Une nouvelle du 27 août sur le site en bosnien de la Fondation de M. Osmanagic a récemment attiré mon attention. Sous le titre "Isklesani lik na ploci", c’est-à-dire "Visage sculpté sur une dalle" (bs), elle présente cette photo :
accompagnée du texte suivant :
Un des visiteurs de la Pyramide de la Lune nous a envoyé cette photo de la surface d’une des dalles qui se trouvent sur les terrasses au pied de la face ouest de la Pyramide. Les curieux motifs ondulés sur cette pyramide et sur le temple de pierre de Vratnica font l’objet de nombreuses hypothèses. S’agit-il de dalles coulées sur place, ou de dalles sculptées dans la première carrière de Bosnie, ou peut-être du résultat de l’action des vagues à leur surface ? Au cas où il s’agirait d’une des deux premières options, la suggestion de notre visiteur sur un possible visage sculpté ou moulé à la surface de la dalle n’est pas impossible (sic).
Passons sur le fait que le visiteur en question, comme sans doute l’ensemble du personnel de la Fondation, me semble fortement atteint de pareidolie (fr) (vous trouverez par exemple à cette adresse (bs) un document où M. Goran Cakic identifie un "visage d’homme mystérieux" sur diverses photos prises dans les tunnels ou sur les pyramides). Cette nouvelle me semble surtout révéler, une fois de plus, soit l’ignorance totale des "experts" de la Fondation en matière de géologie, soit, comme le pensent une bonne partie des opposants au projet, la volonté de tromper le public en lui faisant prendre des vessies pour des lanternes, et des phénomènes géologiques naturels pour des "sculptures" ou des "moulages". Le visiteur régulier de ce site aura bien sûr reconnu dans ces "curieux motifs ondulés" des "ripple marks", dont l’origine, contrairement à ce que laisse entendre la nouvelle de la Fondation, ne fait l’objet d’aucun débat parmi les géologues puisqu’ils sont le résultat de l’action des vagues ou des courants sur un sédiment encore meuble, comme on peut le voir sur n’importe quelle plage de sable. En plus de la Galerie où j’ai rassemblé de nombreux exemples de tels phénomènes géologiques naturels, j’ai détaillé ici quelques cas de "pseudo-artefacts" présentés par la Fondation du même genre que ce "visage sculpté".
Qu’un profane puisse être surpris par des pavements réguliers, des ondulations, des auréoles colorées, des sphères de pierre, au point de les prendre pour des résultats d’une intervention humaine, cela n’a rien d’étonnant. La nature abonde de ces constructions régulières, parfois si surprenantes que l’on peut tout à fait hésiter et se dire "ce n’est pas possible que ce soit naturel". En matière de sciences, le "bon sens" n’est pas toujours le meilleur guide, et les "impressions" du style "je suis venu, j’ai vu, j’ai été convaincu (en)" de visiteurs, si sincères qu’ils puissent être, que la Fondation étale dans les actualités de son site, ne font que confirmer à quel point il est facile d’abuser le public.
Il est cependant plus étonnant que des scientifiques, a fortiori des géologues, se laissent abuser par ce genre de phénomènes ; on peut tout à fait ne jamais avoir eu l’occasion d’en rencontrer si l’on n’est pas sédimentologue, mais un minimum de culture et de méthode scientifique devrait amener à se renseigner un peu avant d’avancer des énormités et de conclure péremptoirement à l’origine humaine de telle ou telle structure. On se rappellera par exemple que, lorsque les premiers "ripple-marks" ont été révélés sur la "pyramide de la Lune", la géologue attitrée de la Fondation à l’époque avait estimé qu’il s’agissait de "décors" réalisés avec "des outils inconnus", ou que le géologue égyptien M. Barakat n’a semble-t-il pas hésité une seconde avant d’affirmer que les sphères de pierre ont été "fabriquées par l’homme" :
Aujourd’hui, la Fondation n’a semble-t-il plus de géologue attitré sur place (MM. Barakat et Andretta sont bien répertoriés comme géologues experts du projet dans divers rapports (bs), mais ils ne sont pas sur place et aucun n’a publié la moindre information en rapport avec le projet). Le site a cependant reçu la visite, au mois de mai 2007, d’un groupe "d’experts multidisciplinaires", des "sommités scientifiques" de Bosnie respectivement dans les domaines de la géologie, de la construction, des mines et des matérieux non-métalliques, qui ont laissé leurs "conclusions" (bs) et leurs "impressions techniques" (bs), conclusions et impressions qui relèvent parfois plus d’une "géologie alternative" que de la géologie "académique".
Parmi ces "experts multidisciplinaires", certains se montrent prudents, se contentant de déclarations générales comme le Dr. Milan Stevic qui estime poliment que la région présente un intérêt certain pour la géologie "et d’autres sciences". Le Dr. Muhamed Pasic, ingénieur en métallurgie et "spécialiste en matériaux naturels et artificiels", annonce lui une découverte spectaculaire : ayant prélevé un échantillon de grès sur la "pyramide de la Lune" l’année précédente et l’ayant analysé, il est arrivé à "des résultats très importants sur la base desquels [il conclut] qu’il s’agit d’un sédiment d’origine siliceuse"... ce dont personne ne doutait puisque c’est exactement la définition du grès (roche issue de la cimentation de grains de sable, donc de silice, on parlera d’arénite et non de grès si les grains ne sont pas siliceux), et ce que dit la notice de la carte géologique de Visoko...
Un autre de ces experts, le Dr. Ibrahim Jasarevic, spécialiste de génie civil, n’a visiblement aucune idée non plus de la géologie, particulièrement de celle de la région de Visoko : décrivant les blocs de grès mis à jour sur la colline de Vratnica (Toprakalia), il nous explique doctement que s’il se révèle que ces blocs sont formés de deux couches, ce sera la preuve qu’il s’agit bien de blocs artificiels, puisque c’est ainsi qu’on coule aujourd’hui le béton (en superposant une couche mince de haute qualité sur une couche plus épaisse bon marché). Le Dr. Jasarevic confond grès et béton, et n’imagine pas que du grès puisse se présenter sous forme de couches sédimentaires... En ce qui concerne le tunnel de Ravne, le Dr. Jasarevic le voit taillé dans "des brèches extrêmement résistantes", ce qui est quelque peu contradictoire avec ce que déclare un peu plus loin son collègue géologue le Dr. Mustafa Mulalic, qui lui y voit des "conglomérats friables" [1] âgés de plusieurs millions d’années [2]. Mais le comble est atteint à propos des "dallages" de Pljesevica, avec cette phrase alambiquée du Dr. Jasarevic : "La tectonique qu’on remarque ici a créé des structures qui prouvent qu’il est impossible d’avoir une activité tectonique pendant la période où ces mosaïques complexes de dalles ont été faites". Dans une deuxième version (bs) du même texte [3] la phrase devient un peu plus claire : "Il est impossible que la tectonique, que l’on remarque par endroits, ait donné naissance à de telles mosaïques complexes de dalles". Plus claire, mais guère plus juste : le Dr. Jasarevic part visiblement du principe que les "mosaïques" en question n’ont que quelques milliers d’années, au lieu des quelques millions de leur âge réel...
Le dernier des "experts multidisciplinaires" est le Dr. Mustafa Mulalic. Géologue, et spécialiste d’après la Fondation des terrains houillers du bassin de Zenica-Sarajevo, on aurait pu attendre de lui une bonne connaissance des couches sédimentaires qui surplombent ces terrains. Le Dr. Mulalic repère diverses "anomalies" sur Vratnica et Pljesevica, anomalies qu’il n’a "jamais rencontrées en 15 ans de pratique". Il décrit l’une de ces "anomalies" ainsi : "Dans le diluvium, c’est-à-dire dans [les couches] qui se sont formées au cours du dernier million d’années au Quaternaire, j’ai remarqué une couche de pierres qui évoque un pavage, épais de 10 cm, parfaitement disposé". Et d’expliquer que dans ce "diluvium", s’il est possible de trouver quelques blocs disposés de façon erratique, il est impossible qu’ils soient disposés si "idéalement" sans intervention humaine.
Cela mérite quelque explication : le "diluvium" en question est un terme archaïque, plus guère utilisé par les géologues ni les géomorphologues, pour désigner un type de formation superficielle. Les formations superficielles sont les couches, généralement assez récentes et souvent meubles, qui se situent sous le sol proprement dit, et au-dessus de la roche en place ; elles peuvent être allogènes (apport par des cours d’eau par exemple), ou résulter de l’altération sur place de la roche mère, et on leur donne des noms différents selon l’origine et le mode de formation. Le mot "diluvium" était utilisé pour désigner des formations résultant d’inondations en nappes (le mot lui-même vient du latin diluvium, déluge). Or, d’une part aucune des photos que j’ai pu voir des formations superficielles, que ce soit sur Pljesevica, Visocica ou Vratnica, n’évoque le moins du monde un "diluvium" (qui devrait contenir une proportion notable de galets et blocs plus ou moins roulés) ; sur toutes ces collines les formations superficielles semblent être des colluvions classiques résultant de l’altération sur place de la roche, avec quelques déplacements par gravité (ce que plus loin dans son texte, parlant cette fois de Pljesevica, le Dr. Mulalic appelle "eluvium"). D’autre part et surtout il est évident que le "pavage" évoqué n’est autre que la partie supérieure des couches miocènes, et que ce qui se trouve sous ce "pavage" n’est pas une formation superficielle mais bien les marnes miocènes en place.
Un autre exemple "d’anomalie" aux yeux du Dr. Mulalic est évoqué dans ce texte (bs) intitulé "la géologie ne peut expliquer le plateau de la pyramide de la Lune". Sur les deux premières photos, nous dit-on, se voient des "lignes formées durant le processus de sédimentation", marquant donc l’emplacement des plans de stratification :
D’après le Dr. Mulalic, les dépôts sédimentaires se faisant à l’horizontale, couche par couche, les plans de stratification doivent être horizontaux, et non verticaux comme sur ces photos, qui prouveraient donc une intervention humaine. Le raisonnement pourrait se tenir, sauf que :
– le Dr. Mulalic oublie qu’après le dépôt des roches il peut très bien intervenir des mouvements tectoniques qui basculent les couches, et amènent les plans de stratification à la verticale ;
– et surtout, le gros problème ici est que les "lignes" visibles sur ces photos ne correspondent absolument pas à des plans de stratification, mais à des "Liesegang bandings", des bandes colorées par des dépôts d’oxydes postérieurs à la sédimentation et à la lithification.
Bref, une géologie tout aussi "alternative" que l’archéologie de M. Osmanagic, dans laquelle il est difficile de faire la part entre incompétence réelle et argumentation approximative motivée par un soutien plus politique que scientifique au projet.