistiqué [43]. Dans l’exemple des grottes de Barabar, la surface brille ; ce n’est pas lié à la technique de polissage, c’est surtout lié au type de roche, le granite. Ce dernier comprend du quartz, du feldspath et de la hornblende, qui donne ce brillant. La technique du polissage à l’époque maurya est bien connue depuis l’introduction des outils néolithiques polis, c’est-à-dire depuis environ 2500 ans avant notre ère [44]. C’est un processus d’abrasage, de polissage et de lustrage décrit notamment pour les vases en pierre dure [45]. Il n’est pas besoin, selon Gupta, de chercher ces techniques au dehors de l’Inde.
Ainsi, il n’y a pas de problèmes techniques pour creuser ces grottes : l’usage de ciseaux en fer, les techniques de polissage, le temps de construction sont maîtrisés. On a pu également préciser les étapes de ce travail.
Comme l’indique Huntington, le processus de préparation des grottes maurya est différent des grottes de l’Inde occidentale [46]. Le cas de Lomas Rishi montre que l’entrée et l’intérieur de la grotte sont terminés en premier, puis le plafond a ensuite été achevé [47]. Cela se note car les murs et la porte sont polis, alors que le plafond ne l’est pas. En revanche, dans les grottes occidentales, les plafonds sont terminés en premier [48]. Cela implique, à Barabar et Nagarjuni, qu’il faut des échafaudages pour terminer le plafond. Huntington estime qu’il a fallu protéger le sol pendant le ciselage du plafond [49]. Gupta a noté que lors des recherches il restait des décombres, ce qui montre qu’il n’y a pas de protection du sol et que ce dernier est en fait achevé en dernier [50]. Ainsi, on creuse la grotte du sol au plafond, on achève l’entrée, puis, on polit le plafond, avant de terminer le sol. Huttington s’interroge sur la difficulté que les ouvriers ont pu avoir en creusant avec des ciseaux et des marteaux, du fait de l’écho [51]. En revanche, l’éclairage ne pose pas de problème, avec des lampes à huile sans fumée, bien connues à cette époque. Quant à la question posée par BAM sur la poussière, elle semble anachronique, car d’une part la technique des ciseaux – à la différence de l’usage de moyens mécaniques – ne dégage pas une poussière importante, d’autre part, le type de maladie qui pourrait en découler, la silicose, est lente et la durée de vie d’un ouvrier est plus courte - ce qui ne laisse pas le temps à la maladie de se déclarer [52].
Une des questions mises en avant par BAM, c’est l’absence de prototype, comme si ces grottes émergeaient d’un néant historique. Mais, cette proposition ne semble pas fondée.
Les plus anciennes grottes à usage religieux en Inde sont des grottes naturelles. Ainsi, dans la région du Madhya Pradesh, quarante-cinq abris sous-roche ont été découverts près des villages de Bayan et de Pangoraria [53]. Près de ces grottes, on a découvert des stupas, des habitations et des inscriptions de l’époque d’Ashoka [54]. On a également découvert des grottes contenant des symboles religieux, des inscriptions effacées et des bancs de pierre [55]. C’est notamment le cas des grottes et des abris qui se situent près de Pangoraria ; dans ces grottes, on a découvert des symboles assez nombreux comme des swatiska, des triratna - symbole bouddhiste qui représente les trois joyaux du bouddhisme : le Bouddha, le dharma (loi) et le sangha (assemblée) ; ainsi que des kalasa (vase en cuivre) [56].
On trouve également dans les grottes de Ramargh de l’ancienne Zalindari de Lakhanpur, dans l’État de Singuja, à environ 160 kilomètres de la gare de Karshia, sur la ligne ferroviaire qui mène de Calcutta à Nagpur, deux grottes préhistoriques, Sitabenga et Jogimara [57]. Ces deux grottes comprennent des inscriptions en brahmi de la période maurya [58]. Dans la grotte de Sitabenga, il y a un travail de taille de la pierre avec des marches qui permettent l’accès. Cette grotte mesure environ 13,72 mètres de long [59]. Il existe une banquette dans le roc qui mesure un mètre de large et 66 centimètres de haut [60]. Une autre banquette de cinq centimètres plus basse court sur tout le reste de la longueur de la grotte, et sur les côtés [61]. Cette grotte ne porte pas de traces de poli.
Enfin, il y a le groupe des grottes de Son Bandhar, identifiées dès 1812 [62]. Elles sont creusées dans un massif spécifique en schiste argileux, plus difficile à polir de manière régulière [63]. Attribué dans un premier temps aux Jainas, elles sont ensuite considérées par Cunningham comme le lieu du premier concile bouddhiste [64]. À partir des inscriptions en brahmi, ces grottes sont datées en général du IIe au IVe siècle de notre ère. Elles indiquent que ces grottes sont taillées à la demande de Jainamuna Vairadeva, qui y fait placer des représentations Jaina [65].
La plus grande grotte de Son Bandhar est située à l’ouest [66]. Elle comprend une seule salle, de 10,3 mètres sur 5,2 mètres [67]. L’entrée est de forme trapézoïdale, et cet encadrement est le même que celui que l’on retrouve à Barabar. La largeur au sommet est de quinze centimètres de moins que celui de la base [68]. La hauteur est de 1,98 mètre [69]. La salle est voûtée et commence à 1,47 mètre du sol et la hauteur totale de la grotte est de 3,45 mètres [70]. L’ensemble de ces caractéristiques est celui que l’on retrouve dans les grottes de Barabar, qui se trouvent à environ 35 kilomètres [71].
Pour Gupta, cette grotte est une sorte de chaînon entre les grottes naturelles et celle de Barabar. Il estime tout de même que cette comparaison à ses limites [72]. En effet, pour lui, ces encadrements forment l’unité entre Son Bandhar et les grottes de Barabar. Toujours selon Gupta, et malgré les inscriptions du IVe siècle, cette grotte est le prototype des grottes maurya [73]. Il estime que l’inscription en Brahmi utilise un terme qui peut à la fois servir pour tailler et pour sculpter, ce qui signifierait que l’inscription a été sculptée sur une grotte déjà taillée. Cette idée est également soutenue par Saraswati et par Allchin [74]. Néanmoins, le consensus évoque plutôt l’idée que ces grottes datent du IIe/IVe siècle, consensus auquel nous souscrivons.
Inscriptions
Ainsi, la construction des grottes correspond bien à des techniques connues par le monde indien. De plus, ces grottes ne sont pas uniques, et d’autres cavités sont employées durant cette période. Mais, une des questions – légitimes – c’est l’attribution et l’usage de ces grottes aux Indiens. En effet, la connaissance des techniques n’est pas suffisante pour attribuer une structure à un groupe ou à une culture.
L’essentiel de l’attribution de ces grottes repose sur les inscriptions. Ces dernières sont placées à l’entrée des grottes. Elles sont dédicatoires, c’est-à-dire qu’elles consacrent les grottes à une destination spécifique ; les inscriptions dédicatoires sont en général gravées quand le monument est terminé, comme le montrent plusieurs études antiques [75].
Dans le groupe de Barabar, on trouve trois inscriptions de la période maurya.
La première inscription, celle de la grotte de Sudama indique :
De par le roi piyadasi, dans la douzième année après son couronnement, cette grotte des Banyans a été offerte aux Ajivikas [76].
La seconde, celle de la grotte de Visvakarma, indique :
De par le roi piyadasi, dans la douzième année après son couronnement, cette grotte de la montagne Kahalitika a été offerte au Ajivikas [77].
Enfin, la dernière inscription est celle de la grotte de Karna Chopar :
De par le roi piyadasi, dans la dix-neuvième année après son couronnement, a offert cette grotte dans la très agréable montagne de Kalahita pour qu’elle serve d’abri pendant la saison des pluies [78].
L’inscription comprend ensuite les symboles de bons augures, un svatiska et un poignard [79].
Le groupe de Nagarjuni comprend également des inscriptions.
La grotte de Gopika comprend cette inscription :
La grotte de Gopika, une place en terre cuite, qui durera aussi longtemps que la Lune et le Soleil, a été creusée à la demande de Devanampriya Dasartha lors de son accession au trône comme un abri pour les Ajivikas pieux [80].
Cette inscription est répétée dans les deux autres grottes, avec seulement le nom de la grotte qui change [81].
Il existe d’autres inscriptionss plus tardives sur ces grottes qui notent un remploi. Ainsi, sur la grotte de Gopika et celle de Vadathi, une inscription de Anantavarman qui règne au Ve siècle de notre ère, et qui indique qu’une statue hindouiste a été installée dans ces deux grottes [82]. Une inscription équivalente a été découverte à Lomas Rishi, indiquant que le prince Anantavarman a fait installer une statue de Krishna dans cette grotte, indiquant « Le prince Maukhari Anantavarman a installé une statue de Krishna dans cette grotte de Pravaragiri » [83].
On a donc deux périodes pour les inscriptions, qui comprennent trois noms différents. Le premier est celui de piyadasi. Ce terme a été étudié par James Prinsep sur le site bouddhiste de Sanchi avec la mention Devanampiya piyadasi laja hevanm aha. Elle se traduit par « Ainsi parle le roi Piyadasi, aimé des dieux » [84]. Il parvient à identifier Piyadasi, pas seulement un roi à Ceylan, mais le titre donné à Ashoka, roi du Maurya. Cette identification est confirmée par la suite. Le second nom qui apparaît est celui de Devanampriya Desartha. Il a été plus facilement identifié comme Desartha, aimé des dieux, le fils d’Ashoka, connu dans des listes royales. Le troisième nom est celui de Anantavarman, un souverain hindouiste du Ve siècle connu également dans d’autres textes plus tardifs.
Les noms donnent donc un indice de l’époque à laquelle ces textes ont été inscrits. En plus, nous pouvons nous servir de la langue et du script.
La langue employée est le Pakrit et l’écriture le Brahmi [85]. Le pakrit, c’est la langue commune dans le monde maurya, vernaculaire dans le nord de l’Inde. Elle est devenue la langue classique du bouddhisme [86]. Le Brahmi devient le script le plus commun au IIIe siècle [87]. Cette langue et ce script ont été traduits en 1837 par James Prinsep [88]. Les premières traces de cette écriture remontent à environ 800 avant notre ère [89]. C’est la même langue et le même script que l’on trouve dans de très nombreux textes gravés par Ashoka, tels les quatorze édits majeurs, huit édits mineurs également sur des rochers, dont trois édits mineurs sur vingt endroits différents, et sept édits qui sont gravés sur des colonnes [90]. Les piliers sont encore visibles, notamment à Dehli, Allahabad, Buner au Pakistan, Amaravati sur la côte est, ou sur trois sites du Bihar, Lauriya-Araraj, Lauriya-Nandangardh et Rampurva [91].
Il existe encore deux petits piliers avec des édits, un à Lumbini au Népal, appelé le pilier Rummindei et l’autre à Kausambi, appelé le pilier du schisme [92]. Ce sont des éléments de propagande politique à la manière de Darius Ier, roi des rois achéménide (521-486) [93]. À l’exception de ces derniers textes, l’ensemble des textes existant aussi bien à Barabar et Nagarjuni que sur les piliers et les édits sont de la même époque, ce qui montre que les inscriptions des grottes sont bien liées aux Maurya. De plus, les piliers sont surmontés d’une pièce en ronde-bosse en général en grès de Chunar, dont le poli est de la même qualité que les grottes de Barabar. On parle d’ailleurs de poli maurya.
Les inscriptions de l’époque maurya sont toutes gravées à l’entrée des grottes. Elles paraissent moins bien finies que certaines zones polies des grottes. Mais, il convient de rappeler deux choses : d’une part, ce sont des inscriptions dédicatoires, d’autre part, leur fini reste proche de celui d’autres monuments maurya. De plus, A.L. Basham suggère que ces inscriptions ont été volontairement endommagées avant le Ve siècle, à une période où les Ajivikas sont pourchassés [94].
Reste la question du porche de Lomas Rishi. C’est la seule grotte qui en comprend un. L’hypothèse la plus communément admise est que ce porche a été ajouté à la période Gupta, hypothèse énoncée par Cunningham et Fleet [95]. Mais Huttington, de son côté, estime que la façade et la grotte ont été terminées en même temps [96]. Il montre ainsi en comparant avec la grotte de Sudama que la porte et la grotte sont terminées en même temps [97]. Il existe des exemples, notamment dans des grottes occidentales, de grottes dont la façade est achevée et dont l’intérieur est inachevé [98]. C’est le cas notamment de la grotte n°24 d’Ajanta. En revanche, il est logique de ne pas trouver d’inscription, car les inscriptions ne sont gravées que lorsque la grotte est terminée, de manière dédicatoire [99]. Mais il y a le cas de la grotte de Visvakarma, qui est inachevée, mais comprend une dédicace [100]. Ainsi, il est difficile de trancher sur l’attribution du porche, mais nous pensons au vu notamment des stupas, qu’il a été ajouté plus tardivement [101].
On voit donc bien que ces grottes ont été construites avec des techniques connues par les Maurya, que les inscriptions correspondent à cette période et que le poli est une technique propre aux Maurya. Il faut également voir si la fonction correspond à cette période.
Les inscriptions nous apprennent cette fonction. Ces dernières indiquent ainsi que pour la plupart des grottes, elles sont données aux Ajivikas. Une seule inscription ne mentionne pas explicitement ces derniers. Enfin, comme il est indiqué, une des grottes, Lomas Rishi, n’a pas d’inscription.
Fonction
Il semble que l’usage de ces grottes soit fortement lié aux activités de la secte des Ajivikas, aux pratiques ascétiques [102].
Il est donc nécessaire d’essayer de comprendre ce qu’est ce groupe religieux pour lequel les grottes ont été creusées. Il semble que la secte des Ajivikas a été fondée par Makkali Gosala [103]. Les traditions jaïnistes et bouddhistes évoquent son extraction d’une classe sociale basse. Ces textes insistent également sur le fait que Makkhali est un homme pauvre, toujours inférieur à Mahivira, un sage jaïniste, en termes de connaissance.
Une des idées centrales dans la secte des Ajivikas, est le destin (niyati) qui conduit ou dirige tout dans le monde. Les efforts des hommes sont sans effet face au destin. C’est donc une doctrine déterministe, le destin des âmes est prévu pour les millénaires à venir. Pour eux, les efforts humains ne jouent aucun rôle dans la modification du karma [104]. Les membres de ce groupe religieux croient au karma, que l’on peut définir comme le destin d’un individu formé par ses actes conscients, et à la métempsychose. Les membres de cette secte se rassemblent dans des lieux spécifiques pour des cérémonies, connus sous le nom de sabhas [105]. Les Ajivikas ont des textes canoniques [106]. Leurs pratiques ascétiques les conduisent à manger très peu, même si les bouddhistes tendent à les accuser de manger en cachette [107]. Il semble également que les Ajivikas pratiquent une forme de non-violence, l’ahimsa, mais sans doute de manière moins stricte que les Jaïnistes [108]. En revanche, ils sont critiqués par les jaïnistes, car ils ne pratiquent pas le célibat [109]. Il semble également que les Ajivikas dansent et chantent de manière extatique, même si cette information est issue d’un passage difficile à comprendre du Bagghavi Sutra [110].
Les Ajivikas vivent nus ; ils ont donc besoin d’un abri pour la saison des pluies [111]. C’est sans doute pour cela que ces grottes leur ont été données. Cela semble également expliquer la présence de portes étroites, afin qu’ils soient protégés du froid.
Selon Gupta, ces trois grottes ont une fonction différente : la première, celle de Visvakarma, serait une salle d’audience, la seconde, celle de Sudama, servirait de manière privée ; et celle de Karna Chaupar peut être une chapelle pour l’usage des moines [112]. En plus de ces fonctions, chacune de ces grottes a pu servir d’abri. Il est possible que la grotte de Lomas Rishis ait la même fonction que celle de Sudama : une hutte pour le chef et une grande pièce pour les Ajivikas [113]. Ces grottes sont donc au départ des vihara, c’est-à-dire des monastères pour les moines ajivikas. En revanche, il n’y a pas de culte dans ces grottes. Cela explique que dans ces grottes on ne trouve pas de stupas, ni d’images [114]. Un stupa est une structure qui contient une relique.
Le second groupe de grottes, qui date du roi Desartha est selon Gupta destiné aux moines ordinaires [115]. Aucune de ces grottes ne présente une spécificité particulière. Pour Gupta, quand le deuxième groupe de grottes est construit, celles de Barabar sont employées par le maitre des Ajivikas. Il est donc possible que les trois grottes supplémentaires aient été construites pour les autres ascètes.
Mais pourquoi Ashoka et son fils auraient-ils donné ces grottes aux Ajivikas ? Il semble que deux éléments répondent à cette interrogation. Mais, pour cela, il faut se plonger dans le contexte, car les grottes ne sont pas des structures isolées, elles appartiennent à une époque et à un système religieux. Le premier est le soutien aux communautés religieuses, et le second est le dhamma, la morale religieuse.
On pense que Bindusara a soutenu la secte des Ajivikas [116]. Il semble que son soutien soit le même que celui de son père au Jaïnisme. Il est possible que ce soutien de la secte des Ajivikas soit lié aux transformations sociales dans le pays. En effet, ces sectes, et notamment celle des Ajivikas, sont soutenues par la classe des marchands, qui se développe au sein de l’empire maurya [117].
Deux textes, le Divyavadana (un recueil de poèmes bouddhiques évoquant le dharma) et le commentaire du Mahavamsa (recueil de l’histoire des rois du Sri Lanka entre 543 BC et 304 de notre ère), indiquent ainsi que les Ajivikas sont importants durant cette période [118]. Selon ces textes, un mendiant Ajivika appelé Janasana, attaché à la cour de Bindusara, aurait prédit à la mère d’Ashoka, Subhadrangi, que son fils régnerait [119]. Et c’est en effet Ashoka qui est choisi pour prendre la succession de Bindusara après quatre ans d’interrègne. Lorsqu’Ashoka prend le pouvoir, il semble qu’il fasse chercher Janasana, désormais retiré dans sa demeure à une centaine de yojana (une mesure indienne ancienne, dont on ne connaît pas la taille exacte, mais qui est estimée de quatre à dix kilomètres) de Pataliputra [120]. Il est donc possible que les grottes de Barabar soient réalisées à la demande de la reine mère au profit des Ajivikas pour les remercier de cette prédiction [121]. Pour sa part, Ashoka est bouddhiste ; aussi, il est probable que le soutien aux Ajivikas reste limité. Il n’y a d’ailleurs pas de constructions au profit des Ajivikas au-delà de la dix-neuvième année du règne d’Ashoka [122].
En revanche, le roi Ashoka est connu pour ses dons aux institutions religieuses [123]. Dans le douzième édit, l’empereur Ashoka indique ainsi son soutien aux religieux : « honneurs aux sectes, et aux religieux et aux laïcs avec des cadeaux et d’autres formes de reconnaissance » [124]. Pour Ashoka, il faut soutenir « l’avancement de l’essentiel des doctrines des sectes » [125].
Le soutien aux sectes et aux autres religions semble montrer qu’Ashoka ne cherche pas à imposer une orthodoxie religieuse spécifique, mais plutôt une sorte de morale commune [126]. Ainsi, le soutien d’Ashoka aux Ajivikas s’explique par le fait que cette secte suit également le dhamma, c’est-à-dire la règle ou la loi, notamment le fait que cette secte met en avant l’entraide et les bonnes conduites envers la famille et les proches [127].
Ainsi, la construction des grottes artificielles de Barabar correspond aussi à la politique religieuse active des souverains Maurya, notamment Ashoka et Desartha. Ashoka semble soutenir les Ajivikas pour des raisons personnelles et politiques ; son fils continue sa politique. Il semble donc logique que ces grottes, par leur destination et les actions des souverains, correspondent bien à l’usage et à l’époque des Maurya.
Conclusion
Ainsi, comme on le voit, ces sept grottes n’ont rien d’étonnant dans l’histoire et dans leur attribution aux Maurya du IIIe siècle avant notre ère. Contrairement à ce qui est dit dans BAM, les grottes s’appuient sur des modèles existants, les chaityas et les huttes, et il existe d’autres grottes artificielles à fonction religieuse. Le creusement des grottes correspond à des techniques que les Maurya maîtrisent, avec des outils qu’ils possèdent.
De même, les inscriptions correspondent à la langue et aux écritures maurya et aucune inscription antérieure à ces dernières n’a été découverte sur place, ce qui tend à confirmer que les Maurya ont bien commandé ces grottes et les ont fait tailler. La différence de la finition peut s’expliquer par le fait qu’elles ont été gravées à la fin ou qu’elles ont été volontairement abimées.
Enfin, l’usage, c’est-à-dire à la fois parce que cela correspond à la politique religieuse d’Ashoka et de son fils, et à la fois car cela correspond à un soutien aux sectes comme les Ajivikas, correspond à ce que nous connaissons des Maurya.
Ainsi, la maîtrise de la technique, l’usage de la langue et la dédicace aux Ajivikas concourent tous les trois à dater ces grottes de la période maurya.
Donc, à l’inverse de ce que le documentaire BAM prétend, il n’est pas nécessaire de considérer que des moyens technologiques supérieurs soient indispensables, ou qu’une civilisation plus avancée doive être présente pour tailler ces grottes. Par ailleurs, BAM part d’une vision uniquement technique, négligeant totalement les aspects humains. Dans BAM, on ne cherche de réponse que sur un emploi lié à une technologie, en l’occurrence le son. Mais jamais les auteurs ne se posent la question de la société indienne de cette époque, qu’ils semblent considérer comme inférieure à celle de la Perse ou de la Grèce hellénistique ; jamais, non plus, les auteurs ne vont chercher des sources et des études autour de ces grottes. Le danger, c’est d’avoir une vision purement techniciste et « occidentale » et d’enlever aux Maurya des capacités car ils ne seraient pas avancés techniquement.
Ces grottes sont bien des réalisations maurya. Rien n’indique que des techniques plus avancées ont été employées. En niant l’usage par les Maurya de ces grottes, le documentaire ouvre ou plutôt réouvre une vision dangereuse, celle de la supériorité de certains groupes humains sur d’autres, niant aux civilisations en place leur génie et leur performance.