Après avoir longtemps joué l’Arlésienne, le rapport du géologue égyptien Aly Barakat, rédigé à l’issue de son séjour à Visoko au printemps 2006, a enfin été rendu public sur le site de la Fondation. Vous pouvez le consulter ici (en) ou le télécharger au format pdf ci-dessous :
Sur la forme comme sur le fond, ce rapport tant attendu risque de soulever autant de questions qu’il n’en résoud. Sur la forme tout d’abord, la première question qu’on peut se poser est celle du délai incroyablement long de sa publication : le Dr Barakat a séjourné à Visoko de la mi-mai à la fin juin 2006 ; le rapport publié avant-hier (3 novembre 2007) est apparemment daté du mois de juin 2006. Même s’il a fallu le temps de le traduire de l’arabe, comment expliquer qu’il n’ait pas été rendu disponible plus tôt ?
Deuxième question : le texte publié sur le site de la Fondation est-il réellement le rapport complet du Dr Barakat ? Il s’agit en effet d’un texte fort court (4 pages), très général, sans aucune illustration : ni photos, ni cartes géologiques, pas même un rapide croquis illustrant les principaux caractères géologiques et structuraux ; pas de relevé des pendages, pas de schéma géomorphologique... Je suis personnellement assez déçue, je m’attendais, après un séjour de plus d’un mois sur place, à quelque chose de beaucoup plus fouillé. On peut relever aussi l’absence totale de références, inhabituelle dans un travail scientifique : il est d’usage, pour une étude géologique, même préliminaire, d’indiquer au moins les références des cartes géologiques et topographiques utilisées, sans parler de la littérature existante sur la région [1].
Sur le fond, ce rapport risque de beaucoup prêter à controverse, et tant les adversaires que les partisans de M. Osmanagic pourront y trouver de quoi apporter de l’eau à leur moulin.
Relevons tout d’abord quelques nettes contradictions entre le contenu de ce rapport et les propos que le site de la Fondation prêtait au Dr Barakat en 2006. Par exemple, dans ce texte (bs) (non traduit en anglais) présentant les "conclusions du Dr Barakat" le 16 mai 2006, il est évoqué pour les faces nord et est de Visocica des "blocs coulés" et du "béton antique", avec un "matériau connectif identique à celui utilisé dans les pyramides égyptiennes" ; alors que le rapport ne fait aucune mention de "béton" : les blocs de Visocica sont bien présentés comme un matériau naturel, un conglomérat d’âge Miocène. Dans le même texte de mai 2006, le "plateau" à l’ouest de Visocica est considéré comme un exemple de "similitude" avec les pyramides égyptiennes, avec lesquelles il partagerait les mêmes techniques de construction (en marches superposées) ; à l’inverse, ce plateau n’est décrit dans le rapport que comme "un plateau naturel de grès" ("natural sandstone plateau"). Quant à la "pyramide de la Lune" comparée aux pyramides à degrés égyptiennes, elle n’est pas du tout évoquée dans le rapport, pas plus que les sphères de pierre, dont pourtant le Dr. Barakat avait confirmé, d’après la Fondation, l’origine artificielle.
Plus globalement, ce rapport est loin de confirmer la totalité des hypothèses et affirmations de M. Osmanagic [2] : plus de "plateau d’accès" aménagé par l’homme, mais un plateau naturel ; plus de pyramide à quatre faces identiques parfaitement orientées vers les points cardinaux, mais "seulement une face régulière triangulaire" ("only one regular side triangularly shaped") et une autre "presque régulière" ("nearly regular") ; plus de pentes identiques et régulières sur les différentes faces, mais "la pente de chaque face est différente d’un endroit à l’autre" ("the slope of each face is different from place to place") ; plus de pyramides "construites" par une civilisation inconnue il y a 12 000 ou 20 000 ans, mais des "collines naturelles qui furent ensuite modifiées par endroit par l’activité humaine, peut-être durant plusieurs périodes historiques" ("natural hills that were later modified in places by human activities, possibly during several historical episodes")...
La possibilité d’aménagements humains sur Visocica n’a jamais fait aucun doute pour les opposants de M. Osmanagic, qui n’ont jamais prétendu, contrairement à ce que voudraient faire croire (en) certains supporters des pyramides, que "tout était naturel". Sans même parler des aménagements médiévaux (ville médiévale et aménagements défensifs de la forteresse de Visoki), les nombreux indices de présence humaine pré- et proto-historique sur Visocica laissent penser que sa position stratégique sur la voie de passage naturelle qu’est la vallée de la Bosna n’avait pas échappé aux hommes de ces diverses époques. Rien d’étonnant donc à ce qu’on puisse déceler par endroits des traces d’aménagements et d’occupation.
Reste que ce que le Dr Barakat évoque dans son rapport est un peu plus qu’un simple aménagement défensif, puisqu’il envisage clairement, avec les précautions d’usage ("the results are still inconclusive"), une modification de la forme initiale de la colline pour lui donner un aspect pyramidal : "des mains humaines ont sculpté le corps de la pyramide du sommet à la base" ("human hands sculptured the body of the pyramid from top to bottom"), "les hommes [...] ont commencé à adapter la forme de la colline pour lui donner une forme de pyramide" ("Humans [...] started to adapt the shape of this hill in the form of a pyramid"). Son opinion semble donc confirmer, malgré les contradictions évoquées plus haut, la thèse essentielle de M. Osmanagic, c’est-à-dire la présence de pyramides, sinon construites, au moins aménagées par l’homme en Bosnie. Il est donc intéressant de voir sur quels arguments précis s’appuie cette conclusion du Dr Barakat ; et là, force est malheureusement de constater que les arguments qu’il présente sont assez peu étayés.
Le premier de ces arguments est le classique "la nature n’a pas pu faire ça" : "natural processes can create hazards, but not such pyramidal forms as these". Déjà entendu mille fois, cet argument n’a pas grand chose de scientifique ; le Dr Barakat le reconnaît lui-même, d’une part la forme pyramidale est très approximative, d’autre part les collines à face triangulaire abondent dans la région, et aucune loi naturelle n’interdit aux hasards de l’histoire géomorphologique de doter une colline de deux faces triangulaires - ou presque - au lieu d’une. Je ne suis pas sûre que son argument selon lequel "la création d’une forme pyramidale pour une colline requiert l’action des processus sur chaque face au même rythme et durant la même durée" ("the creation of a pyramidal shape of a mass or a hill had required an acting of the natural processes on each face with the same rate and same period of time") convaincrait un géomorphologue, habitué par exemple à voir des crêts dont les deux faces sont soumises à des processus dont la nature et le rythme diffèrent. Dans l’exemple ci-dessous, la face de droite, structurale (formée par une couche inclinée résistante), est soumise à des processus d’altération lents, alors que les autres faces sont essentiellement soumises à une érosion mécanique rapide, et pourtant les pentes sont quasiment identiques :
Bref, le fait que "les processus naturels ont principalement formé des collines rondes irrégulières" ("the natural processes mainly formed irregular rounded hills") ne peut pas permettre d’exclure la possibilité, liée à des conditions topographiques ou structurales (pour la structure interne de Visocica, très ressemblante à celle de la colline australienne ci-dessus, voir cet article) particulières, que ces mêmes processus aient abouti à une forme plus ou moins pyramidale.
Le deuxième argument du Dr Barakat concerne la "couverture" de blocs de conglomérat qu’on peut observer sur les faces nord et est de Visocica. Il considère, à juste titre, que c’est la présence de ces dalles de conglomérat qui rend ces faces si régulières ("the presence of these blocks is the reason for the regularity of this face"). Mais là où ce phénomène peut s’expliquer par des raisons géologiques (les surfaces des faces nord et est de Visocica sont des surfaces structurales, correspondant à un flanc d’anticlinal, où la topographie correspond à peu de chose près à une couche dure qui a résisté à l’érosion, ici la couche de conglomérats ; voir ici pour plus de détails), il préfère l’explication anthropique : il considère que les dalles de conglomérat ont été ajoutées par l’homme, après un nivellement de la surface ("such work required the flattening of the surfaces of the hill to be evened out with the blocks which were being added"), qu’elles seraient donc un parement, protecteur ou décoratif, dont il ne resterait aujourd’hui trace que sur une partie de la "pyramide".
De gigantesques dalles de conglomérat déposées à la surface d’une colline préalablement terrassée, pourquoi pas, l’idée n’a rien d’impossible. Le problème est que le Dr Barakat n’explique absolument pas pourquoi il privilégie cette thèse, quels sont les éléments précis qui l’amènent à considérer que ces dalles ont été disposées par l’homme, et que leur pente ne correspond pas tout simplement au pendage naturel des couches. Un argument de taille, par exemple, aurait été l’observation précise de pendages différents pour les blocs de surface et pour les couches naturelles sous-jacentes, comme dans le schéma ci-dessous :
Or, je n’ai rien observé de tel sur aucune des nombreuses photos publiées par la Fondation, où le pendage des couches, lorsqu’on peut l’observer, semble identique en surface et en profondeur. Bref, avant d’accepter la thèse du Dr Barakat, j’aurais aimé en savoir plus sur ce qui l’a amené à se forger cette opinion. Ne me reste qu’à espérer qu’il prépare un article plus étayé pour une conférence scientifique ou une revue à referee...
Pour terminer, j’ai noté dans ce rapport du Dr Barakat la mention d’un "joli petit artefact" ("nice small artifact") qui aurait été trouvé par le géologue italien Andretta dans le tunnel de Ravne ; on n’en saura pas plus sur cet artefact sur lequel, à ma connaissance, la Fondation n’a jamais communiqué. Doit-on l’ajouter aux autres "artefacts disparus" évoqués ici ? Par contre, le Dr Barakat ne mentionne pas du tout dans son rapport les trouvailles archéologiques qu’il déclarait, d’après cet article du Daily Star Egypt (en), avoir faites lors de son séjour. Certes, le Dr Barakat n’étant pas archéologue, on ne peut s’attendre à un rapport sur ces trouvailles, mais on aurait aimé en savoir un jour un peu plus sur ces outils, ces os humains et cette tombe âgée de 5000 ans dont la Fondation n’a de son côté jamais mentionné l’existence...
En conclusion, avec tout le respect que je dois au Dr Barakat, il ne me semble pas que ce rapport soit de nature à trancher définitivement la question. L’existence des "pyramides", qu’elles soient construites ou simplement "aménagées" sur des collines naturelles, n’est toujours pas étayée par des arguments scientifiques sérieux - non plus que par aucune évidence archéologique.