J’ai déjà évoqué (voir ici et là) le fait que les fameuses "boules de pierre" (kamene kugle) qui, d’après M. Osmanagic, n’existeraient qu’en Bosnie, au Mexique et au Costa Rica, sont un phénomène bien plus courant qu’on ne l’imagine généralement, puisqu’on en trouve sur tous les continents, y compris en Europe. J’ai découvert récemment [1] qu’il en existe aussi en France, à Saint-André de Rosans dans les Hautes-Alpes.
Le visiteur qui arrive à Saint-André de Rosans ne peut manquer de remarquer, sur la place du village qui abrite la Mairie, le monument aux morts et la petite auberge (où Monique (fr), s’il prend la peine de la prévenir la veille, lui préparera un délicieux repas...), cet étrange objet :
Une petite promenade aux alentours du village lui en montrera quelques autres, disséminés dans les jardins, et s’il pousse à quelques centaines de mètres sur la départementale 425 en direction du col de Palluel, ce sont des dizaines de boules qu’il pourra voir affleurer sur le bord de la route :
Un peu plus haut encore, il arrivera à proximité du Serre d’Autruy :
Là, un sentier quittant la route sur la droite l’amènera sur un plateau gréseux où il pourra admirer au bas mot des centaines de boules, tant affleurant sur le plateau lui-même :
que se détachant de la paroi de l’escarpement :
Quelle est l’origine de ces boules, que les habitants de la région appellent parfois, bien improprement, "oeufs de dinosaures" ?
Avant d’en venir à l’explication des géologues, commençons par quelques observations de terrain. Le diamètre des boules est toujours assez important, au minimum quelques dizaines de centimètres, et peut aller, pour celles que j’ai pu observer, jusqu’à près de deux mètres. Leur forme, toujours arrondie, peut aller de l’ovale allongé à la sphère parfaite. Ces boules sont clairement intégrée à un banc de grès, ce qui exclut toute origine humaine ; on peut voir ci-dessous le contact entre une boule et la roche encaissante :
et quelques exemples de boules solidement enchâssées dans le banc de grès massif :
Ces boules, bien qu’assez sensibles au gel, sont clairement plus résistantes que la roche encaissante, ce qui explique qu’elles se retrouvent peu à peu "déchaussées" par l’érosion, laissant derrière elles une magnifique empreinte :
et il arrive parfois qu’elles dévalent assez loin dans le ravin marneux surplombé par l’escarpement de grès :
Tant que les boules sont à peu près protégées des intempéries dans leur matrice gréseuse, leur surface est assez lisse :
Par contre, dès qu’elles sont exposées au climat assez agressif de la région (les températures sont très souvent fortement négatives en hiver à 800 mètres d’altitude dans cette région des Hautes Alpes), et en l’absence quasi-totale de sol et végétation, leur surface est très vite dégradée, et la boule tout entière éclate peu à peu sous l’effet du gel :
Observer par exemple ici le contraste entre la partie inférieure de la boule, qui n’a été dégagée que récemment, et la partie supérieure exposée depuis longtemps :
Pour finir, notons qu’elles offrent très fréquemment une structure en couches plus ou moins concentriques :
et que leur composition semble très proche de celle du grès encaissant, dont elles ne diffèrent que par la couleur souvent plus soutenue et par la dureté.
Le banc de grès qui contient ces boules de Saint-André de Rosans s’est formé il y a un peu plus de 110 millions d’années, durant l’ère Secondaire, plus précisément durant le Crétacé inférieur, et plus précisément encore à l’Aptien supérieur. A cette époque, donc bien avant la surrection des Alpes, toute la région de Saint-André (les Baronnies) se trouvait sur les pentes d’une fosse sous-marine, appelée "fosse vocontienne" par les géologues : voir en particulier l’excellente synthèse en anglais, sur le fonctionnement de cette fosse vocontienne durant l’Aptien publiée en 2003 par Gérard Friès et Olivier Parize, "Anatomy of ancient passive margin slope systems : Aptian gravity-driven deposition on the Vocontian palaeomargin, western Alps, south-east France" [2], synthèse dont sont tirées l’essentiel des informations de cet article sur les grès de Rosans. Cette pente sous-marine, séparant les mers peu profondes des plate-formes continentales de l’époque (actuels Vercors et Vivarais) des bassins océaniques profonds de l’ancienne Téthys, recevait une sédimentation intense essentiellement sous forme de marnes (Marnes Bleues de l’Aptien et de l’Albien, correspondant à des dépôts de vases et boues fines) dont on voit ici un bel exemple :
Mais il s’y produisait aussi régulièrement des épisodes plus turbulents, sous forme d’avalanches et de glissements de terrain sous-marins, parfois sur plusieurs dizaines de kilomètres, amenant localement, en particulier dans les vallées et canyons qui découpaient la pente, des dépôts massifs de sédiments plus grossiers. C’est un de ces épisodes, une avalanche sableuse ayant rempli les chenaux creusés dans les marnes sous-jacentes sur près de 50 kilomètres de long, qui est à l’origine des grès de Saint-André de Rosans selon G. Friès et O. Parize.
Toujours selon ces auteurs, les grès résultant de la lithification de cette avalanche sableuse sont constitués pour l’essentiel de grains de quartz, avec une part non négligeable de glauconie (qui explique la couleur souvent verdâtre des grès) et des débris siliceux et carbonatés (coquilles). Ils se caractérisent par leur massivité, et leur absence de structures sédimentaires internes [3].
Les boules de grès sont mentionnées dans la synthèse de MM. Friès et Parize comme "diagenetic doggers", c’est-à-dire des concrétions diagénétiques : on entend par là que leur formation s’est faite après le dépôt des sables, mais avant lithification complète, c’est-à-dire durant la longue période où, sous l’effet de la pression et de la chaleur croissantes dues à leur enfouissement, les sables ont subi compaction et cimentation qui les transforment en grès. Il y a durant cette période de nombreux phénomènes de transfert de matières et de cristallisation à l’intérieur du sédiment en voie de lithification, et la cristallisation est favorisée par l’existence préalable d’un "germe", débris de calcaire ou coquille par exemple qui va "attirer" la cristallisation des carbonates. A partir de ce "germe", la croissance de la boule par cristallisations sucessives va se faire de manière égale dans toutes les directions puisque (voir plus haut sur l’absence de structures sédimentaires) le sédiment est relativement homogène, sans ruptures importantes ou hétérogénéités qui pourraient gêner la croissance régulière. Ce mode de croissance explique la structure en couches concentriques des boules.
Ce même banc de grès massif de l’Aptien supérieur, bien que démantelé par l’érosion depuis la surrection de la région, se retrouve dans diverses zones des Baronnies, où des boules de grès identiques à celles de Saint-André de Rosans ont été signalées. Leur existence est mentionnée à Bourdeaux, Arnayon, La Charce, Bevons, Châteauneuf-de-Bordette, Condorcet... J’en ai moi-même observé à Saint-Ferréol-Trente-Pas, où le banc affleure au-dessus du hameau du Monestier, et "libère" régulièrement des boules de diverses tailles que les habitants du hameau utilisent comme décoration :
Mais nulle part elles ne sont aussi belles ni aussi nombreuses qu’à Saint-André de Rosans. Si vous avez envie d’un petit voyage de 110 millions d’années dans le temps, et la capacité à vous émerveiller d’une avalanche sableuse fossile et d’un paysage surréaliste, allez faire un petit tour sur le Serre d’Autruy !