Comment une montagne de Bosnie est devenue la « pyramide du Soleil »
Article paru dans l'édition du 11.05.06
a montagne Visocica, qui surplombe la petite ville de Visoko, à 28 kilomètres au nord-ouest de Sarajevo, a la forme d'une pyramide... Après quinze ans d'exploration des pyramides d'Amérique, d'Afrique et d'Asie, Semir Osmanagic, 45 ans, un Bosniaque du cru émigré aux Etats-Unis juste avant la guerre, est revenu sur la montagne et l'a rebaptisée « la pyramide du Soleil ». Il y voit « la première pyramide européenne, la plus grande du monde ». De l'autre côté de la vallée, il a désigné « la pyramide de la Lune » et celle « du Dragon ». La Bosnie veut y croire.

Semir Osmanagic s'est engagé - d'abord avec des fonds personnels, puis épaulé par une quinzaine de sponsors - à prouver la validité de sa vision, contre l'avis de la majorité des spécialistes. Des travaux d'excavation ont commencé à la mi-avril.

Visoko attire désormais des dizaines de milliers de curieux. Des affaires prospèrent. Avis très répandu : « Depuis la fin de la guerre, la pyramide est ce qui nous est arrivé de mieux. »

Coiffé d'un chapeau qui lui vaut le surnom d'Indiana Jones, « Sam » Osmanagic remue la montagne en tous sens. « L'histoire des civilisations va être réécrite ici même », dit-il en arpentant le plateau d'accès de la face ouest de « sa » pyramide. Il pense qu'elle et ses semblables ont douze mille ans d'âge et qu'elles sont l'oeuvre d'une « mystérieuse civilisation ». Les mots « Atlantide » et « Martiens » ont été prononcés par ses collaborateurs. A Sarajevo, une blague raconte comment il est venu de la planète Mars pour construire la pyramide tout seul, il y a un million d'années...

Des « mégalithes » partiellement déterrés par des volontaires (et quelques salariés) « pèsent de 20 à 45 tonnes », explique Semir Osmanagic. D'aucuns le critiquent, l'accusent de charlatanisme ; il les « exécute » avec concision : « Une bande d'historiens et d'archéologues qui vivent encore au XIXe siècle. » Veut-on une preuve irréfutable ? L'« inventeur » assène : « Vous savez que CNN était là hier, n'est-ce pas ? Bon... »

Ces spécialistes, l'historien Ivan Lovrenovic et l'archéologue Svetozar Pudaric, entre autres, répètent, au risque de passer pour des rabat-joie, que la construction de telles pyramides nécessite une civilisation disposant d'une main-d'oeuvre abondante et un savoir technologique avancé, deux éléments absents en Bosnie paléolithique. « Seule l'explication de l'intervention extraterrestre peut tenir debout », déclare ironiquement Svetozar Pudaric.

Qu'importe. La « pyramide du Soleil » et son « pharaon », Semir Osmanagic, ont déjà pénétré dans toutes les chaumières. « Un rayon de lumière et d'optimisme qui nous aide », expliquent deux éboueurs qui collectent les ordures sur la montagne. Ils espèrent que « grâce à la pyramide » des sacs en plastique remplaceront bientôt les cuves métalliques, peu pratiques.

Des retombées économiques ? Elles sont déjà évidentes à Visoko, du parking désormais payant à la pizza triangulaire et à la bouteille d'alcool de prune pyramidale.

A proximité des sites « archéologiques », le prix des terrains grimpe en flèche. La moindre ruine dans les bois suscite des rêves de restaurant bondé. Mais, au sommet de la montagne Visocica, un dénommé Ihtijarevic, qui avait acheté, voici quelques mois, pour quelques milliers d'euros, une parcelle sur le plateau d'accès de la « pyramide », a tenté de commettre le premier sacrilège. « Il veut revendre son terrain pour plusieurs millions d'euros et a barré l'accès aux fouilles avec une clôture en bois », explique Sead, un patron de café. Mais, nuitamment, une trentaine d'habitants ont arraché les planches et en ont fait un feu. Ihtijarevic a trouvé refuge en Slovénie. On ne touche pas à la pyramide...

Les fouilles continuent. Un archéologue égyptien est annoncé. « Semir Osmanagic a réveillé un pays assoupi », dit un employé des pompes funèbres de Visoko. Un mineur à la retraite venu de Kakanj médite : « Pyramides ou pas, il est bon de connaître notre passé. » Pour Sead, c'est clair : « Il y a longtemps qu'on aurait dû inventer ces pyramides. »

Philippe Deprez