Construire l’Indien (3)
Article mis en ligne le 14 juillet 2022

par Laurent Tlacuilo

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Faire vaincre l’Indien

Le premier juillet 2018, les élections fédérales mexicaines permettent à Andrés Manuel López Obrador (régulièrement désigné sous l’acronyme AMLO) d’obtenir 53% des voix et ainsi de devenir le nouveau président mexicain.

AMLO est investi président cinq mois plus tard, au cours d’une cérémonie où il reçoit un rituel de purification avec de l’encens, des fleurs. Les couleurs sont chatoyantes, l’évènement est porté par une symbolique indienne traditionnelle : offrandes, plumes, fumées, vêtements blancs aux motifs fleuris.

Investiture d’AMLO – YouTube

Coincés dans la dichotomie récurrente entre l’Indien et l’Espagnol, entre le vaincu et le vainqueur, le Mexique a régulièrement cherché à mettre en valeur l’Indien dans son récit national.

Au-delà d’un hommage rendu ici à Moctezuma ou là à Cuauhtémoc, au-delà du souvenir du monde précolombien, et de l’exploitation des trésors archéologiques pour un public de curieux passionnés puis de touristes, la démarche veut réhabiliter le passé du pays, et se l’approprier pour de bon.

Ainsi dans les travaux historiques, Miguel Léon-Portilla publie en 1959 La vision des vaincus, où il met en avant les textes indiens relatant la Conquête. A la suite de cette publication, l’intérêt pour la perspective indienne est consolidé, et l’université de Mexico – l’UNAM – va en parallèle renforcer sa présence sur le terrain. Le Mexique d’aujourd’hui, aidé par l’attractivité touristique et la curiosité pour le patrimoine du pays, peut se vanter d’institutions fortes, d’une dynamique de terrain. Musées, fouilles, colloques, publications, le pays est plein de ressources pour évoquer le monde précolombien et valoriser son patrimoine indigène. Symboliquement, AMLO participe de cette valorisation lors de son investiture.

Dans un pays extrêmement croyant (les estimations donnent presque 95% de chrétiens en 1990, 92% en 2010 avec une augmentation de la part de protestants), où la célébration de la Vierge de Guadalupe est l’une des fêtes les plus importantes, un président de gauche nouvellement élu fait appel à des images indiennes en accédant au pouvoir. Il ne se contente pas d’en être spectateur, mais prend part à des rituels indiens.

Il ne s’agit pas d’y voir une revanche quelconque, mais d’abord une célébration du patrimoine et peut-être encore cette recherche d’une identité, ce jeu de masques comme en parle le prix Nobel Octavio Paz.

L’Indien retrouve la parole, ou du moins une présence. Cela résonne avec les mots du poète-chanteur argentin Héctor Roberto Chavero Aramburu, plus connu sous son nom d’artiste Atahualpa Yupanqui (d’après deux empereurs incas) et qui dans le texte « Los Indios » récite :

Les condors connaissent le silence de l’Indien
Et son cri brisé dort là dans les abîmes
Partout où nous allons, l’Indien est présent
Nous le respirons, on le sent arpenter ses contrées […]
De tous les endroits, les Indiens nous contemplent
Parce que l’Amérique c’est cela : une longue route d’indianité sacrée
Entre la grande plaine, la jungle et la haute pierre
Et sous l’éternité des constellations
Oui, l’Amérique est la longue route des Indiens
Et depuis chaque endroit ils nous contemplent
Atahualpa Yupanqui - Wikipédia

Cette revalorisation de l’Indien, c’est la fiction aussi qui s’en empare et qui en joue.

En jouer justement, au sens propre, devant un écran d’ordinateur. Dans le premier opus de sa série Civilization (1991), Sid Meier propose 15 civilisations au joueur, dont les Aztèques avec pour leader Moctezuma. Pas d’Espagnols parmi les autres options proposées, mais le joueur peut toujours faire face à Napoléon, Mao ou Gengis Khan, amener sa civilisation à la victoire et réécrire l’histoire.

Moctezuma dans Sid Meier’s Civilization

Même possibilité en 2000 avec Age of Empires II – The Conquerors, plus proche des réalités historiques avec une campagne entièrement dédiée à Moctezuma, mais également la possibilité de jouer la civilisation maya. Deux ans plus tard, c’est encore un jeu de stratégie, American Conquest, qui plonge également dans des moments clés des affrontements de l’histoire des Amériques.

Plus récemment, Expeditions : Conquistador (2013) et Aztez (2017) proposent de véritables uchronies. Dans le premier, le joueur peut donner naissance à un monde mexicain où Espagnols et Aztèques s’allient. Dans le second, plongé au cœur de l’empire aztèque, le joueur agrandit son territoire jusqu’à l’arrivée fatidique des Espagnols avec pour but de parvenir à les repousser.

Aztez

Cette inversion de l’histoire, célébrant la victoire de Moctezuma ou du peuple aztèque, c’est le même type de jeu intellectuel auquel se livre cette fois de façon littéraire Laurent Binet avec Civilizations (2019), titre qui est un renvoi direct au jeu de Sid Meier. Là, débutant son récit au tournant du premier millénaire avec les expéditions vikings, Laurent Binet s’amuse à imaginer une suite d’évènements qui pousseraient les Incas à découvrir l’Europe et à conduire une conquête en effet miroir de celle qu’ils ont historiquement subie.

25 ans plus tôt, en 1993, sans aller jusqu’à l’uchronie, Carlos Fuentes rejouait dans L’oranger la conquête du Mexique et imaginait des obscures manipulations de traduction entre les deux interprètes de l’époque, Malinche et Gerónimo de Aguilar.

Le manque relatif de sources, les doutes qui demeurent autour d’épisodes comme la tuerie perpétrée par le capitaine Alvarado en l’absence de Cortés, la diversité des récits de la mort de Moctezuma, les anecdotes et les vantardises durant la Noche Triste, sans compter les jeux politiques indiens comme espagnols ou les ambiguïtés de certaines figures, tout cela fournit autant d’éléments à partir desquels l’imaginaire peut s’aventurer à repenser l’histoire, et la fiction se régaler à redistribuer les rôles. L’Indien peut triompher par procuration.

Vamos a matar compañeros !

Faute d’avoir renversé le cours de l’histoire, il arrive à l’Indien de prendre les traits du prolétaire idéalisé, jusqu’à se retrouver les armes à la main. La figure du Mexicain entretient en effet une relation étroite avec la révolution, et l’Indien s’y trouve amalgamé, parfois propulsé au premier plan.

Le Mexique est une terre de révolte. Le macabre précolombien y trouve par moments un écho dans ces éclats de violence, et le pays y compile des clichés. Plus encore que la lutte qui aboutit à l’indépendance de 1821, plus que l’expédition du Mexique menée par les Français et conclue par l’exécution de l’empereur Maximilien Ier du Mexique, la révolution de 1910 et la guerre civile qui suit, jusqu’en 1920, ont engendré des figures essentielles de l’histoire du pays, et définitivement établi un apparat pour le Mexicain. Chapeau aux larges bords arrondis, veste soignée, peau bronzée, moustache épaisse, munitions en bandoulière : voilà Emiliano Zapata et Pancho Villa, les figures les plus iconiques de ces années de tourmentes.

Les deux hommes, et plus généralement les troupes armées de la guerre civile, posant fièrement avec leurs fusils sur les photos d’époque en noir et blanc, vont établir le Mexicain caricatural tel qu’il envahit le western et l’image touristique jusqu’à aujourd’hui, avec son immense sombrero. Toutefois, pour espérer le croiser ailleurs que dans une boutique de souvenirs, il faut l’écouter chanter.

Désormais, ceux vêtus des costumes pimpants tirés d’un autre siècle, ce sont les mariachis. Accompagnés de l’immanquable violon, avec la guitare et la trompette, ils entonnent le répertoire voulu contre une centaine de pesos, pour les amoureux d’un soir, les nostalgiques de la chanson ranchera, ou les voyageurs étrangers. Caustique, Charles Bukowski résume les choses : « Les Mexicains sont vraiment cool – on leur a piqué leur terre et ils jouent de la trompette. »

Ignacio Asúnsolo, Ebauche du monument à Emiliano Zapata, Museo Nacional de Arte – photo LT

En attendant, avec sa peau métis ou indienne, doté du même costume ou a minima coiffé du sombrero obligatoire, souvent tire-au-flanc, le Mexicain a trouvé là son archétype. Goscinny en use régulièrement dans les albums de Lucky Luke, avec Morris au dessin. Les quatre éternels frangins évadés en font les frais dans l’album Tortillas pour les Dalton, avec en prime la bouteille de tequila réglementaire à leurs pieds.

Tortillas pour les Dalton, 1967, par Morris et René Goscinny

Pistolero, desperado, bandido, c’est jusqu’à la terminologie du western qui est régulièrement hispanique. Le genre est pensé principalement sur le territoire nord-américain, mais il utilise un vocabulaire qui passe volontiers la frontière sud. Et il vient lui-même faire des incursions pétaradantes sur le territoire le temps de quelques métrages, trouvant dans la guerre civile les derniers éclats historiques permettant de faire résonner six-coups et Gatling. L’occasion est ainsi donnée, pour les productions en temps de guerre froide, de critiquer l’interventionnisme américain. Le Mexique cinématographique sous-entend les autres pays d’Amérique latine soumis aux opérations de corruption de la United Fruit Company, et le gringo amoral à l’écran se fait l’écho des missions clandestines de la CIA : avec El Chuncho en 1966, le western zapatiste est né.

Le décor semi-désertique est de mise, haciendas et cactus obligatoires. Comme l’écrit Graham Greene : « Faire un film sur le Mexique sans y représenter un cactus, c’était comme filmer Paris sans la tour Eiffel. »

Le pittoresque disposé, les hordes à cheval peuvent déferler, poussant de grands cris. Le Mexicain bandit, mais aussi revanchard, un brin Robin des bois : il ne se contente pas de piller dans la violence, mais récupère son dû face à l’exploitation du grand propriétaire terrien ou du Nord-Américain. Et avec harmonica et flûte faute de trompettes, sur un rythme obsédant d’Ennio Morricone, un cri : « Combattant avec la faim, sans argent / Nous allons tuer, nous allons tuer, camarades » ! (Vamos a matar compañeros)

Pancho Villa et Emiliano Zapata au Palais National – Fundación Centro Histórico

Amers Indiens

Dans son ouvrage historique La vie quotidienne des Aztèques, Jacques Soustelle effectue un détour contemporain : « Après le désastre de 1521, après l’effondrement total des pouvoirs et des idées, des structures sociales et des religions, (…) seul [le paysan mexicain] a survécu et survit encore. » Travailleur souvent précaire, travailleur de la terre, l’Indien mexicain est parmi les premiers concerné par les élans de révolution. Et à défaut de le revendiquer lui-même, d’autres se chargent de combiner marxisme et indianité, de construire le prolétaire indien en révolte, ou du moins son image.

Frida Kahlo parfois, et plus encore son compagnon, Diego Rivera, qui peint un Marx au teint sombre guidant les Mexicains en armes sur les murs du Palais National de Mexico. Il pousse le vice jusqu’à inclure un Lénine entouré d’une foule où se mélangent le blanc, le noir, l’Indien sur la peinture murale du Rockefeller Center de New York, peinture qui sera finalement détruite après controverse, mais dont le motif est repris par Rivera.

Des travaux préparatoires à cette fresque sont d’ailleurs visibles à l’étage du Musée Anahuacalli. Cette « maison entourée par les eaux » (Anahuac désigne également le territoire mexicain, « maison du Mexique » en quelque sorte), édifice en pierre noire, contient la collection d’objets précolombiens du peintre – plus de 40 000 à sa mort en 1957. Voilà rassemblés dans un même édifice l’architecture renvoyant aux temples aztèques, la pierre volcanique, les objets précolombiens et les fresques marxistes.

Diego Rivera, El hombre controlador del universo & Epopeya del pueblo mexicano (détails)

Frida et Diego ne font pas que représenter le marxisme et de l’acclimater au contexte mexicain, ils l’hébergent également : en 1937, ils accueillent Léon Trotski exilé d’URSS depuis dix ans et qui vient d’obtenir l’asile politique de la part du président Lazaro Cardenas. Trotski meurt sur le sol mexicain, victime d’un attentat en août 1940.

Terre d’exil, terre d’accueil aux volontés révolutionnaires, ce sont deux autres figures majeures qui se rencontrent à Mexico une quinzaine d’années plus tard : Ernesto Guevara et Fidel Castro. Ce dernier arrive de Cuba où il vient d’être amnistié après une tentative d’insurrection quelques années plus tôt, en 1953. Guevara, lui, a élaboré sa réflexion politique en voyageant et en est certain depuis son périple de 1952 : « au moment où le grand esprit directeur porterait l’énorme coup qui diviserait l’humanité en à peine deux factions opposées, je serais du côté du peuple ». Lors d’un second voyage américain qui le conduit au Guatemala et où il assiste au renversement du régime de Jacobo Arbenz, appuyé par la CIA, il finit de s’en persuader, il faut désormais passer à l’acte.

Un soir de juillet 1955, quand les deux hommes se rencontrent et échangent tout au long de la nuit, leurs destins se scellent : c’est depuis cette terre d’exil mexicaine que la guérilla cubaine va s’organiser. Le matin du 25 novembre 1956, le yacht Granma surchargé par les 82 combattants embarqués à bord quitte le pays en direction de Cuba : « Cette année peut faire chavirer ma vie, bien que j’aie si souvent chaviré que ça ne m’étonne ni ne m’émeut beaucoup. »

Fidel Castro et Ernesto Guevara en détention au Mexique, quelques mois avant l’expédition cubaine

En effet miroir de 1519, une expédition constituée d’un nombre ridicule d’hommes s’apprête à faire basculer un pays. Deux ans pour faire tomber l’empire aztèque, deux ans pour mettre en fuite le dictateur cubain Fulgencio Batista.

Et lorsqu’Ernesto Guevara, devenu définitivement la figure iconique du Che, est finalement exécuté en Bolivie après une tentative révolutionnaire ratée en 1967, et son corps exposé à la foule de curieux, on pense une fois de plus au Mexique, et à l’exhibition macabre du cadavre de Zapata. A Cuba, un imposant complexe funéraire a été érigé à Santa Clara où se trouvent les restes du révolutionnaire argentin rapatriés en 1997. A Mexico, le Monument à la Révolution, plus haute arche triomphale du monde, musée et mausolée tout à la fois, sert de lieu de repos à Pancho Villa et d’autres.

Monument à la Révolution, Mexico – Site du MRM

Et l’Indien finalement, dernier véritable héritier de cette succession de révolte, il faut attendre 1994 pour le voir monter sur scène, dans les territoires mayas du Chiapas. Sous certains aspects, il apparaît comme un accomplissement des prophéties de Rivera, un héritage des luttes de 1910, un prolongement des écrits de Guevara. Sa figure la plus emblématique ? Le sous-commandant Marcos et sa cagoule noire anonyme devenue signe de ralliement.

Le Chiapas est une région de forêts et de montagnes propice à la clandestinité, et c’est là que s’établit l’Exercice Zapatiste de Libération Nationale (EZLN, fondé en 1983), lui-même découlant d’inspirations castro-guévaristes des Forces de Libération Nationale. Région défavorisée, avec une population indigène importante et de nombreux locuteurs mayas, l’EZLN trouve là un terroir pour ses luttes et un espace aux revendications multiples.

Les manifestations se multiplient au début des années 1990, et en 1992 par exemple, écho supplémentaire à l’histoire du pays, la statue de Diego de Mazariegos, le conquérant de la région en 1528, est renversée à San Cristóbal de Las Casas. A la fin de l’année 1993, une déclaration de guerre est faite contre « l’armée mexicaine, pilier basique de la dictature dont nous souffrons […]. Les dictateurs appliquent une guerre génocidaire non déclarée contre nos peuples ». Aux premiers jours de 1994, l’insurrection éclate, en même temps que les accords de l’ALENA entre Etats-Unis, Canada et Mexique. Soulèvement indigène, volonté zapatiste, rejet du néolibéralisme, quelques centaines de personnes meurent dans les affrontements avant qu’un cessez-le-feu ne soit décrété.

C’est dans ces instants que le sous-commandant Marcos apparaît et devient une figure publique, le porte-parole récurrent de l’EZLN, le symbole de la révolte armée du Chiapas et de son message politique marxiste puis altermondialiste. Le béret noir du Che y est troqué pour la casquette claire, le cigare remplacé par la pipe, et l’ensemble est accompagné de motifs indiens, parfois avec les munitions en bandoulière pour pérenniser l’héritage zapatiste.

Le sous-commandant Marcos – photo Gregory Bull

Localement avec l’EZLN et son mot d’ordre « ¡ Ya basta ! », l’Indien devient donc une figure altermondialiste, anticapitaliste, jusqu’à parvenir aux imaginaires distants, et le conquérant espagnol est parfois convoqué pour figurer la posture inverse, envahisseur, massacreur, néolibéral.

Ainsi dans l’album et la chanson éponyme « Tostaky » de Noir Désir en 1992, terme directement repris d’un slogan zapatiste (Todo está aqui – « Tout est ici ») :

Le fond du continent
L’or du nouveau monde
Pyramides jetables
Hommes d’affaires impeccables
Quand la pluie de sagesse
Pourrit sur les trottoirs
Notre mère la Terre
Étonne-moi […]
Pendre les fantômes – Cortez
Et pourrir à l’ombre – Cortez
De l’Amérique vendue
A des gyrophares crûs
Pour des nouveaux faisceaux
Pour des nouveaux soleils
Pour des nouveaux rayons
Pour des nouveaux soleils
Pochette de l’album Tostaky, 1992

Rythmes d’ailleurs, sonorités tragiques

Jouant lui aussi avec les figures de la Conquête, Neil Young en 1975 signe une chanson au titre explicite, « Cortez the Killer ». On y retrouve d’ailleurs très brièvement suggérés des poncifs de l’histoire indienne et des capacités de bâtisseurs de ceux-ci, du même genre que ceux convoqués par Patrice Pooyard en ouverture de La révélation des pyramides :

Il a traversé les eaux en dansant
Avec ses galions et ses canons
A la recherche du Nouveau monde
Et du palais sous le soleil
Sur le rivage gisait Moctezuma
Avec ses feuilles de coca et ses perles
Dans ses couloirs il errait souvent
Parmi les secrets du monde […]
Les gens travaillaient ensemble
Et ils soulevaient beaucoup de pierres
Et ils les amenaient jusqu’aux plaines
Mais ils sont morts en chemin
Et ils construisaient de leurs mains nues
Ce que nous ne parvenons pas à faire aujourd’hui […]
Il a traversé les eaux en dansant
Cortés, Cortés,
Quel assassin

Plus récemment, avec la cordillère comme paysage, et l’accompagnement de chanteurs-musiciens aux visages couverts de cagoules entre la crête du coq et le renvoi direct à l’EZLN, le musicien argentin Diego Pérez propose son expérience musicale électronique chill-out Nación Ekeko. Lui-même pilote le show vêtu de bleu, orné d’une coiffe qui rappelle les attributs du dieu de la pluie aztèque Tlaloc.

Au milieu de noms incas fredonnés, il reprend Atahualpa Yupanqui, en appelle aux rythmes de la terre et des éléments, et noue le référentiel précolombien aux modernités sonores. La flûte de pan et la conque marine côtoient les arrangements sur l’écran d’ordinateur. Sa démarche prolonge les mélanges musicaux d’artistes comme Jorge Reyes (1952-2009) – celui-ci avait d’ailleurs signé un album avec l’interprète Chavela Vargas –, parmi les pionniers de ce mélange électronique-préhispanique.

Nación Ekeko, La Hora Mágica, filmé par Eric Dawidson

Le monde musical joue de l’imaginaire précolombien et de la Conquête, convoque ses figures iconiques. Mais la culture indienne et son histoire ne s’immiscent pas seulement dans les paroles ; les compositions musicales s’emparent de nouveaux instruments, les rythmes apprennent les variations locales, la musique se construit au cours des siècles dans cette rencontre entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, comme le développe Carmen Bernand dans son livre Genèse des musiques d’Amérique latine : « De toutes les activités humaines, la musique est la plus ouverte aux brassages culturels et sociaux ».

L’Indien s’est muté en figure tragique sur scène – ainsi Vivaldi en 1733 composait un opéra en trois actes : Motezuma. Mais il faut vraiment attendre le XIXe pour qu’enfin les bruits sourds des tambours, les résonances des conques, les flûtes andines puissent se mêler à un répertoire plus classique, et que leur place ne cesse de s’affirmer depuis.

Ainsi le drame romantique mexicain La noche de los Mayas de 1939, réalisé par Chano Urueta, est accompagné de la composition magistrale de Silvestre Revueltas où les instruments de l’Amérique sont régulièrement sollicités, et dont l’intensité n’a rien à envier à du John Williams.

Alondra de la Parra dirige La noche de los Mayas à la Philarmonie de Paris – WocomoMusic

Ce tragique indien, déjà rencontré dans les réflexions de Rousseau par exemple, semble trouver dans le romantisme du XIXe une force renouvelée. Différentes œuvres le sollicitent, et il trouve en Allemagne une forme de jumelage avec l’orientalisme en vogue à l’époque.

Ainsi Heinrich Heine le convie dans une lecture anticolonialiste dans « Vitzliputzli » [Huitzilopochtli, la divinité aztèque], les Indiens et les Espagnols s’y font face :

« Sur sa tête il portait le laurier, et des éperons d’or brillaient à ses bottes. Pourtant ce n’était pas un héros, ce n’était pas non plus un chevalier.
Ce n’était qu’un capitaine de brigands, qui de son insolente main inscrivit dans le livre de la renommée son nom insolent : Cortez !
Il l’inscrivit au-dessous du nom de Colomb, au-dessous mais tout auprès, et le marmot sur le banc de l’école apprend par cœur ces deux noms.
Après Christophe Colomb, il nomme aujourd’hui Fernand Cortez comme le deuxième grand homme dans le panthéon du Nouveau-Monde.
Dernière trahison du destin envers les héros ! Leur nom, dans le souvenir des hommes, est lié au nom d’un bandit. »

Et plus loin, « O ma bien-aimée Mexico ! je ne peux plus te sauver, mais je te vengerai d’une façon terrible, ô ma bien-aimée Mexico ! »

Keith Henderson, Moctezuma’s stoning, 1973

Quelques décennies plus tard, Friedrich Nietzsche dans Aurore regrette lui aussi la destruction des sociétés indiennes, et établit les mêmes parallèles avec l’appât du gain et la fièvre destructrice : « Dans cette impatience et dans cet amour [de l’argent] se manifeste une fois de plus ce fanatisme du désir de puissance qu’enflamma autrefois l’assurance d’être en possession de la vérité et qui portait de si beaux noms que l’on pouvait oser être inhumain avec bonne conscience (brûler les Juifs, les hérétiques et les bons livres, et exterminer tout entières des civilisations supérieures comme celles du Pérou et du Mexique). »

A la même époque, dans cette seconde moitié du XIXe siècle, le tragique de la Conquête s’illustre sur toile, et le Mexique propose des peintures de Gutiérrez, Izaguirre, Monroy, Obregón, Parra et d’autres qui rappellent l’art académique ou l’orientalisme européen contemporains (Gérôme ou Cormon notamment), et proposent en lieu et place de scènes bibliques ou du grandiose romain, des représentations de l’histoire indienne : chute de Mexico-Tenochtitlan, scène de sacrifice ou assemblées devant les dirigeants aztèque ou tlaxcaltèque.

Félix Parra, Escenas de la Conquista, 1877, Museo Nacional de Arte

L’Indien tragique, romantique, mis en scène, incarné sur les planches, glorifié à travers le drame qui l’a accablé, devient actif : à son tour, il amène ses instruments, ses rythmes. Parler de lui, construire son image, mais aussi dériver vers ses sons et voir naître une musique américaine dans son matériel même. Ce métissage musical était déjà à l’œuvre dès les balbutiements du Mexique, inversé, des chants indiens pensés avec un registre chrétien : « Sahagún voulait conserver les cantiques anciens, très prisés des Mexicains, en y glissant une signification chrétienne. Il n’ignorait pas que ces chants étaient imprégnés d’éléments “diaboliques”, et que dans la forêt touffue de sons et de mots, l’idolâtrie pouvait aisément se blottir » (Carmen Bernand). Quatre siècles plus tard, la musique religieuse chrétienne s’imprègne de ces rythmes indiens, et avec le concile Vatican II qui autorise la messe en langue vernaculaire (et donc avec les langues indiennes !), le compositeur argentin Ariel Ramírez propose des chants en espagnol par le groupe folklorique Los Fronterizos, accompagné notamment de charango andin, et du rythme récurrent des percussions.

La voix indienne prend de l’ampleur, retrouve du souffle. La voix indienne demeure l’objet de fantasmes.

Quelques pas encore, pour bientôt finir ce périple.

Une invitation d’Hubert-Félix Thiéfaine maintenant, prendre « la première tangente qui conduit vers les cantinas / Où la musique se fait bandante pour la piéta dolorosa ». Il nous faut encore rencontrer le Mexique sous psychotropes, alcools et mysticismes divers, picoler « en compagnie d’un spectre imbibé de strychnine » et plonger un bon coup dans les récits alternatifs qui s’y repaissent. Nous serons « el borracho, hombre, que viva Mexico » ! (« Pulque, Mezcal y Tequila » – 1988)

Hubert-Félix Thiéfaine – La Voix du Nord

Alpagages incas

Toujours dans son film Bâtisseurs de l’Ancien Monde, Patrice Pooyard commet un nouvel impair visuel. Toujours chez les Incas, il nous montre une illustration d’hommes travaillant en pagne, entre trois pyramides. Le montage tient de l’amateurisme : au-dessus de l’image, la fenêtre des cookies de Google n’a même pas été supprimée et laisse clairement envisager que Pooyard, plutôt que de faire des recherches pour trouver des illustrations incas, s’est limité à quelques clics improvisés sur son moteur de recherche.

C’est regrettable, car à nouveau ce choix visuel intrigue. Les pyramides sont en effet très rares dans les Andes, et plus encore le style architectural qui ressemble à du talud-tablero. Vous voyez déjà probablement venir le problème : le style talud-tablero, c’est mexicain. Dans le meilleur des cas à 3000 kilomètres d’écart – minimum !

Et si une fois de plus on se sert de Google pour remonter la trace de l’image, on arrive notamment sur le site de l’Instituto Nacional Indigenista du Yucatan. Au Mexique donc… Et en cherchant encore un peu, on trouve le nom de l’illustrateur : Marcelo Jiménez Santos. Et le livre dont c’est issu : Adivinanzas mayas yucatecas Na’at le ba’ala’ paalen, un livre d’énigme illustré d’une vingtaine de pages, en cinq langues (espagnol, maya, anglais, tzoltil et français) et à destination des enfants.

Image de BAM
Marcelo Jiménez Santos, illustration dans Adivinanzas mayas yucatecas

Tout cela n’est pas très sérieux, de la part du réalisateur qui ne cesse de rabâcher que lui, il est allé sur place, lui il a fait des recherches, lui il amène vraiment à repenser l’histoire du monde. C’est pourtant la même personne qui vient pour la seconde fois de faire le grand écart pour nous parler d’Incas, et fait des bonds géographiques et temporels (l’apogée maya est bien antérieure à celle des Incas).

Heureusement pour Pooyard, à ce jeu-là, il n’est pas seul ! Fehmi Krasniqi mélange à loisir toutes les civilisations américaines : « Les Olmèques et les Mayas c’est la même chose ». Et il y a quelques jours, c’est un triple siglé « Ph.D, Ph.D & Ph.D » – rien que ça –, qui lui aussi convoque les Mayas sans rien y comprendre pour parler écologie : Idriss Aberkane à la manœuvre.

Dans sa conférence, l’hyperdocteur évoque la cité de Tikal et s’ébahit : « Ils avaient une agriculture très productrice, mais ils n’avaient pas de bêtes, d’animaux de trait. Ils n’avaient pas de bœufs, ils n’avaient pas de chevaux. Ils n’avaient que des camélidés, des lamas. »

Tikal est le principal site archéologique du Guatemala, attirant plus de 200 000 touristes chaque année. Les lieux sont célèbres pour avoir servi de décor à la base de l’Alliance rebelle dans l’épisode IV de Star Wars. Du coup, s’il paraît possible d’y trouver des extra-terrestres – du moins dans la fiction –, difficile d’y croiser le moindre lama ou alpaga. Effet inverse des travers de Pooyard qui nous fait remonter au nord, Aberkane nous oblige à bifurquer plein sud pour à peu près autant de kilomètres au compteur afin de croiser le premier camélidé d’Amérique. Chez les Mayas, pas la moindre trace de l’animal.

Atlas de l’Amérique précolombienne

« Quand lama fâché, señor, lui toujours faire ainsi… »

Hergé, Le Temple du Soleil, 1949

Mais ne se limitant pas à cette seule bévue, Aberkane continue ses explications en agriculture : « Les peuples toltèques avaient des méthodes d’agriculture qui sont encore étudiées aujourd’hui et qu’on appelait les Waru Waru ».

Les Toltèques sont établis dans le Mexique central, avant les Aztèques, et leur aire d’influence parvient jusqu’aux terres mayas. Par contre, « Waru Waru » c’est un terme aymara, et l’aymara est avec le quechua l’une des principales langues… d’Amérique du sud. Principalement en Bolivie et au Pérou. Sans grande surprise, la technique agricole Waru Waru est typique de la zone Equateur-Pérou-Bolivie, toujours 3000 kilomètres au sud, et si au Mexique une agriculture de lits surélevés est pratiquée, qualifier cela de Waru Waru est abusif et propice à la confusion.

Parmi le public de Pooyard ou celui d’Aberkane, certains pourront toujours dire qu’il s’agit de peuples indigènes de l’Amérique précolombienne – qu’après tout, ces éléments restent des détails des Amériques, que l’information est peut-être inexacte, mais pas fondamentalement fausse (surtout s’il s’agit simplement d’un usage illustratif).

Pour la peine, arrondissons à 3000 kilomètres et 500 ans.

Lorsque ces types nous parlent de Waru Waru toltèques, ou illustrent la civilisation inca par des Mayas, c’est comme si je vous mettais sous les yeux une représentation des jardins suspendus de Babylone pour vous parler de Rome sous Jules César. L’écart paraît tout de suite plus gênant, n’est-ce pas ?

Aire d’influence toltèque – Wikipédia

Même joueur joue encore : « C’est la baisse, la chute des rendements agricoles sur le maïs qui a provoqué, qui a accéléré l’effondrement, un premier effondrement – pas l’effondrement final – […] et notamment l’effondrement de la cité de Tikal ».

Le problème, c’est que cette hypothèse pour justifier de la chute de la civilisation maya n’en est qu’une parmi d’autres. Ni la principale, ni la première. Vers 800-900, la plupart des grandes cités mayas sont délaissées sans qu’à ce jour il y ait un consensus scientifique sur les raisons de cet effondrement. Changement climatique, problème écologique, pourquoi pas. Mais dans le même temps, les stèles en attestent : les conflits entre les cités-mayas s’intensifient. Instabilité politique de la région, ou encore une instabilité sociale potentiellement avec des révoltes. D’autres options encore : une épidémie, ou des bouleversements culturels et commerciaux. Clothilde Chamussy l’évoque dans l’une de ses vidéos : limiter l’effondrement maya à une seule cause serait certainement trop réducteur.

La guerre des étoiles, film de George Lucas

Il faut envisager une probable combinaison de différents facteurs. Sur de nombreux sites, on sait par exemple que les Mayas ont pris le temps de recouvrir un nombre conséquent d’édifices de terre sur plusieurs dizaines de centimètres, cela paraît incompatible avec un départ précipité. On sait également que les glyphes tendent à se raréfier avec les décennies : moins d’alphabétisation, moins d’influence culturelle.

Moins d’influence, plus de culture – c’est ce qu’on aimerait chez les alternatifs.

Suçant un citron, il fit l’inventaire de ce qui l’entourait. Le mescal, tout en calmant, lui ralentissait l’esprit : chaque objet mettait un certain temps à l’atteindre.

Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan

Laurent Tlacuilo – juillet 2022


Suite : Construire l’Indien (4)


Sources  (en plus des références déjà mentionnées précédemment) :

Ennio Morricone, Vamos a matar compañeros, 1970

Nación Ekeko, Caminos, 2018

Noir Désir, Tostaky, 1992

Ariel Ramírez, Misa criolla, 1964

Silvestre Revueltas, La noche de los Mayas, 1939

Jorge Reyes,

  • Cupaima (avec Chavela Vargas), 2007
  • Comala, 1986

Hubert-Félix Thiéfaine, Eros über alles, 1988

Neil Young, Zuma, 1975

Atahualpa Yupanqui, Pasaban los cantores, 1979

Nación Ekeko Live – La Hora Mágica (réal. Eric Dawidson) :
https://youtu.be/TZzWCx9UWoo

Silvestre Revueltas, La noche de los Mayas dirigée par Alondra de la Parra :
https://youtu.be/uenaA6djuzQ

Ariel Ramírez, « Gloria » de la Misa criolla avec Los Fronterizos :
https://youtu.be/-7eBL1jzyKQ

Atahualpa Yupanqui – « Los Indios » 
https://youtu.be/WdohmW4SYFE

Age of Empires II – The Conquerors (extension), 2000

American Conquest, 2002

Aztez, 2017

Expeditions : Conquistador, 2013

Sid Meier’s Civilization, 1991

Morris et René Goscinny, Tortillas pour les Dalton, 1967

El Chuncho, réal. Damiano Damiani, 1966

« Malaise dans les Civilizations », En attendant Nadeau, 17 août 2019
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/08/17/malaise-civilizations-binet/

Cinéma et politique – « Le western spaghetti : un genre (parfois) radical » 
https://www.youtube.com/watch?v=-PTLCcvgw0Q

Passé sauvage – « La disparition des Mayas »
https://youtu.be/yODnW5n0QIQ

Fidencio Briceño Chel (comp.), Adivinanzas mayas yucatecas Na’at le ba’ala’ paalen, 2009
Illustrations : Marcelo Jiménez Santos
https://docplayer.es/14191096-Adivinanzas-mayas-yucatecas-na-at-le-ba-ala-paalen-adivina-esta-cosa-ninio.html

Carmen Bernand, Genèse des musiques d’Amérique latine, 2013

Laurent Binet, Civilizations, 2019

Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire, 1972

Graham Greene, Mon univers secret, 1992

Ernesto Guevara,

  • Second voyage à travers l’Amérique latine, 2000
  • Voyage à motocyclette, 1992

Heinrich Heine, « Vitziliputzli », La Revue des deux mondes – Tome 12, 1851
https://books.google.fr/books?id=U8s2AQAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Diego et Frida, 1993

Friedrich Nietzsche, Aurore, 1881

Jacques Soustelle, La vie quotidienne des Aztèques, 1959