De l’anonymat et de l’argument d’autorité
Article mis en ligne le 15 avril 2017

par Irna

Comme le savent ceux qui suivent l’affaire des « momies aliens » du Pérou pour l’analyse desquelles l’aventurier Thierry Jamin a sollicité un financement par les internautes, deux articles analysant certaines des radios diffusées par Thierry Jamin ont été publiés sur le net récemment :
 un article du blogueur Miastor l’Iconoclaste portant sur une des « mains extraterrestres » : Stop Mensonge et la main extra-terrestre, pointant en particulier l’incohérence biologique de la radio de cette main (doigts formés de « suites de phalanges manifestement désappariées et disposées à la suite les unes des autres » et paume consistant en « un amas d’os cassés en vrac » ;
 et surtout un texte publié ici-même par une archéozoologue qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons qui lui sont propres : « Momies aliens » du Pérou : le point de vue d’une archéozoologue, texte qui relève de très nombreux problèmes et incohérences anatomiques et biologiques sur les radios de ces « chimères », qui seraient constituées d’os prélevés sur plusieurs individus (humains ou animaux) différents.

La réception de ce texte a été, c’est le moins qu’on puisse dire, assez fraîche du côté des partisans de Thierry Jamin et de l’authenticité des « momies » ; mais, à ma connaissance (que le lecteur me corrige si je suis passée à côté de quelque chose), aucun des intervenants qui ont pris connaissance de cette analyse n’a réagi sur le fond. Les réactions se sont toutes centrées sur l’anonymat de l’auteur :

Source
(en voilà un qui a tout compris du rôle et de l’intérêt d’une bibliographie...)

Quelques jours plus tard, Thierry Jamin a mis en ligne une vidéo de 5 minutes (moins une minute de générique) montrant les résultats d’une « analyse des corps momifiés par trois spécialistes » : https://www.youtube.com/watch?v=DcqL4DYvFso
Les trois spécialistes en question sont nommés :

- Dr. Ramiro Hermoza Rosell, Chirurgie Générale,
 Dr. Renan Ramírez Vargas, Chirurgien en Médecine Interne,
 Dr. Julio Espejo Torres, Spécialiste des Os et Responsable de la "Sécurité Sociale" à Cusco.

Deux d’entre eux s’expriment en quelques phrases dans la vidéo, le Dr Renan Ramirez Vargas et le Dr Ramiro Hermoza Rosell (on ne sait pas où est passé le Dr Julio Espejo Torres [1]), moins de trois minutes au total. Je recopie ci-dessous leurs déclarations, que le lecteur pourra comparer avec l’analyse de l’archéozoologue déjà mentionnée :

Renan Ramirez Vargas : Il s’agit d’une structure anatomique intéressante, où l’on peut observer, en effet, la présence d’os. On voit une colonne vertébrale, des articulations, et il y a les indices d’une croissance sur les os, où les os, comme chez les humains, s’étirent et vont croître. Et ce qui attire mon attention ce sont les articulations de la main et de l’avant-bras, car ils n’ont pas de carpe et de métacarpe. Non, je veux dire qu’ils n’ont pas de tarse et de métacarpe [2]. Le carpe, c’est l’articulation qui unit l’avant-bras à la main. Et vice versa. On a l’impression d’une structure plus compacte ce qui semble indiquer qu’ils n’avaient pas des mouvements de mains et de pieds semblables à l’être humain. D’un autre côté, concernant la colonne vertébrale et le bassin, c’est assez comparable à l’être humain. On voit une structure assez similaire, avec un problème à la hanche qu’ils ont essayé de réparer pour corriger le déficit dont il souffrait à son époque.

Ramiro Hermoza Rosell : Ce que l’on peut voir, et ce que l’on voit sur les radios, c’est qu’il ne s’agit pas d’un être humain. Cela ressemble beaucoup à un être humain. Et, oui, il souffrait d’une sorte de maladie osseuse, les radiographies le démontrent. La structure osseuse est altérée et ils ont aussi essayé de régler ce problème avec un objet métallique pour rectifier un déficit. Et l’on voit depuis le début que la hanche est un peu plus haute d’un côté que de l’autre. Une hanche assez semblable à une hanche humaine, avec l’articulation du fémur. Mais elle était altérée du côté droit, ainsi qu’au niveau du genou. Les doigts, la colonne vertébrale etc. manquent d’os compacts. Ce sont des os spongieux du côté droit. Ils sont totalement décalcifiés, comme s’il avait une maladie.

Thierry Jamin : Pour vous il s’agit d’un véritable corps ? Ce n’est pas une fraude ?

Ramiro Hermoza Rosell : Non, non, il est impossible qu’ils aient fabriqué une structure osseuse, apparemment malade.

Thierry Jamin : Et vous nous avez expliqué qu’il était en croissance ?

Ramiro Hermoza Rosell : En croissance, oui, effectivement. Il y a croissance, car on le voit dans la structure des os. Il y a des stries typiques comme sur les os humains. Et de fait cela montre qu’il était en croissance. Mais on voit aussi qu’il avait une maladie osseuse assez importante.

Malgré le peu d’informations factuelles contenues dans ces quelques minutes, cette vidéo a été accueillie par beaucoup de partisans de Thierry Jamin et de contributeurs du projet comme la preuve définitive de l’authenticité - et du caractère extraterrestre - des « momies » :

Il est bien évident que joue ici à plein le biais de confirmation : les tenants des « momies aliens » auront tendance à croire les déclarations des médecins péruviens, ceux qui soupçonnent un fake prêteront plus d’attention au texte sceptique de l’archéozoologue... et chacun campera sur sa position. Pour essayer de sortir de ce pat quelque peu stérile, j’aimerais offrir quelques éléments de réflexion, qui ne permettront sans doute pas de trancher, mais qui peuvent amener à se poser quelques questions critiques.

L’anonyme versus les spécialistes

En règle générale, un texte non signé ne fait pas vraiment le poids face à l’avis de spécialistes qui signent de leur nom ; ici on a une personne qui se présente comme archéozoologue, spécialiste de la reconnaissance des ossements issus de fouilles archéologiques, mais dont on ne peut pas vérifier l’identité ni les qualifications (et le fait que je connaisse personnellement cette identité et ces qualifications n’est évidemment pas un argument recevable). De l’autre côté on a trois médecins qui existent réellement et exercent à Cusco, il est facile d’en retrouver trace sur le net, et on peut écarter rapidement l’hypothèse d’acteurs et de faux médecins. Cela suffit-il à disqualifier le texte anonyme, et à accepter comme parole d’évangile les déclarations filmées de ces médecins ? Objectivement, et ce quelle que soit notre position de départ sur ces « momies », je ne le pense pas, pour les raisons que je vais détailler ci-dessous.

Tout d’abord, si l’on compare les déclarations des uns et des autres sans se préoccuper des noms et qualifications, on ne peut qu’observer qu’on a d’un côté un texte précis, détaillé, où chaque élément (crâne, colonne vertébrale, cage thoracique, bras et épaules, ceinture pelvienne, main) est décrit séparément, avec les caractéristiques des os et des articulations, mais aussi les « manques » (épiphyses, ulna, fibula...) et les conséquences de ces manques en termes de mobilité ou d’historique des os, ainsi que les anomalies évidentes (os qui semblent appartenir à des individus différents...) ; et de l’autre côté des déclarations plutôt vagues et imprécises (« on voit une colonne vertébrale et des articulations »), qui ne font pas mention de ces anomalies ou les regroupent sous le terme flou de « maladie osseuse ». On nous dira que cette vidéo des médecins péruviens n’est qu’un court extrait, et qu’on aura plus de détails plus tard : certes, mais en attendant une éventuelle publication plus détaillée, on est bien obligé de constater que le texte de l’archéozoologue est nettement plus informatif et plus précis.

En attendant cette éventuelle publication plus détaillée, le seul argument qui peut donner du poids aux déclarations de ces médecins péruviens est donc l’argument d’autorité [3] : c’est parce qu’ils sont des spécialistes qu’on peut leur faire confiance plus qu’à une anonyme, c’est ce que sous-entendent les partisans de l’authenticité des « momies » qui y trouvent confirmation de leur conviction. L’argument d’autorité n’est pas forcément mauvais en soi : il est naturel et souhaitable d’accorder plus d’attention à la parole d’un expert qui s’exprime dans son domaine qu’à celle du premier quidam venu. Mais cet argument peut aussi vite tourner à l’argument fallacieux, et il ne constitue jamais seul une preuve suffisante :

 Pour qu’un argument d’autorité soit valable, il faut que le spécialiste s’exprime dans son domaine de compétence ; est-ce le cas ici ? Les médecins qui nous sont présentés comme « spécialistes » le sont-ils réellement ? Ils sont certes, on peut le supposer, compétents dans leur domaine (chirurgie), mais le sont-ils dans l’étude de momies ou de restes humains ou animaux issus de fouilles archéologiques ? Ce n’est pas tout à fait par hasard que se sont développées des spécialités comme l’ostéo-archéologie, l’archéozoologie, la paléopathologie etc., qui sont au carrefour de diverses spécialités médicales et de l’archéologie. Faire appel à des chirurgiens pour analyser de supposées momies, c’est un petit peu la même histoire que lorsque Semir Osmanagic faisait appel à un minéralogiste égyptien pour confirmer l’existence de supposées pyramides en Bosnie...

 La qualité de médecins ou chirurgiens de ces hommes ne les met pas à l’abri de l’erreur : ils peuvent se tromper parce qu’ils n’ont jamais eu à étudier de près une momie, vraie ou fausse ; ou être victimes, comme c’est déjà arrivé à de nombreux scientifiques, de biais de confirmation, s’ils sont par exemple convaincus de la réalité de visites d’ET sur terre, ou s’ils ont été influencés par la présentation qui leur a été faite, etc.

« L’analyse » de ces médecins n’aurait donc valeur de preuve que si elle pouvait être vérifiée et confirmée par d’autres - et si possible de vrais spécialistes - ce qui est pour le moment impossible étant donnée l’imprécision de leurs déclarations. Ce n’est pas pour rien qu’une démarche scientifique passe forcément par la publication détaillée des résultats : c’est le seul moyen pour que des experts indépendants puissent vérifier la qualité de ceux-ci et la validité de l’analyse. Il est possible qu’une telle publication soit prévue, dans ce cas-là tant mieux ! Mais si l’on devait se contenter d’une vidéo sans réel contenu scientifique, ce serait mauvais signe pour l’ensemble du « Projet Alien »...

Bien entendu, les remarques ci-dessus s’appliquent aussi au texte de l’archéozoologue, qui peut se tromper etc. ; la différence - essentielle - étant cependant qu’il y a dans ce texte du contenu qui peut être vérifié, non seulement par d’autres spécialistes, mais même en partie par des profanes (par exemple l’absence d’épiphyses aux os des membres supérieurs, inexplicable s’il s’agissait d’un être complet ayant été vivant, ou l’incohérence dans la taille et la disposition des phalanges de la main).

Bref, « l’analyse des corps momifiés par trois spécialistes » n’apporte pour le moment strictement rien à l’affaire, ni dans un sens ni dans l’autre. Thierry Jamin continue à annoncer des découvertes et des vidéos toujours plus spectaculaires, mais pas grand chose de scientifique à se mettre sous la dent...

A suivre !