Au mois de mai, le soleil est étouffant sur la ville de Mérida, au nord de la péninsule du Yucatán, et il faut du courage pour déambuler dans cette ville basse aux axes rectilignes et pavés. La chaleur force continuellement à se désaltérer, à trouver un intérieur muni d’un ventilateur ou d’un climatiseur. Pour se remplir, les rues attendent que l’après-midi soit avancé, et la nuit n’a pas de mal à s’éterniser. Régulièrement, les activités convergent autour du zocalo, la Plaza Grande au centre de la ville, avec dans sa proximité immédiate la mairie, le centre culturel, le musée d’arts, l’opéra-théâtre, ou encore la cathédrale.
C’est sur la façade de cette dernière qu’était projeté un son et lumière à l’occasion de la Noche Blanca (2019 pour le coup). Noche Blanca, « nuit blanche », une soirée sur le modèle parisien, modèle repris à Mexico sous forme de « nuit des musées », et à Mérida où se mêlent l’accès gratuit aux principaux musées jusqu’à une heure avancée et une succession de concerts à travers la ville. On y rencontre tour à tour une pianiste japonaise, le club d’astronomie local, un duo comique musical espagnol, ou l’orchestre de mariachis du coin qui entraîne la population insomniaque dans des embardées dansantes.
Et donc cette projection la veille en début de soirée, qui raconte sous un angle culturel et religieux la construction d’une identité mexicaine. Loin d’un éloge chrétien, écueil que l’on ressentait devant le même type de son et lumière sur une autre cathédrale cette fois, à Notre-Dame de Paris, ici le récit mexicain sonne de façon plus complexe.
Un entrelac comme le pays sait en faire, traversant l’Atlantique au passage : un glyphe maya croise une caravelle espagnole. Et l’évocation des racines du pays, notamment à travers ces hommes venus d’Europe avec leur passé wisigoth. « Wisigoth », entendre ce terme utilisé de ce côté du monde est étonnant. Wisigoths, avant d’être Espagnols, ou même chrétiens, malgré la projection d’une croix également sur le frontispice de la cathédrale San Ildefonso. Et puis il y a le final du son et lumière, avec ces pièces qui s’assemblent comme un puzzle, bâtissent une pyramide sur la façade du monument chrétien, et enfin une flamme qui grimpe les marches et s’élève au-delà de l’édifice précolombien.
L’image est forte : elle fait penser à une cérémonie du Feu nouveau inversée. Le Feu nouveau, ce n’est pas une cérémonie maya, mais du Mexique central, cependant elle compte parmi les symboles de la culture préhispanique. C’est la fin du cycle calendaire, quand toutes les lumières de la ville étaient éteintes et que le feu était rallumé depuis un temple pour se répandre ensuite, reprendre son cours et relancer avec lui le temps. Ici donc, l’apothéose sur cette cathédrale propose un feu sacré païen à rebours, il s’élève et se fait symbole d’Esprit saint.
Le Mexicain, croyant, réunissant ses passés ; l’Église d’aujourd’hui unifiant sur sa façade le rite précolombien et la symbolique chrétienne classique. En d’autres termes, il est impossible de penser le Mexicain sans faire appel au métissage, au païen, à l’Indien.
La critique a régulièrement été répétée lorsqu’il est question des alternatifs : quand ils parlent d’un pays, d’un site, d’un monument, ils ne prennent jamais le temps de le contextualiser. Au détour d’un documentaire mensonger ou lors d’un séjour ésotérique sur place, la pseudo-archéologie ignore les travaux scientifiques, mais elle dépouille également les lieux de ses habitants.
L’Indien, quand il existe dans la narration alternative – souvent très brièvement –, répond à quelques vagues traits, mélange d’images romantiques et détenteur d’un savoir ancien, ou moqué dans son image telle qu’elle est soi-disant présentée par le consensus scientifique par exemple.
Indien, Amérindien, Indigène, quelle que soit la dénomination, c’est dans tous les cas une construction. Plus ou moins fantasmée, plus ou moins complexe. Comme avec cette projection sur la façade de la cathédrale de Mérida, la représentation, l’utilisation, le patrimoine que l’on associe à ce que c’est que l’indianité, tout cela est une construction, une interprétation qui a d’ailleurs pu évoluer selon les époques, avec les arts, avec les méthodes scientifiques, avec les enjeux politiques. L’Indien du récit alternatif, bien sûr, mais même celui de l’historien.
Il n’est pas question d’espérer répondre ici à la question, de définir qu’est-ce qu’être indien. Ce serait bien fastidieux et surtout trop ambitieux. Simplement ouvrir quelques pistes, principalement depuis le Mexique, tourner quelques pages, parcourir quelques images pour voir la diversité de l’Indien dans ses représentations, et en particulier dans l’imaginaire.
Parce que si certains sont attirés à l’idée de se balader en Amérique latine en compagnie d’alternatifs comme Deïmian ou Planète RAW, ou restent crédules devant Bâtisseurs de l’Ancien Monde ou K2019 lorsque sont très rapidement évoqués les Olmèques ou le calendrier maya, c’est que cela répond aussi à l’image que nous nous faisons de ces populations. Un Indien idéal en somme, construit depuis Christophe Colomb, parfois uniquement par la voix des étrangers, conquistadors ou touristes, mais plus souvent encore dans un métissage constant entre Ancien et Nouveau Monde.
Parce que cette question de l’identité, elle ne se pose pas seulement pour nous depuis l’extérieur, simplement avec cette curiosité pour l’exotisme, mais comme l’écrit Octavio Paz, « L’histoire du Mexique est celle de l’homme qui cherche sa filiation, son origine. Successivement francisé, hispanisé ou indigénisé, pocho [immigré aux Etats-Unis], il traverse l’histoire comme une comète de jade qui lance parfois des éclairs. »
L’Indien : une erreur de casting
Lorsque Christophe Colomb embarque en 1492, le monde se divise toujours en trois parties : l’Europe, l’Afrique et l’Asie. L’idée d’un voyage à l’ouest, comme on le sait, a pour but premier de permettre un trajet plus court vers les Indes, vers l’Asie donc, en évitant les routes commerciales pratiquées jusque-là à travers les terres ou contournant l’Afrique au sud par voie maritime. C’est également une conséquence de la fin de l’Empire romain d’Orient, avec la chute de Constantinople quelques décennies plus tôt, en 1453, qui constituait une sorte de colonne vertébrale à cette route commerciale. Au-delà des aspects politique et économique de l’expédition, celle-ci est également portée par les récits écrits deux siècles plus tôt par Marco Polo dans Le devisement du monde. L’expédition pour l’Amérique est pensée avec un imaginaire asiatique. Ainsi, au mois d’octobre 1492, en touchant la terre ferme, Colomb croit être dans l’archipel nippon, il se fait nommer vice-roi et gouverneur général des lieux dont il prend possession au nom de la couronne d’Espagne. La population autochtone, les Taïnos, sont pour Colomb et ses équipiers, des « Indiens ».
Le symptôme est assez récurrent d’une partie du vocabulaire relatif à l’Amérique, la dénomination commence avec une erreur. Si les populations d’Amérique sont appelées « Indiens », c’est d’abord parce que l’Amérique n’aurait pas dû se trouver là. Colomb se croit en Extrême-Orient, il envoie même des hommes à la recherche du grand Khan. Le monde vient en fait de s’agrandir d’une quatrième partie, et celle-ci trouvera son nom quelques années plus tard en 1507, au congrès géographique de Saint-Dié, baptisée « Amérique », d’après Amerigo Vespucci. Stefan Zweig résume ainsi les choses : « Si le mérite de l’exploit revient à Colomb, c’est à Vespucci que revient, à travers ses quelques phrases, celui, historique, de son interprétation ». Et plus loin, il note avec ironie : « Jamais un homme qui écrit n’est devenu aussi célèbre en laissant derrière lui une œuvre aussi mince ». Fantasmes d’Asie, découverte au nom de l’Espagne, dénomination italienne, avant même de considérer les populations indiennes, leur terre est déjà métisse.
Dès son second voyage, Colomb embarque avec lui du bétail, des chevaux, et part rejoindre la trentaine d’hommes laissées derrière lui à Hispaniola (actuels Haïti et Saint-Domingue). L’objectif est désormais de fonder une colonie. L’Indien, à ce moment-là, se contente d’être une sorte de bon sauvage, « doux, pacifique et très simple » tel que le décrit Colomb. Et ce dernier est cependant prêt à faire d’eux des esclaves, mais la monarchie espagnole s’y oppose de façon catégorique. Dès les premiers temps, les Indiens sont envisagés comme des sujets de la couronne.
Déjà en 1494 sous l’égide du Pape Alexandre VI, le traité de Tordesillas partage les terres du Nouveau Monde alors même que son étendue n’est pas encore déterminée. Le partage se fait entre Isabelle Ie de Castille, Ferdinand II d’Aragon et Jean II de Portugal. En moins d’une décennie, en plus de l’Espagne, le royaume de Portugal s’implante au Brésil et le royaume d’Angleterre s’établit dans la zone arctique et la mer des Caraïbes.
Les îles et leur colonisation sont des prémices de cette rencontre entre l’Ancien et le Nouveau monde, le Mexique en sera une sorte de point névralgique. Et déjà un problème essentiel se fait jour : pour évoquer les Amérindiens, il faut passer par les textes – et donc le regard – des Européens. Dans La colonisation de l’imaginaire, Serge Gruzinski note : « Prétendre passer au travers du miroir, saisir les Indiens hors de l’Occident est un exercice périlleux, souvent impraticable et illusoire. A moins de s’enfoncer dans un lacis d’hypothèses dont il faut admettre qu’elles doivent sans cesse être remises en question. »
Conquérir : l’Indien comme ennemi, comme allié
En 1519, lorsqu’Hernán Cortés se lance à la conquête du Mexique, il ne se dirige pas vers des côtes inexplorées. Au cours de son quatrième voyage (1502-1504), Colomb a déjà frôlé les côtes de l’actuel Honduras, à quelques 300 kilomètres au sud des plages où débarquera dans un premier temps Cortés. Cuba, 200 kilomètres à l’est, est colonisée en 1511. Surtout, depuis l’île, deux expéditions sur les côtes mexicaines l’ont déjà précédé, en 1517 et 1518. La première est un désastre pour les Espagnols qui comptent 70 morts et le chef de l’expédition lui-même, Francisco Hernández de Córdoba, décède de ses blessures peu après son retour sur l’île. La seconde est l’occasion d’entendre pour la première fois mentionné le nom de « Mexico ». En 1519, une partie du monde maya (là où débarque d’abord Cortés), et du monde aztèque (dont le cœur est Mexico-Tenochtitlan et la Triple Alliance formée avec Texcoco et Tlacopan) sont donc au fait d’une présence étrangère voisine.
L’expédition de Cortés, la troisième donc, est un fabuleux imbroglio politique, une querelle d’egos, un jeu de pouvoir, un monstrueux pari. Elle est souhaitée par le gouverneur de Cuba, Diego Velázquez. Lui-même a accompagné Colomb en 1493, il a participé à la conquête de Cuba en 1511 avec Cortés. Peu après celle-ci, Cortés est d’ailleurs accusé d’avoir conspiré contre Velázquez et passe quelques temps en prison. Mais, marié à la belle-sœur du gouverneur, les relations semblent s’être améliorées. Du moins jusqu’à la mise en place de l’expédition, et au départ précipité de Cortés qui a des ambitions de conquête là où Velázquez se contentait d’explorations. Cortés outrepasse l’autorité du gouverneur, et il lui faut donc en appeler directement à la couronne d’Espagne pour justifier sa décision. Dès ses premiers instants, la conquête du Mexique flirte avec la rébellion, désobéissant à la hiérarchie directe, Cortés et ses troupes sont dans l’obligation d’avancer pour ensuite espérer légitimer leur manœuvre auprès de Charles Quint, sans passer par Velázquez – comme un élan castriste avant l’heure : Conquista o muerte.
Dans l’imaginaire populaire d’aujourd’hui, Cortés fait figure de l’antagoniste parfait de l’Indien. Des Indiens pourtant sont déjà présents à ses côtés, parmi les troupes : on compte quelques 200 auxiliaires de troupes, composés d’esclaves noirs, et d’Indiens – des Indiens des îles caribéennes. Très vite, tandis que Mexico-Tenochtitlan devient un objectif à atteindre, Cortés va réaliser que l’autorité aztèque est critiquée, contestée même. Parmi les Totonaques d’abord, soumis au lourd tribut de l’empire aztèque, avec les Tlaxcaltèques ensuite, dont la province résiste à la domination de Mexico-Tenochtitlan. La première confrontation entre les troupes espagnoles et les Tlaxcaltèques est violente, mais une alliance voit le jour après les affrontements. Fin stratège, Cortés n’a de cesse de se positionner comme un conciliateur, de proposer des accords aux différents partis, de jouer sur plusieurs tableaux. Alors que les Tlaxcaltèques et les Aztèques s’opposaient, il parvient ainsi à entrer finalement dans Mexico-Tenochtitlan avec des milliers d’Indiens tlaxcaltèques à ses côtés.
Quels sont alors les projets de Cortés ? La tension est palpable d’avoir ainsi des Tlaxcaltèques au cœur de l’empire aztèque, les Espagnols jouent de leur posture inédite face à un monde indien ritualisé à l’extrême et notamment dans la guerre, l’empereur aztèque Moctezuma II est pris en otage par les Espagnols et surtout, Cortés est rattrapé par ses déboires cubains. Sur les côtes mexicaines, une nouvelle expédition lancée par le gouverneur Velázquez accoste, avec le capitaine Pánfilo de Narváez à sa tête. Cortés doit quitter Mexico-Tenochtitlan en y laissant des troupes sous la direction de Pedro de Alvarado, et prend la décision de conduire une attaque contre Narváez. Une dizaine d’hommes y meurent, Narváez y perd un œil, et est immédiatement emprisonné. Cortés garde la main, ses troupes se voient renforcées par les hommes de l’expédition de Narváez, mais pendant son absence de la capitale, Mexico-Tenochtitlan a vacillé.
Les évènements qui suivent ont été l’objet de récits contradictoires selon qu’ils ont été rapportés par des Indiens ou des Espagnols, ils ont varié selon qu’ils soient décrits par des Aztèques ou des Tlaxcaltèques, et parmi les textes espagnols même, principalement parce que ceux qui en ont parlé n’étaient alors pas présents dans la ville. Cortés bien sûr s’occupait du cas Narváez, et Bernal Díaz del Castillo, l’auteur de l’incontournable Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne (titre original de l’œuvre), est à ses côtés.
Que s’est-il passé à Mexico-Tenochtitlan ? Cortés reçoit la nouvelle d’un soulèvement. Bernal Díaz del Castillo raconte : « Pedro de Alvarado était assiégé dans son quartier, auquel on s’efforçait de mettre le feu de tous les côtés ; on lui avait tué sept soldats et blessé plusieurs autres ; il demandait du secours avec instance et sans retard. Ce furent les Tlaxcaltèques qui apportèrent la nouvelle, sans aucune lettre ; mais bientôt après en vinrent d’autres avec des dépêches de Pedro de Alvarado qui disaient la même chose. Dieu sait quelle peine nous éprouvâmes en recevant ce message ! Nous nous mîmes immédiatement en route, à marches forcées, sur Mexico. »
Mais il rapporte aussi la version qu’en donnent les Aztèques : « Au moment même où nous allions partir, se présentèrent deux personnages envoyés par Moctezuma à Cortés pour se plaindre de Pedro de Alvarado. Ils dirent en pleurant amèrement que ce capitaine était sorti inopinément de son quartier avec tous les soldats que Cortés lui avait laissés, et que, sans aucun motif, il était tombé sur une réunion de dignitaires et caciques, au moment où ils dansaient dans une fête en l’honneur de [Huitzilopochtli] et de [Tezcatlipoca – des divinités aztèques] avec l’autorisation de Pedro de Alvarado lui-même ; celui-ci en avait tué plusieurs, tandis que de leur côté les Mexicains [les Aztèques], obligés de se défendre, avaient causé la mort de six soldats. Ils ajoutaient beaucoup de griefs contre Pedro de Alvarado. Cortés répondit aux messagers d’un ton sec qu’il irait à Mexico et qu’il porterait remède à toutes choses. Ils retournèrent auprès de Moctezuma avec cette réponse, qui lui parut mauvaise et lui causa beaucoup de peine. Cortés envoya en même temps une lettre à Pedro de Alvarado, lui recommandant de bien prendre garde que Moctezuma ne s’échappât et disant que nous allions à lui à marches forcées ; il lui annonçait en même temps la victoire remportée sur Narváez, et que Moctezuma connaissait déjà. »
Tentative de soulèvement réprimée par Pedro de Alvarado ? Initiative malheureuse pour assurer l’emprise espagnole ? Attaque meurtrière de sa part ? Incompréhension face à des festivités où auraient eu lieu des sacrifices ? Implication potentielle de manigances tlaxcaltèques ? Les options sont nombreuses, les enjeux multiples.
La Conquête est définitivement entérinée ce jour-là, l’histoire du Mexique a basculé. Au retour de Cortés dans Mexico-Tenochtitlan, la situation est instable, la ville en état de siège. Cortés espère une médiation de Moctezuma, mais l’empereur est défaitiste (selon les mots que lui prête Bernal Díaz del Castillo), « Je suis convaincu que je n’obtiendrai nullement qu’ils cessent la guerre (…). Je crois donc que vous allez tous mourir dans cette capitale. » Moctezuma s’adresse au peuple et reçoit en réponse des pierres et des flèches, il en meurt peu après – l’évènement, là encore, est sujet à débats : victime de son propre peuple, lutte intestine du pouvoir aztèque, participation tlaxcaltèque, réécriture limitant les Espagnols à un rôle passif, etc. ?
Les Espagnols fuient la ville, le soir du 30 juin 1520, au cours d’un évènement nommé a posteriori la Noche Triste, Nuit Triste, et se replient sur Tlaxcala où ils reconstituent leurs forces avec l’appui constant des locaux. Du côté aztèque le successeur direct de Moctezuma, Cuitláhuac, meurt quelques mois plus tard, victime d’une maladie européenne, la variole. Il restera oublié dans les tréfonds de l’histoire. Cuauhtémoc lui succède. Il sera le dernier empereur aztèque, faisant face à Cortés jusqu’à la chute de Mexico-Tenochtitlan après un siège de plusieurs mois, à la fin du mois d’août 1521. Quelques années plus tard, tandis que Cortés mène une expédition au Honduras dans laquelle sont emmenés Cuauhtémoc et des dignitaires aztèques, le conquistador l’accuse de tramer un complot et le fait pendre dans la matinée du 28 février 1525.
Les grandes lignes sont tracées, les fondations historiques posées. D’autres protagonistes de ces évènements viendront compléter ce résumé sommaire, et les ambiguïtés et les intrigues de Cortés n’ont pas encore fini de nous occuper. Mais déjà à ce stade, il est intéressant de voir comment les Indiens sont évoqués par les conquistadors.
Raconter l’Indien pendant la Conquête
Au cours de son périple, Cortés écrit une série de lettres adressées à Charles Quint. Il le devine certainement, mais ces lettres ne seront pas lues par le seul roi. Dès qu’elles parviennent en Espagne, elles sont imprimées et largement diffusées. L’un des principaux objectifs d’Hernán Cortés est de légitimer son entreprise. Au-delà d’un récit exaltant les richesses qu’il découvre, des justifications qu’il donne, de l’image grandiose du monde indigène, Cortés évoque aussi les Indiens, voués à devenir des sujets de la couronne.
Mais les souvenirs de la Reconquista sur le territoire espagnol sont vieux d’une génération, la ville de Grenade a été reprise en 1492. L’Espagne est un territoire suspicieux, où l’on n’apprécie ni le juif ni le mahométan. Dans les mois qui suivent la Reconquista, le décret de l’Alhambra est signé afin d’expulser les juifs d’Espagne. Seule option offerte pour rester : la conversion. Trente ans plus tard, et alors que les inquiétudes persistent autour de dérives juives ou musulmanes, les premiers balbutiements de la Réforme protestante ne font rien pour arranger le paysage. Pour espérer faire de l’Indien un bon sujet de la couronne, il faut qu’il devienne catholique. Hors de question de voire l’Indien se transformer en juif, en musulman, ou pire pour l’époque : en Portugais !
Cortés l’évoque de façon récurrente peu après la prise de Mexico-Tenochtitlan : « Toutes les fois que j’écris à Votre Majesté, je lui rends compte de l’état des Indiens que nous cherchons à gagner à la foi catholique, et j’ai supplié Votre Majesté Impériale de nous envoyer à cet effet des religieux de bonnes mœurs et de bon exemple ; il en est venu peu jusqu’à présent, ou presque pas ; c’est pourquoi je renouvelle ma demande à Votre Altesse et je la supplie de m’en envoyer en toute hâte, tant il importe au service de Notre Seigneur Dieu et au désir que doit éprouver Votre Majesté Catholique. »
Il se montre également exigeant : « Les Indiens avaient, en leur temps, des personnes religieuses chargées de leurs rites et cérémonies, et ces religieux étaient si recueillis, si honnêtes, si chastes que la moindre faiblesse chez eux était punie de mort. Si donc ces Indiens voyaient les choses de l’église et le service de Dieu au pouvoir des chanoines et autres dignitaires, et qu’ils vissent ces ministres de Dieu se livrer à tous les vices et à toutes les profanations dans lesquelles ils se vautrent aujourd’hui dans vos royaumes, ce serait rabaisser notre foi, en faire un objet de moquerie et dommage serait si grand que toute prédication deviendrait inutile. »
Et loin d’opposer Espagnols et Indiens, Hernán Cortés les pense ensemble, bons chrétiens : « J’ai toujours fait mon possible pour peupler cette terre de la Nouvelle-Espagne, cherchant à ce que les Espagnols et Indiens s’y multiplient, que notre sainte foi s’y implante, puisque Votre Majesté m’en a confié le soin et que Dieu Notre Seigneur a bien voulu me choisir comme instrument en cette affaire. »
Et encore : « Je leur racontai (…) comment j’étais chargé de visiter et d’étudier toutes leurs provinces sans en excepter aucune ; que j’avais mission d’y fonder des villages de chrétiens pour enseigner aux Indiens un nouveau genre de vie, non seulement en ce qui touchait à leurs personnes et à leurs biens, mais plus encore pour ce qui touchait au salut de leurs âmes. Voilà quelle était la véritable raison de ma présence et, loin d’en souffrir aucun dommage, ils en tireraient le plus grand profit. »
Cortés ignore aussi une partie du monde qui l’entoure, et « Si Cortès ne voit pas ce qu’il a sous les yeux, c’est surtout qu’il sait d’avance ce qu’il doit y trouver pour justifier sa conquête du Mexique : des idoles » rappelle encore Serge Gruzinski dans La guerre des images.
Pour sa part, Bernal Díaz del Castillo, se remémorant la Conquête, évoque régulièrement les Indiens qui se sont joints à eux, parmi lesquels certaines figures se détachent. Sous sa plume, certains noms indiens se retrouvent bizarrement retranscrits ou héritent de sonorités espagnoles, comme la divinité aztèque Huitzilopochtli qui devient « Huichilobos » (lobo, le loup en espagnol pour une divinité dont le nom signifie « colibri de gauche »). Parfois c’est un surnom, comme lorsqu’ils parviennent à Cempoala en territoire totonaque, où ils font la connaissance d’un cacique : « Le cacique obèse nous vint recevoir à l’entrée de la grande cour, ne pouvant aller plus loin parce qu’il était trop gros, si gros même que c’est ainsi que je le nommerai désormais. » Le cacique gros est mentionné ainsi une trentaine de fois dans son récit, et il joue d’ailleurs un rôle jusque dans l’opposition entre Cortés et Narváez.
Et lorsque le conquistador écrivain revient sur la mort de Moctezuma, il s’en rappelle ainsi : « Nous apprîmes qu’il était mort. Cortés le pleura et tous nos capitaines et soldats en firent autant. Plusieurs de nous, qui l’avions connu et fréquenté, le pleurâmes comme un père ; et certes on ne saurait en être surpris si l’on songe combien il était bon. Il avait gouverné, dit-on, dix-sept ans. Ce fut le meilleur roi qui régna sur les Mexicains. »
L’écrivain mexicain Carlos Fuentes penché sur ces hommes et le passé de son pays le résume ainsi « Il y a un défaut dans la cuirasse de ce guerrier chrétien en lutte contre les païens aztèques ; il laisse voir l’éclat d’un cœur blessé, tristement épris de ses ennemis » (Le sourire d’Erasme).
Mais la dichotomie entre l’Espagnol d’un côté, l’Indien de l’autre, est une construction ultérieure. Ceux qui ont vécu la Conquête dans leur chair ne semblent pas faire de telles distinctions. Et envisager une opposition par la couleur de peau, ou la race, est une aberration. Dans l’instant même de la Conquête, La principale barrière entre l’Indien et l’Espagnol est religieuse. L’Indien est un païen, il pratique des sacrifices, il ne connaît pas le Christ et il faut en faire un chrétien, pour faire de lui un bon sujet de Charles Quint.
Toujours Carlos Fuentes, dans L’oranger, s’amuse de ces conversions : « Des trois dieux du christianisme, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, le paternel, le gamin, le succube, lequel choisis-tu, nouveau petit Mexicain, à la fois indien et castillan, comme moi, le papa, le gosse ou le fantôme ? Je les voyais là, à cette fête par laquelle mon frère célébrait sa progéniture, je les voyais s’inventer une couleur, une langue, un dieu, trois à la place de mille. »
Mais si l’Indien ne connaît pas encore le Christ… il connaît cependant peut-être déjà la Bible… ?
L’Indien, un juif qui s’ignore ?
Au-delà de la conquête de la Nouvelle-Espagne, il y a la colonisation. Il s’agit de rattacher pour de bon le territoire du futur Mexique à l’Espagne. L’Asie envisagée dans les premiers temps nourrit encore des ambitions : le Mexique va ainsi connaître une fantastique dynamique.
Economique d’abord : un an à peine après la chute de Mexico-Tenochtitlan, en 1522, Cortés fait face au Pacifique et il s’imagine peu après reliant le Mexique aux Moluques (Indonésie). Le projet se consolide et c’est ainsi par exemple que des hommes partis de Zihuatanejo (côte ouest du Mexique) en 1527 croisent quelques mois plus tard aux Philippines la route de survivants d’une expédition partie d’Espagne en 1525, qui ont eux-mêmes côtoyés des membres égarés de l’expédition de Magellan (arrivés là vers 1520-1521).
Dans le même temps et pour répondre aux demandes de voir plus de religieux en Nouvelle-Espagne, un groupe resté fameux sous le nom des Douze apôtres du Mexique, des missionnaires franciscains, arrive en juin 1523. Parmi eux, Toribio de Benavente en particulier, qui restera dans l’histoire sous son surnom indien de Motolinia, « le pauvre / celui qui s’afflige ». Cette mission franciscaine est un symptôme parmi d’autres de la dynamique qui s’engage, intellectuelle cette fois.
Passée la conquête, il s’agit de rattacher ce Nouveau monde au monde connu, de façon logique, en faisant appel à des auteurs antiques, et aux textes religieux. Avec ces missionnaires, ce sont entre autres Plutarque, Ovide, Virgile, ou des auteurs contemporains comme Erasme qui s’invitent dans le Nouveau Monde.
Moins de vingt ans après la Conquête, on voit la première presse à imprimer à Mexico, et des textes produits sur place, assez régulièrement avec des transcriptions en langues indiennes. Serge Gruzinski parle de « la jeune capitale de la Nouvelle-Espagne [qui] est déjà un foyer de pensée. Depuis le milieu du XVIe siècle, Mexico abrite une université destinée à former les théologiens, les juristes et les médecins dont le nouveau royaume a besoin. »
Il est temps désormais d’étudier le Nouveau monde, de nommer, d’inventorier.
A ce stade, les approches varient pour appréhender le monde qui les entoure, ou pour transmettre la religion chrétienne.
Motolinia est par exemple partisan d’une conversion systématique. Bernardino de Sahagún, un autre missionnaire franciscain arrivé quelques années après, en 1529, est poussé par une curiosité viscérale du monde indien. Ethnographe avant l’heure, il produit un travail volumineux qui reste l’une des sources essentielles pour comprendre le monde indien : le Codex de Florence, connu également sous le nom d’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne. Trois tomes pour plus de 1200 pages accompagnées de peintures par des tlacuiloque (scribes-peintres indiens) dans un style mélangeant art préhispanique et européen. Comme Motolinia, Sahagún apprend le nahuatl et le parle couramment.
Dans un autre genre, Bartolomé de las Casas qui, à l’âge de neuf ans, assistait au premier retour de Christophe Colomb. Sa famille a participé aux expéditions suivantes du découvreur génois, et lui-même traverse l’Atlantique en 1502. Prêtre dominicain passé par Cuba, le sud du Mexique, le Nicaragua ou encore le Venezuela, il se fait ardent défenseur de la cause indigène : « Depuis la découverte des Indes jusqu’à ce jour, jamais nulle part les Indiens n’ont fait de mal à un chrétien sans avoir d’abord subi de la part des chrétiens des torts, des vols et des trahisons ». Constamment impliqué dans la lutte politique, opposé à l’évangélisation forcée que pratique Motolinia, il est resté célèbre en particulier pour son texte Brève relation de la destruction des Indes, et surtout sa participation à la controverse de Valladolid, où il s’oppose à Juan Ginés de Sepúlveda (qui n’a jamais été en Amérique) afin de discuter de « la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde (…) pour qu’elles se fassent avec justice et en sécurité de conscience » et donc du statut des Indiens. Jean-Claude Carrière racontera cette opposition dans un roman à succès en 1992, qui est adapté pour la télévision la même année.
Et forcément, il faut aussi compter sur une nouvelle génération, depuis le Mexique, où un parent est indien et l’autre espagnol. Et comme dans les écrits des conquistadors, ces différents protagonistes ne semblent pas s’embarrasser de savoir s’il y a une condition propre à un indien, un espagnol, un métis : ils appartiennent au même royaume et cela leur suffit.
Mais reste ce problème intellectuel de la façon d’appréhender le Nouveau monde, de savoir quel vocabulaire utiliser. « Cacique » est un mot taïno, et comme évoqué plus haut, Bernal Díaz del Castillo n’a aucun souci à l’employer pour parler d’un chef totonaque ou aztèque. Les pyramides, terme pas encore utilisé à l’époque, sont fréquemment appelées « tours » par Cortés et certains des missionnaires suivants vont jusqu’à parler de « mosquées » ! Les jaguars sont indifféremment des « lions » ou des « tigres ». Mais par contre la nourriture en particulier devient très vite un vocabulaire indien transposé : ainsi, avocat du nahuatl ahuacatl, qui au passage signifie « testicule » (à cause de la forme du fruit), ou le mot ananas qui est emprunté à la langue tupi-guarani.
Dans ce travail de classification, certains s’interrogent, comme le jésuite Juan de Cárdenas, plus tardif (XVIIe siècle) : « Qu’écrivent les auteurs [anciens] du crocodile que nous ne puissions dire des iguanes des Indes ? Que n’a pas écrit Dioscoride sur le hérisson qui tienne face aux propriétés du tatou de la Nouvelle-Espagne ? »
Et se pose le problème de l’Indien. La religion étant au centre des considérations, certains se posent la question de l’origine des Indiens.
Né d’un père proche de Cortés arrivé en Nouvelle-Espagne en 1524 et d’une indienne tlaxcaltèque, Diego Muñoz Camargo évoque rapidement la question : « Tout est singulier dans cette Amérique. Aurait-elle été l’objet d’une autre création ? Thèse qu’il balaie aussitôt – Inquisition oblige –, car contraire à la Bible » (Serge Gruzinski, Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne). Et pour en partie résoudre ce problème, Muñoz Camargo évoque un violent tremblement de terre au cours duquel un affaissement de terrain a laissé apparaître des os massifs. Peut-être s’agit-il d’os de dinosaures, ou de mammouths ? En tout cas, pour le chroniqueur, c’est une preuve rassurante : le Mexique a été peuplé dans le passé antédiluvien par des géants, la Bible dit vrai, et le Mexique ne fait pas exception.
De son côté, Motolinia s’interroge : il y a quand même des ressemblances entre les juifs et les Indiens. Et s’il y avait eu un contact, si les Indiens étaient des juifs qui s’ignorent ? Les pratiques sacrificielles sont ainsi rapprochées par certains auteurs du sacrifice d’Isaac, lorsqu’un ange retient la main d’Abraham qui s’apprête à tuer son fils comme Dieu le lui a ordonné, « Ne lance pas ta main vers l’adolescent, ne lui fais rien » (Genèse 22, 12). Les sacrifices amérindiens ne seraient-ils pas une erreur d’interprétation d’un texte qu’ils se partagent ?
Diego Durán, missionnaire dominicain, rapproche la vie d’un roi toltèque du chapitre 14 de l’Exode. Diego Muñoz Camargo décèle des traits carthaginois chez les Aztèques, le cardinal dominicain Juan de Torquemada y ajoute des éléments phéniciens.
Et Torquemada va jusqu’à envisager la venue de l’apôtre Thomas sur le sol américain, et plutôt que d’en appeler à la partie juive de la Bible, certains songent au dernier repas du Christ : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang » (Matthieu 26, 27-28).
Très tôt, ces tentatives de rattachement à la Bible (ou au monde antique) montrent déjà les prémices d’un phénomène de dérive, constamment actualisé, dans l’interprétation du Nouveau monde. Deux siècles plus tard, c’est pratiquement le même réflexe de la part de l’anglais Edward King – Lord Kingsborough – qui fait éditer entre 1831 et 1848 les Antiquities of Mexico (9 volumes pour 38 kilos – je me souviens encore des perles de sueur de mon interlocuteur de la Bibliothèque Nationale de France il y a quelques années quand je lui ai indiqué l’ouvrage que je souhaitais consulter !). Il cite dedans des hommes de la fin XVe et du XVIe siècle, Garcia, Acosta ou Torquemada, et s’inscrit à la suite de Thomas Thorowgood (Jewes in America – 1650, où est utilisé le travail de Las Casas) et James Adair (History of the American Indians – 1775), considérant l’idolâtrie, le code vestimentaire, les sacrifices d’enfants, certaines sonorités linguistiques, il tente de prouver que les Mexicains sont issus de la dixième tribu d’Israël. Edward King dépense des sommes folles pour faire copier des documents indiens en ébauchant sa théorie, il finit en prison couvert de dettes et meurt du typhus à 41 ans.
King adepte de la théorie judéogénique, le français Augustus Le Plongeon qui trouve du vocabulaire grec dans les inscriptions mayas, ou encore l’américain Ignatius Loyola Donnelly qui voit dans les glyphes mayas un transfert de l’alphabet atlante… Enfin, on y arrive ! Voilà après les juifs, les apôtres égarés, les civilisations antiques éparpillées, voilà les Atlantes ! La théorie, toujours aussi farfelue, évolue, mais les méthodes pas tant que ça.
Il ne reste qu’un pas à franchir, partis de l’aube de la colonisation, nous voilà devant le documentaire mensonger K2019 de Fehmi Krasniqi, bercé par l’afrocentrisme et les écrits de Cheikh Anta Diop sur l’Egypte comme civilisation négro-africaine. Les Indiens juifs de Diego Durán ou Motolinia sont devenus des Olmèques africains, sur la base du même type de rapprochements faussés.
Oh les Flandres indiennes de notre langue schizophrèneTout pas laisse une traceMais toute trace est immobileRoberto Bolaño, Les chiens romantiques
Laurent Tlacuilo – juin 2022
Suite : Construire l’Indien (2)
Sources :
Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique (éditions La Découverte)
Hernán Cortés, La conquête du Mexique (éditions La Découverte)
Bernal Díaz del Castillo, La Conquête du Mexique (éditions Actes Sud)
Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (éditions La Découverte)
Marco Polo, Le devisement du monde (éditions La Découverte)
Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, 1992
Brigitte Faugère et Nicolas Goepfert, Atlas de l’Amérique précolombienne, 2022
Carlos Fuentes,
- L’oranger, 1993
- Le sourire d’Erasme, 1990
Serge Gruzinski,
- La colonisation de l’imaginaire, 1988
- Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne, 2021
- La guerre des images, 1990
- Les quatre parties du monde – Histoire d’une mondialisation, 2004
Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, 1950
Stefan Zweig, Amerigo – Récit d’une erreur historique, 1944