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Excès mexicains
De retour à Tenochtitlan au parc de Chapultepec
Les singes me balancent des bananes sur des slogans de fièvre aztèque
Et dans ma tristesse animale d’Indien qu’on soûle et qu’on oublie
J’m’écroule devant le terminal des bus à Mexico-City
« Pulque, mezcal y tequila » de Thiéfaine est une ode au texte de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, lui-même récit de l’ébriété, où jusqu’à l’espace-temps semble distordu par l’excès de la boisson, avec ses sautes continues et sa poésie sporadique.
« Le Mexique ? N’est-ce donc pas le lieu des âmes perdues ? » écrit encore Lowry dans Le phare appelle à lui la tempête. Le Mexique est un lieu des excès de l’alcool, un lieu pour fumer le haschich, dans la poésie d’Octavio Paz (Liberté sur parole), dans celle de Jack Kerouac : « Et le ciel est violet / Au vieux Mexique hachuré / de Haschisch » (Mexico City Blues) et pour une bonne partie de la Beat Generation qui y passe à un moment ou un autre. Et il note encore : « Les drogués / Sont des êtres humains / Moins dangereux / Que les alcooliques ». Quelques années plus tôt, William Burroughs – proche de Kerouac –, saoul à Mexico, se prenait pour Guillaume Tell avec un pistolet à la place de l’arc, et tuait sa femme Joan Vollmer.
Le Mexique se mue en terre d’ivresse, d’égarement, d’excès, où l’Indien erre, lui-même âme en peine accompagnant le Consul britannique de Lowry dans son enchaînement de mescals. Ou, autrement, l’Indien devient un guide dans cet enivrement, quitte à ce que l’on place plus d’attentes en lui que ce qu’il peut offrir, ou que notre idée de l’indianité ne trouve pas de répondant dans la réalité. En 1936, Antonin Artaud enthousiaste dans un premier temps : « Je suis venu sur la terre du Mexique chercher les bases d’une culture magique qui peut encore jaillir des forces du sol indien » (Messages révolutionnaires), puis en perdition s’interroge : « Tout cela, pourquoi ? Pour une danse, pour un rite d’Indiens perdus qui ne savent même plus qui ils sont, ni d’où ils viennent et qui, lorsqu’on les interroge, nous répondent par des contes dont ils ont égaré la liaison et le secret » (Les Tarahumaras).
C’est là où le Mexique est souhaité comme le plus véritable et intense qu’il se montre le plus envahi de fantasmes.
Le voyageur en mal d’authentique projette ses attentes sur la figure de l’Indien. Qu’importe s’il court après cette image dans une mezcaleria, lors d’une visite dans un authentique village maya où les hôtes arborent un T-shirt avec le logo de la compagnie touristique, ou si c’est en fumant un joint sur les marches de la pyramide de Teotihuacan au son d’une guitare.
Si la rencontre ne satisfait pas le visiteur, c’est que l’Indien n’était pas assez vrai. Plutôt que de remettre en cause son imaginaire, comme Artaud, le visiteur insiste : « Toute vraie culture s’appuie sur la race et sur le sang. Le sang indien du Mexique garde un antique secret de race, et avant que la race se perde, je pense qu’il faut lui demander la force de cet antique secret. » Ou bien…
… ou bien c’est la drogue, qui n’est pas assez forte ?
Le paradoxe est là : penser l’autre avant de le laisser penser. Malcolm Lowry l’a parfaitement cerné : « Et en effet, se demanda-t-il en acceptant un autre mescal, n’était-il pas venu, et comment, vivre parmi les Indiens ? Le seul ennui était qu’on eût très peur que cette sorte d’Indiens-là s’avérassent aussi des types à idées. »
Entre psychotropes et chamanisme
Il est fréquent que des étrangers en visite prennent le temps de se perdre dans des petits villages, par exemple dans les montagnes à quelques heures de Oaxaca, pour aller « prendre les maîtres ». Avec un chaman le temps de quelques heures, ils expérimentent ici les champignons, ailleurs les graines de peyotl. L’Amérique latine connaît son lot d’hallucinogènes naturels, et au Pérou le passage par la prise d’ayahuasca est devenu un véritable business pour de nombreux voyages organisés.
Là encore, les mêmes sont passés par là avant : Antonin Artaud qui assiste aux cérémonies chamaniques des Tarahumaras, la Beat Generation plus tard. De façon indirecte, Aldous Huxley avec son célèbre texte Les portes de la perception offre un témoignage saisissant d’une prise de mescaline (que l’on retrouve dans le peyotl) et de ses effets. Mais dans son cas la prise d’hallucinogènes se fait depuis l’Angleterre.
Les chemins pourtant se croisent avec de multiples va-et-vient autour d’obsessions partagées. Ainsi, en 1947, Malcolm Lowry avec l’alcool obsessionnel dans sa ville de Cuernavaca réimaginée, raconte dans la préface que son livre est pensé avec des références à la kabbale, et la trace omniprésente du poète anglais William Blake. Quand Huxley en 1954 fait son expérience de la mescaline, il est lui-même à la recherche de William Blake et de raccords entre son œuvre pictographique et les effets de la drogue. Et en 1965, le groupe de rock The Doors voit le jour, nom qui est un renvoi à ces mêmes « Portes » qui figurent dans le titre d’Aldous Huxley, elles-mêmes tirées d’un poème de Blake dans Le mariage du Ciel et de l’Enfer. Et Morrison passe régulièrement la frontière avec le Mexique.
Huxley cherche Blake, Lowry utilise Blake, Morrison s’empare d’Huxley, le tout enrobé de mescaline, peyotl et autres drogues. Mexique-Blake-drogue, et retour au point d’origine.

Et les chamans donc. Car régulièrement, les prises de psychotropes se font lors d’une cérémonie. Parmi des groupes indiens, comme ceux racontés par Artaud, ou bien avec une personne officiant en tant que chaman pour le touriste aujourd’hui.
L’une des célèbres figures du chamanisme indien est María Sabina, d’origine mazatèque et vivant dans l’état de Oaxaca. Sa célébrité vient d’un ethnobotaniste et banquier américain, Robert Gordon Wasson, qui la rencontre, participe à la cérémonie et en fait un récit dans Life en 1957. La même année, les chants de María Sabina sont enregistrés et édités : Mushroom ceremony of the Mazatec Indians of Mexico. La curiosité pour cette pratique va se développer. Le journaliste spécialiste du Mexique et auteur d’un travail magistral sur les Indiens du Mexique (Los indios de México – en 5 volumes) Fernando Benítez la rencontre à son tour quelques années plus tard, et en tire un livre où il décrit sa prise de champignons avec la chamane. Et il publie une autre réflexion après cela, cette fois sur le peyotl.
Dans ces mêmes années 1960, Bob Dylan et John Lennon auraient également rencontré María Sabina. Aujourd’hui, son portrait est devenu un élément commercial sur des vêtements parfois accompagnés d’un logo représentant une feuille de chanvre. Visage blanc sur fond noir, María Sabina ou Ernesto Guevara sur les T-shirts…
Mais déjà de son vivant (elle décède en 1985), celle-ci avait pris ses distances avec l’attrait exotique et récréatif de sa pratique et la publicité qui l’entourait, là où son rituel était d’abord pratiqué pour des raisons thérapeutiques.

Dans une démarche à mi-chemin entre description anthropologique et ésotérisme New Age, et basculant au fur et à mesure plus dans ce dernier, Carlos Castaneda est l’un des principaux acteurs de la popularisation du chamanisme, avec des formules narratives que l’on retrouve régulièrement chez des gourous et autres alternatifs. Il prend la suite directe de María Sabina et, dès 1968 et son premier livre, L’herbe du diable et la petite fumée, il connaît le succès pour raconter son apprentissage des rites et de la pratique du chamanisme auprès d’un maître, Juan Matus, dont l’existence semble douteuse. Elément amusant, l’un des textes de Castaneda publié en français est traduit par l’anthropologue et historienne Carmen Bernand.
Par ces intermédiaires, Sabina, Castaneda, Artaud avec ses attentes d’étranger, et ceux qui s’engouffrent à leur suite, le Mexique se fait mystique, une recherche hallucinée d’une vérité enfouie, liée au passé précolombien, à ses drogues rituelles. Les rites indigènes deviennent un élément narratif d’un parcours initiatique, une attente créée pour une vérité initiale que la présence européenne, coloniale, moderne aurait fait disparaître ou pervertie.
On retrouve ici le manichéisme Européen-Indien déjà rencontré pour raconter la Conquête. Et au-delà, les clichés d’un narratif utilisé par une grande partie des pseudo-chercheurs, gourous et apparentés ; le savoir ancien retrouvé, le parcours vers la sagesse, le retour à la nature, l’évènement qui sert de point de bascule, le guide mystérieux, l’initiation individuelle, le rapport au monde à repenser…
Ces archétypes sont bien connus : Jacques Grimault et son grand-père, Patrice Pooyard et son mystérieux informateur ou son blouson égaré, le chaman soi-disant chercheur interviewé dans BAM, les aventures familiales de la jeune femme régulièrement visitée par les extra-terrestres interviewée par Deïmian à Raqchi, l’obligation d’halluciner une figure de grand serpent blanc dans un centre d’ayahuasca péruvien ou, dans un autre genre, les élucubrations de James Redfield dans La prophétie des Andes (que l’on peut rapprocher sur de nombreux aspects de L’Alchimiste de Paulo Coehlo) ou du prétendu chaman à la méthode directement copiée sur Castaneda, Miguel Ruiz et son best-seller de développement personnel Les quatre accords toltèques, où tour à tour il se revendique d’une lignée de sorciers naguals, appelle à un savoir caché au moment de l’arrivée espagnole, et prétend que l’on peut induire le cancer par la pensée – rien que ça.
Le sang des dieux
Artaud, encore lui, était pour partie dans le même cheminement avec ses fantasmes d’Amérique perdue, à la recherche d’une universalité mystique : « Tous ces ésotérismes sont les mêmes, et veulent en esprit dire la même chose. Ils indiquent une même idée géométrique, numérale, organique, harmonieuse, occulte, qui réconcilie l’homme avec la nature et avec la vie. » A ce jeu, on ne peut que s’étonner que Patrice Pooyard ou Quentin Leplat ne l’aient pas encore fait figurer dans un de leurs récits !... probablement parce qu’ils ne l’ont pas lu.
Le problème de toutes ces déclarations, c’est qu’elles ne sont pas franchement un imaginaire indien, mais qu’elles reposent d’abord sur une projection, une attente que nous avons sur ce monde. Nous, étrangers, ou nous, depuis le XXe ou le XXIe siècle. Dans le meilleur des cas, ce qui aujourd’hui passe pour être « indien » est en réalité métis.
Et il faut donner tort à Jorge Luis Borges (Borges en dialogues) lorsqu’il déclare : « Je ne sais jusqu’où la culture mexicaine ou la culture aztèque, ou la culture inca au Pérou, survivent. Elles survivent comme des curiosités, rien de plus. » Ces cultures sont bien vivantes.
Si espérer retrouver une vérité précolombienne à l’aune du chamanisme paraît saugrenu, penser que l’Amérique latine a perdu son patrimoine ou l’a relégué au simple statut de figuration est également extravagant.
La mise en garde de Serge Gruzinski, dans La colonisation de l’imaginaire, a déjà été évoquée, quant à la difficulté et l’illusion de parvenir à saisir les Indiens hors de l’Occident. Un tel exercice repose trop souvent sur un amoncellement d’hypothèses, et la recherche historique, les évolutions techniques de l’archéologie peuvent subitement venir les balayer dans un jeu vicieux d’hypothèses successives. Mais à l’inverse, quand il s’agit de considérer des valeurs d’origine occidentale comme la religion catholique, il rappelle dans un autre livre que « [Le] christianisme (…) fait désormais partie du quotidien indigène et (…) réactive le passé autant qu’il l’efface » (La pensée métisse).
Et Carmen Bernand, dans Teotl, l’affirme également : « Les éléments préhispaniques sont infiltrés partout, redonnant un sens particulier au monde chrétien. En fait, le dogme chrétien est mexicanisé et exposé par des signes dont la force réside justement dans leur faculté à faire naître des rapprochements et à produire des métaphores. Les voix et les chants qui leur donnaient vie se sont tus, laissant seulement des images. »
Concrètement, cela signifie que les mélanges opérés par Bernardino de Sahagún au lendemain de la Conquête, lorsqu’il combinait chants indiens et référentiels chrétiens, sont toujours présents.
Ainsi, la matière divine préhispanique, susceptible de se diviser, de retourner à son origine, dont les composants peuvent se séparer, et qui peut fusionner pour former un nouvel être divin (selon les caractéristiques pointées par Alfredo López Austin), se mélange à l’idée de transcendance chrétienne, pour former les religions indigènes, et des rapports à la croyance typiques de cette partie du monde.
Ici, c’est María Sabina qui mêle à ses imprécations mazatèques le nom espagnol des saints protecteurs (au grand dam de Fernando Benítez venu participer à la cérémonie et la raconter), là des imposants tressages « fleur des âmes » pour une procession chrétienne où figurent la Vierge Marie ou Jésus Christ, et qui côtoient dans les formes un renvoi à des divinités païennes ou au tzompantli de crânes.
Souvent dans les décorations des églises, dans les codex d’amatl glissés dans des Christ en croix, dans des cérémonies improvisées, les deux mondes se mêlent pour construire de nouvelles croyances où les influences de l’un et de l’autre peinent à se distinguer. C’est le cas dans la Crypte des Archevêques, à l’intérieur de la cathédrale de Mexico, avec son décor fulgurant où le Christ surplombe serpents et crâne précolombiens.
« L’exil est fécond si on appartient à la fois à deux cultures, sans s’identifier à aucune » renchérit Todorov. Le patrimoine indien n’est pas relégué au passé, il est vivant dans cette mixité d’aujourd’hui. Paz, Fuentes et tant d’autres n’ont eu de cesse de l’affirmer : le passé ne se contente pas de la nostalgie et des musées.
L’Indien amalgamé
Un autre écueil récurrent consiste à vouloir essentialiser l’Indien, à tenter de le réduire à une seule figure ou à amalgamer les multiples civilisations, périodes, en un tout uniforme. Une erreur commise dans ces lignes mêmes, lorsque je tente de décrire les figures de l’Indien, là où les populations autochtones sont d’abord multiples, et changeantes. Souvenez-vous de la mise en garde en introduction : ce ne sont là que des pistes qui sont ouvertes.
Pourtant, la fiction a très souvent fusionné différents aspects de ces cultures, et lorsqu’il s’agit d’ériger des symboles, le patrimoine indien représenté devient une bousculade d’images où s’effondrent le temps et l’espace.
Retour aux figures romantiques et tragiques : l’Amérindien jongle entre la naïveté dénudée, et la mise en scène sanguinaire. C’est ainsi qu’on le croise dans les pages de David Herbert Lawrence. Presque érotique, dans Matinées mexicaines : « Combien ces Indiens ont une belle peau, suave et opulente. Une sorte de fécondité de chair qui va peut-être avec l’absence de ce que nous nommons "esprit". » Et, un peu plus loin, le sang qui se devine : « Le moment est aussi immuable qu’un poignard d’obsidienne, et le cœur de l’Indien est aussi intense que le moment qui sépare le passé de l’avenir pour les sanctifier tous les deux. »
Ce mélange d’érotisme et de violence, on le retrouve encore dans le roman Azteca de Gary Jennings, ou dans les sept tomes de la BD Quetzalcoatl par Jean-Yves Mitton.
Paco Ignacio Taibo II, dans Adiós Madrid, entraînant son détective fétiche Héctor Belascoarán Shayne à la poursuite du plastron de Moctezuma égaré en Espagne, note avec ironie à propos de l’édifice madrilène : « Le Musée d’Amérique (…) ne prétendait pas du tout célébrer la glorieuse histoire de la colonisation. On y trouvait au contraire tous les éléments d’un cauchemar où les horreurs et les massacres s’inscrivaient dans un contexte de fascination pour l’exotisme. »
Le monde indien comporte également des symboles que l’on retrouve employés à foison, dont on s’attend à ce qu’ils couvrent parfois l’entièreté d’un pays, mélangeant au passage différents groupes ethniques, ou à ce qu’ils représentent une sorte d’indigène universel.
Dans les jeux vidéo, les bandes dessinées, les romans, des éléments emblématiques de telle culture amérindienne sont fréquemment employés hors contexte, souvent pour parler d’une autre culture. Les exemples les plus fameux sont probablement le bas-relief inca de Viracocha, régulièrement reproduit et légèrement modifié, et l’immanquable calendrier aztèque de la Piedra del Sol.

Mais il y en a d’autres variantes, comme dans le premier Tomb Raider, où l’on croise par exemple la déesse du maïs aztèque Chicomecoatl dans un niveau censé se dérouler au Pérou. Et dans le quatrième opus d’Assassin’s Creed, ce sont des stèles mayas que le joueur trouve éparpillées au milieu des Caraïbes.
Dans le roman La troisième balle (1915) de l’Autrichien Leo Perutz, ses Aztèques utilisent des quipus incas. Dans la dernière aventure achevée de Tintin, au San Theodoros, on croise la pyramide paztèque de Trenxcoatl (sonorités du Mexique central) d’après une architecture maya et à proximité de la tribu d’inspiration amazonienne des Arumbayas. Dans la série Long John Silver de Lauffray et Dorison, il est mentionné la rançon d’or qu’Atahualpa (au Pérou donc) aurait dû verser pour sa liberté à Cortés (au Mexique). Et tant d’autres…
Mais revenons à l’emblématique Piedra del Sol, le symbole le plus répandu du Mexique. Celui-ci a littéralement envahi notre référentiel en 2012, quand il était question d’apocalypse maya… Cocasse, pour une symbolique aztèque : les deux civilisations ne comptent pas le même nombre de fins du monde !
Patrice Pooyard, avec la précision qu’on lui connaît, l’utilise dans son film BAM tandis que la narration indique : « Selon des mythes et des croyances anciennes de différents peuples, la terre serait insérée dans des cycles, le plus célèbre étant peut-être celui des soleils des mayas. » Décidément, la qualité des recherches qu’il propose ne peut que décevoir.
Et c’est le même type de raisonnement que l’on retrouve autour des crânes de cristal, des faux avérés, que divers auteurs tentent de faire passer pour spécifiquement mayas, liés à la fin du calendrier au 21 décembre 2012 (qui est en réalité la date finale d’un calendrier maya parmi d’autres), et dont le style est un mélange de formes mésoaméricaines pas franchement respectées.
De façon plus intelligente, voilà l’occasion de convoquer à nouveau Octavio Paz, dans son essai Critique de la pyramide. Il y invite lui aussi la Piedra del Sol, jusque dans son emplacement même, c’est-à-dire comme la pièce centrale trônant au milieu du Musée d’Anthropologie de Mexico. Comme l’élément qui figure sur les pièces de monnaie du pays, comme l’archétype même de la nation mexicaine. « Et pourquoi cet archétype doit-il être plus précisément aztèque que maya, ou zapotèque, ou tarasque, ou otomi ? Ma réponse à ces questions ne plaira pas à beaucoup : les véritables héritiers des assassins du monde préhispanique ne sont pas les Espagnols de la Péninsule, mais nous-mêmes, les Mexicains, qui parlons castillan – que nous soyons créoles, métis ou indiens. » Et de continuer : « au Musée d’Anthropologie, la glorification de Mexico-Tenochtitlan est une exaltation de l’image de la pyramide aztèque, avec, pour ainsi dire, la garantie de la science. »
Les Aztèques, renversés par les Espagnols et leurs alliés tlaxcaltèques, parviennent toujours à dominer de leur symbole les autres peuples amérindiens du pays, affirmant malgré leur défaite de 1521 une supériorité invasive sur le territoire.
Et puis, ironiquement, on peut encore y voir un pied de nez aux gringos des États-Unis qui avaient malmené la sculpture de 24 tonnes en s’en servant de cible d’entraînement au tir pendant l’occupation de Mexico de 1847. Et 80 ans plus tard, cet écho de la part de Lawrence (Le serpent à plumes) à la figure centrale sur la pierre : « Est-ce à jamais le couteau de sacrifice que tu brandis comme si tu tirais la langue au monde entier ? »
Bousculades et escalades pyramidales
Faisons un rapide retour sur La révélation des pyramides, et un montage malhonnête de Pooyard, qui est allé à la rencontre du directeur du Musée d’anthropologie de Mexico. Il coupe celui-ci autour d’une brève déclaration où ce dernier semble exaspéré : « L’Égypte s’est développée bien avant le Mexique. Il n’y avait aucun lien entre l’Afrique du Nord et cette partie de l’Amérique. »
Comme à son habitude, avec son acolyte d’alors Jacques Grimault, ils jettent des points de suspension à l’esprit du spectateur, des liens qu’ils s’empressent de suggérer mais ne prennent pas la peine d’expliquer, pour mieux faire travailler l’imagination du public crédule et le laisser tisser des liens qu’il serait trop hasardeux de développer.
Fehmi Krasniqi franchit le pas, lui, quand il affirme que les Olmèques démontrent une présence africaine en Mésoamérique, et il se couvre de ridicule au passage face à l’absence de preuve et aux multiples contradictions – comme développé dans un précédent article.
Non, pour Grimault et Pooyard, la question reste ouverte et ils laissent s’immiscer dans la tête du spectateur qu’il y a un lien, et il s’agit de pointer avec ironie le fait que ces questions soient balayées d’un revers de la main par le directeur du musée. L’explication, qu’elle consiste à parler d’Atlantes, d’extra-terrestres, de technologie avancée, ou autre élucubration, est laissée au bon vouloir du spectateur, l’essentiel étant qu’il croit à l’existence de ce fameux lien entre les points du globe, comme il est attendu qu’il donne du crédit à un usage antique du mètre, à l’équateur penché et aux autres affirmations improbables du film.
Et la séquence enchaîne sur une déclaration de l’architecte et archéologue Jean-Pierre Adam, là encore sensiblement coupée pour créer un montage moqueur, et ne pas assimiler tout de suite qu’Adam rappelle ici les théories alternatives ou néo-évhéméristes : « C’est curieux que l’Égypte, dont l’écriture est hiéroglyphique ainsi que la Chine dont les caractères sont une forme complexe de hiéroglyphes ou les Mayas, qui avaient aussi une écriture hiéroglyphique aient construit ce genre de monument témoin. Mais ça ne marche pas avec la Mésopotamie donc c’est seulement une coïncidence. »
Au même titre que Pooyard et Grimault amalgament l’Amérique précolombienne (en considérant de façon tout à fait indifférente le Pérou et le Mexique ensemble, comme nous l’avons vu à de multiples reprises, ou les Aztèques avec les Mayas) avec l’Egypte antique en pointant la présence de pyramides (qui n’ont pas les mêmes usages, les mêmes formes, ou les mêmes dénominations à l’origine), ou de momies (là encore, les différences sont flagrantes entre les sarcophages égyptiens et les momies recroquevillées incas), ils utilisent insidieusement le mot de hiéroglyphes ici, d’autant que c’est Jean-Pierre Adam qui l’emploie, et que cela leur permet de railler au passage du monde scientifique.

Alors, histoire de faire ce qu’ils ne font pas dans le film, développons ! Les Mayas sont les seuls sur le continent américain à faire un usage de glyphes qui soit une transcription directe de la langue. Ils utilisent environ 800 signes, les combinant entre eux pour former des mots. Les autres populations voisines ou postérieures utilisent plutôt une transcription visuelle directe : on ne reproduit pas un son, mais simplement l’élément observé.
Ainsi chez les Aztèques, la majorité du temps on dessine donc l’objet, mais on peut également opter plus rarement pour une transposition phonétique, ou renvoyer à un élément spécifique qui caractérise un personnage ou un élément dans sa globalité. Avec l’évangélisation, de nombreux choix vont être opérés, amenant avec eux tout un lot de problèmes en différenciant la façon dont un même élément est appréhendé par une population ou une autre.
La ribambelle de saints chrétiens propose ainsi une multitude d’options. « Saint » d’abord, peut se représenter par de petites ailes accolées à un autre élément central ; ou alors figurer sous la forme d’un mur de briques, celui-ci se prononçant « xan » en nahuatl (donc proche du « San » espagnol).
Et puis, selon le saint concerné, il faut choisir. Ainsi, comment identifier Saint Pierre ? Faut-il se contenter d’un barbu auréolé faisant un signe de bénédiction ? Ou, pour être plus précis dans l’identification, à quel élément l’associer ; faut-il retenir l’auteur des épîtres, le traître du chant du coq, le détenteur des clés du paradis ? Régulièrement on trouve ainsi dans des codex une clé pourvue de petites ailes, il faut ainsi la lire « Saint Pierre ». Mais on peut parfaitement envisager que pour un autre groupe indigène nahua à quelques kilomètres de là, l’image associée soit un coq posté sur un mur de briques. Un autre exemple se trouve pour Saint Michel, souvent présenté sous la forme d’un cadavre muni d’ailes, les ailes sont une transposition directe des images catholiques, et le cadavre se dit « miquetl » et voilà comment on se retrouve avec San Miguel…
Ce type de montage est impossible avec l’écriture maya, où il faut trouver uniquement des sonorités et les combiner entre elles.
Avec la compréhension de l’écriture maya acquise à partir des années 1960, tout un pan de l’histoire indienne est devenu accessible. Cette évolution s’est faite conjointement à un processus de réappropriation et de revalorisation du passé indigène et du regard indien sur la Conquête de la part des institutions académiques, à un niveau national. Et au niveau des populations directement concernées, par de nouvelles revendications, plus fortes, jusqu’à passer par les armes comme avec le soulèvement zapatiste de 1994.
Critique de la pyramide, encore, et cette réflexion toujours aussi pertinente un demi-siècle plus tard : « L’interrogation sur le Mexique est inséparable de l’interrogation sur l’avenir de l’Amérique latine, et celle-ci, à son tour s’insère dans un autre contexte : l’avenir de ses relations avec les États-Unis. Nous interroger sur nous-mêmes revient chaque fois à nous interroger sur les autres. »
Avec les nombreux migrants venus du sud pour atteindre les États-Unis, le mur partiellement érigé entre les frontières et vanté par le 45e président américain Donald Trump, et dans le même temps une production hollywoodienne (Disney en tête) où la culture d’Amérique latine est de plus en plus sollicitée et l’espagnol récurrent, ou encore les nombreux appels des populations autochtones depuis le Brésil, le Mexique ou le Canada pour une reconnaissance du passé et de leur situation actuelle, le Mexique garde cinq siècles plus tard sa position centrale dans de nombreux débats qui agitent l’ensemble du continent, et un marqueur de ce que peut – ou de ce que doit – être le patrimoine précolombien et de son existence à travers les arts et la culture.
Ce tour d’horizon achevé, si votre curiosité a été éveillée ici ou là pour un auteur ou une œuvre – c’était le but premier de ces réflexions – et comme je l’ai convié régulièrement, je vous invite à ouvrir en priorité Octavio Paz pour son essai d’une beauté et d’une intelligence rares, Le labyrinthe de la solitude, accompagné de Critique de la pyramide, récemment réédité.
Aussi, pourquoi ne laisse-t-on pas ces gens tranquilles ? …Que dirions-nous si les Égyptiens ou les Péruviens venaient chez nous, ouvrir les tombeaux de nos rois ? …Hein, que dirions-nous ?...
Hergé, Les 7 boules de cristal
Laurent Tlacuilo – septembre 2022
Sources (celles utilisées dans cet article final figurent en gras) :

Musique :
Ennio Morricone, Vamos a matar compañeros, 1970
Nación Ekeko, Caminos, 2018
Noir Désir, Tostaky, 1992
Ariel Ramírez, Misa criolla, 1964
Silvestre Revueltas, La noche de los Mayas, 1939
Jorge Reyes,
– Comala, 1986
– Cupaima (avec Chavela Vargas), 2007
María Sabina, Mushroom ceremony of the Mazatec Indians of Mexico, 1957
Hubert-Félix Thiéfaine, Eros über alles, 1988
Chavela Vargas, Chavela Vargas, 1961
Neil Young, Zuma, 1975
Atahualpa Yupanqui, Pasaban los cantores, 1979
Nación Ekeko Live – La Hora Mágica (réal. Eric Dawidson) : https://youtu.be/TZzWCx9UWoo
Ariel Ramírez, « Gloria » de la Misa criolla avec Los Fronterizos : https://youtu.be/-7eBL1jzyKQ
Silvestre Revueltas, La noche de los Mayas dirigée par Alondra de la Parra : https://youtu.be/uenaA6djuzQ
Hubert-Félix Thiéfaine - « Pulque, mezcal y tequila » : https://youtu.be/KeThyai_GW0
Chavela Vargas – « La Llorona » : https://youtu.be/rNurASQ3JSc
Atahualpa Yupanqui – « Los Indios » : https://youtu.be/WdohmW4SYFE

Jeux vidéo :
Age of Empires II – The Conquerors (extension), 2000
American Conquest, 2002
Assassin’s Creed IV : Black Flag, 2013
Aztez, 2017
Expeditions : Conquistador, 2013
Sid Meier’s Civilization, 1991
Tomb Raider, 1996

Bandes dessinées :
Hergé, Tintin et les Picaros, 1976
Mathieu Lauffray et Xavier Dorison, Long John Silver (4 tomes), 2007-2013
Jean-Yves Mitton, Quetzalcoatl (7 tomes), 1997-2008
Morris et René Goscinny, Tortillas pour les Dalton, 1967

Films :
El Chuncho, réal. Damiano Damiani, 1966
La controverse de Valladolid, réal. Jean-Daniel Verhaeghe, 1992
La nuit des Mayas, réal. Chano Urueta, 1939

Articles en ligne :
« Fernando Benítez et les sources du drame mexicain », Le Monde, 15 novembre 1969
https://www.lemonde.fr/archives/article/1969/11/15/fernando-benitez-et-les-sources-du-drame-mexicain_2442771_1819218.html
« Malaise dans les Civilizations », En attendant Nadeau, 17 août 2019
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/08/17/malaise-civilizations-binet/

Chaînes YouTube :
Cinéma et politique – « Le western spaghetti : un genre (parfois) radical »
https://www.youtube.com/watch?v=-PTLCcvgw0Q
Passé sauvage – « La disparition des Mayas »
https://youtu.be/yODnW5n0QIQ
Envoyé Spécial – « Voyages chamaniques »
https://dai.ly/x5t7j4p

Origine des illustrations utilisées dans BAM :
James W. Buel, The story of man, 1889
– illustrations : Armand Welcker
https://books.google.fr/books?id=juyfAAAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
Fidencio Briceño Chel, Adivinanzas mayas yucatecas Na’at le ba’ala’ paalen, 2009
– illustrations : Marcelo Jiménez Santos
https://docplayer.es/14191096-Adivinanzas-mayas-yucatecas-na-at-le-ba-ala-paalen-adivina-esta-cosa-ninio.html

Récits historiques :
Alvar Nuñez Cabeza de Vaca, Relation de voyage (1527-1537) (éditions Babel)
Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique (éditions La Découverte)
Hernán Cortés, La conquête du Mexique (éditions La Découverte)
Bernal Díaz del Castillo, La Conquête du Mexique (éditions Actes Sud)
Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (éditions La Découverte)
Marco Polo, Le devisement du monde (éditions La Découverte)
Ulrich Schmidel, Voyage curieux au Río de la Plata (éditions Arthaud)
Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages (éditions Métaillé)

Livres :
Antonin Artaud,
- Messages révolutionnaires, 1970
- Les Tarahumaras, 1945
Fernando Benítez,
- En la tierra mágica del peyote, 1968
- Los hongos alucinantes, 1964
- Los Indios de México (5 volumes), 1968
Carmen Bernand,
– Genèse des musiques d’Amérique latine, 2013
- Teotl – Dieu en images dans le Mexique colonial, 2009
Denis Biette, L’énigme des crânes de cristal, 2012
Laurent Binet, Civilizations, 2019
Roberto Bolaño, Les chiens romantiques (traduction Robert Amutio), 1993
Jorge Luis Borges, Borges en dialogues (avec Osvaldo Ferrari), 1985
Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire, 1972
Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, 1992
Carlos Castaneda, L’herbe du diable et la petite fumée, 1968
Christian Duverger,
– Cortés, 2003
– L’origine des Aztèques, 1983
Brigitte Faugère et Nicolas Goepfert, Atlas de l’Amérique précolombienne, 2022
Carlos Fuentes,
– L’oranger, 1993
– Le sourire d’Erasme, 1990
Graham Greene, Mon univers secret, 1992
Serge Gruzinski,
– La colonisation de l’imaginaire, 1988
– Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne, 2021
– La guerre des images, 1990
- La pensée métisse, 1999
– Les quatre parties du monde – Histoire d’une mondialisation, 2004
Ernesto Guevara,
– Second voyage à travers l’Amérique latine, 2000
– Voyage à motocyclette, 1992
Heinrich Heine, « Vitziliputzli », La Revue des deux mondes – Tome 12, 1851
https://books.google.fr/books?id=U8s2AQAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false
Aldous Huxley, Les portes de la perception, 1954
Paco Ignacio Taibo II, Adiós Madrid, 1993
Gary Jennings, Azteca, 1980
Jack Kerouac, Mexico City Blues (traduction Pierre Joris), 1959
Laila Lalami, The Moor’s account, 2014
David Herbert Lawrence,
- Matinées mexicaines, 1927
- Le serpent à plumes, 1926
Jean-Marie Gustave Le Clézio, Diego et Frida, 1993
Alfredo López-Austin, Les paradis de brume, 1994
Malcolm Lowry,
- Au-dessous du volcan, 1947
- Le phare appelle à lui la tempête (sélection et traduction Jacques Darras), 2009
Michel de Montaigne, Essais, 1581
Friedrich Nietzsche, Aurore, 1881
Octavio Paz,
- Critique de la pyramide, 1969
– Le labyrinthe de la solitude, 1950
– Une planète et quatre ou cinq mondes, 1983
Leo Perutz, La troisième balle, 1915
Jean-Jacques Rousseau, Réponse à M. Bordes, 1752
Jacques Soustelle, La vie quotidienne des Aztèques, 1959
Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique – La question de l’autre, 1982
Stefan Zweig, Amerigo – Récit d’une erreur historique, 1944