J’ai été récemment interviewée par un site plutôt "alternatif", dans le cadre d’un dossier sur les "pyramides" de Bosnie. Suite, semble-t-il, à des pressions ou intimidations, le site a préféré retirer l’ensemble du dossier, mais étant propriétaire et responsable de mes propos je me permets de reprendre ici l’échange questions/réponses.
Q : Bonjour et merci de bien vouloir répondre à nos questions. Laissez-moi vous introduire à nos lecteurs : depuis plusieurs années maintenant (2005, 2006 ?), vous êtes l’une des sources d’informations concernant le site dit de « la Vallée des Pyramides de Bosnie », à Visoko. Passionnée d’histoire, d’archéologie et de géologie, vous analysez avec précision les données fournies par la seule voix bosniaque à s’exprimer sur ce « site archéologique » : Semir Osmanagic et sa fondation le « Parc archéologique : pyramide bosniaque du soleil ». Corrigez-moi si je me trompe !
Irna : Bonjour, et merci à vous de m’accueillir sur votre site ! Je suis effectivement l’affaire des « pyramides » de Bosnie depuis fin 2005, c’est-à-dire depuis l’époque des premières annonces de Semir Osmanagic, et j’ai créé mon site dédié à cette affaire en juin 2006. Je peux rajouter à votre présentation que je lis à peu près correctement le bosnien, ce qui m’a souvent permis d’obtenir des informations non traduites par la fondation de M. Osmanagic ; et que j’ai une formation de géomorphologue. Cependant mon travail d’analyse des données fournies par la fondation n’est pas forcément un travail de spécialiste : ma position est généralement celle de l’amateur éclairé, qui tente de vérifier les informations, de remonter à leur source et de les recouper.
Q : Rentrons directement dans le vif du sujet : pourquoi ces édifices n’ont été découverts « qu’en 2005 » ? Pour rappel leur découvreur est Semir Osmanagic, un homme d’affaire d’origine bosniaque vivant à Houston, USA. Il se présente comme – notamment – un docteur en anthropologie... et là les choses commencent à s’obscurcir.
Irna : Semir Osmanagic est effectivement docteur, mais la thèse qu’il a soutenue à l’Université de Sarajevo, après des études d’économie et sciences politiques, est une thèse de sociologie. Il n’est donc ni anthropologue ni archéologue, il n’avait même jamais participé à aucune fouille archéologique avant de « découvrir les pyramides » en 2005. Il a visité en touriste les pyramides précolombiennes d’Amérique centrale, et en a tiré une série de petits livres qui sont plutôt des carnets de voyage, sans aucun contenu scientifique. Il se présente depuis deux ans comme « professeur d’anthropologie » dans une petite université privée de Bosnie (l’Université américaine de Bosnie-Herzégovine, AUBiH), mais curieusement cette université ne délivre aucun enseignement d’anthropologie ni d’archéologie...
Q : Evidemment la pyramide dite « du Soleil » présente une forme particulière, donnant l’impression que nous avons affaire à une fabrication humaine. Pourtant toutes les études sérieuses conduites sur place disent le contraire. Quant aux autres collines, le doute est plus que permis...
Irna : La « pyramide du Soleil », autrement dit la colline de Visocica, a effectivement une forme particulière, assez frappante, du moins quand on la regarde du côté de sa face nord qui forme réellement un triangle assez régulier. C’est d’ailleurs cette face qui est montrée sur toutes les photos, jamais les autres, qui sont beaucoup moins régulières, voire indiscernables : il n’y a par exemple pas vraiment de face sud, comme il est facile de s’en assurer avec n’importe quelle carte topographique ou photo aérienne (voir photo ci-contre), les côtés sud et est de la « pyramide » se confondent, sans arête identifiable entre les deux.
Pour les autres « pyramides » c’est encore moins net ; vous ne trouverez d’ailleurs que difficilement des photos de la « pyramide de la Terre » sur le site de la fondation, ce n’est pas par hasard : cette colline, entaillée par un méandre de la rivière, a une forme de croissant, et il faut vraiment un très gros effort d’imagination pour y voir une pyramide ! (Pour la voir sur Google Earth : 43°57’52.63"N - 18°11’25.31"E)
En fait de très nombreuses collines de la région présentent des côtés vaguement triangulaires ou trapézoïdaux, qui sont le résultat du creusement des vallées dans un terrain sédimentaire soulevé et plissé par endroits depuis la fin de l’ère Tertiaire. Une demi-douzaine de géologues professionnels ont étudié sur place ces collines, et publié des rapports plus ou moins détaillés qui expliquent parfaitement l’aspect du paysage local (voir par exemple le rapport du Dr Amer Smailbegovic de 2006). J’ai résumé les connaissances sur la géologie et la géomorphologie de la région sur mon site, ainsi que dans un petit livret à paraître très bientôt dans la collection "Une chandelle dans les ténèbres" chez l’éditeur Book-e-book (également en e-book depuis 2015). Le lecteur intéressé trouvera sur cette page une série de liens complémentaires.
Q : Plusieurs éléments sont avancés par Osmanagic pour maintenir son statu quo, pourriez-vous nous en dire plus sur ces points :
A) Présence d’un béton d’une qualité supérieure à la moyenne
A) Irna : Ce que M. Osmanagic appelle du « béton » est, d’après tous les géologues professionnels qui l’ont vu, un « poudingue », c’est-à-dire un conglomérat naturel formé de débris de roches, plus ou moins arrondis, et liés ensemble par une matrice calcaire ou calcaréo-dolomitique. Ce conglomérat s’est formé il y a plusieurs millions d’années dans le lac qui s’étendait à l’emplacement actuel des collines : à cette époque où la région était en plein soulèvement, il y avait une érosion très active, et les rivières autour charriaient jusqu’à ce lac de grandes quantités de débris plus ou moins grossiers qui se sont lithifiés (le processus par lequel un sédiment se transforme en roche), devenant du grès ou des marnes lorsqu’il s’agissait de débris fins, du conglomérat lorsqu’il s’agissait de débris plus grossiers.
M. Osmanagic prétend que les géologues se trompent, et que « des analyses ont prouvé » qu’il s’agissait de béton. Or certaines de ces analyses n’ont jamais été publiées ; c’est le cas par exemple d’une analyse soi-disant faite par l’Institut Polytechnique de Turin, que personne à ma connaissance n’a jamais vue ; d’autres analyses existent, mais ne montrent pas du tout qu’il s’agit de béton : ainsi des instituts de Génie Civil de Bosnie ont testé les propriétés du matériau, confirmant qu’il est effectivement très résistant, mais leurs analyses ne disent absolument rien sur l’origine, naturelle ou artificielle, de ce matériau. M. Osmanagic s’appuie également sur une analyse du professeur Davidovits, spécialiste des géopolymères ; mais ce que ce dernier a testé est un fragment – remis par M. Osmanagic lui-même... – qui ne provient pas d’une des « pyramides » ; le professeur Davidovits a d’ailleurs fait récemment une mise au point sur son site en précisant que « les informations publiées sur les sites des Pyramides de Bosnie sont donc inexactes ». Par contre, M. Osmanagic oublie de parler d’une autre analyse, faite également par un spécialiste des géopolymères de la Drexel University (qui travaille par ailleurs sur l’hypothèse de blocs moulés pour la pyramide de Khéops), et qui exclut que les échantillons de conglomérat de Visoko qu’il a étudiés puissent être d’origine artificielle (à partir de la page 151 du fichier pdf).
B) Chemins pavés de type « cyclopéen »
B) Irna : Ces « chemins pavés » sont tout simplement des couches de grès (très présentes sur la « pyramide de la Lune ») qui ont été partiellement dégagées par les fouilles. Ce qui leur donne l’aspect de « pavés » est là encore un phénomène tout à fait naturel : au cours du soulèvement progressif de la région, les mouvements tectoniques ont fracturé ces couches selon deux directions orthogonales, créant ainsi l’illusion d’un « pavement ». On a de nombreux autres exemples de ce type de « dallage » naturel dans le monde : regardez par exemple la « chaussée », formée de dalles parfaitement rectangulaires, d’Eaglehawk Neck en Tasmanie (photo ci-dessous), ou bien la péninsule de Bouddi en Australie. La meilleure preuve que ce « pavage » est naturel est la présence de « ripple-marks » (des rides de marée, comme on peut en voir sur les plages, qui se sont formées au fond du lac avant la lithification du sédiment) qui se suivent partout exactement d’une « dalle » à l’autre, ce qui serait quasiment impossible si ces « pavés » avaient été disposés par l’homme.
Note : Ci-après un exemple de "ripple-marks" évoqué au-dessus par Irna, phénomène tout à fait naturel...
C) Présence de chambres détectées à l’intérieur de la « pyramide du Soleil »
C) Irna : A ma connaissance, les études au géoradar qui ont été menées sur la « pyramide du Soleil » ont montré l’existence « d’inhomogénéités » ou anomalies souterraines. Ces inhomogénéités peuvent consister en toutes sortes de choses : des cavités, mais aussi simplement des zones de densité différente du sédiment, des failles, des joints de stratification etc. Rien de particulièrement excitant donc, et aucune cavité de grande taille. Le seul à affirmer l’existence de tout un réseau complexe de cavités dans la « pyramide » est M. Klaus Dona (le « spécialiste des OOPArts »), qui prétend avoir à sa disposition une technologie militaire ultrasecrète lui permettant de détecter des tunnels à plus de 3000 mètres de profondeur ! Malheureusement pour sa crédibilité, la seule preuve que M. Dona apporte consiste en une image Google Earth des « pyramides » sur laquelle il a dessiné tout un réseau multicolore de « tunnels », voir par exemple cette vidéo...
D) Détection d’un signal électromagnétique au sommet de la « pyramide du Soleil » et d’une fréquence ultrason de 27 (ou 28) Hz (ou KHz) au sommet de la « pyramide du Soleil »
D) Irna : La recherche de diverses émissions EM ou ultrasonores sur la « pyramide » est relativement récente, et semble être le résultat de l’incapacité de M. Osmanagic à présenter des preuves archéologiques : à défaut d’artefacts et de traces de la civilisation mystérieuse qu’il suppose responsable de la construction des « pyramides », il essaie de trouver des « preuves » dans d’autres champs disciplinaires, ici la physique. Il règne malheureusement une très grande confusion dans ce qui est publié par la fondation ou d’autres « chercheurs » indépendants : par exemple, beaucoup de ceux qui parlent de ces émissions confondent systématiquement ondes électromagnétiques et ondes mécaniques (le son), ce qui fait qu’on a beaucoup de mal à savoir ce qui a été mesuré exactement. Par ailleurs, aucune de ces mesures n’a été publiée avec un protocole sérieux et reproductible, ce qui est pourtant le B A BA de la science : comment faire confiance à un « physicien » qui prétend mesurer des ondes EM avec une assiette emballée dans du papier alu, ou à un « aventurier » qui prétend avoir mesuré une fréquence ultrasonore précise et son origine avec un détecteur de chauves-souris hétérodyne, dont le fabricant lui-même confirme qu’un tel exploit est bien au-delà des capacités de son appareil ? (Extraits du courrier que m’a adressé la société Magenta qui fabrique le détecteur utilisé : « As you are aware, it is not possible to deduce the actual frequency as it would be in a time expansion or frequency division detector » et « The ability to determine that a source of 28kHz acoustic waves is 60 metres underground is well beyond belief, even using our excellent bat detectors ! » [1])
Il est donc tout à fait possible qu’il y ait une anomalie locale sur la colline de Visocica en termes de rayonnement EM et/ou d’ultrasons, mais il faudrait commencer par l’établir de façon certaine, en reproduisant les mesures sur des temps assez longs (plusieurs moments de la journée, de l’année...) et avec un nombre suffisant de points de comparaison avec d’autres collines de la région... et donc définir un protocole sérieux de mesure ! Après, si l’anomalie est effectivement établie, il sera toujours temps d’en chercher l’origine : une anomalie électromagnétique ne fait pas une pyramide !
E) Présence de tunnels (dits « de Ravne ») remplis volontairement de débris
E) Irna : Le tunnel dit « de Ravne » est très probablement le seul véritable site archéologique « découvert » par Semir Osmanagic (il était en fait connu avant lui, mais personne n’avait encore eu l’idée de le déboucher). Ce tunnel est très intéressant, par son plan complexe, la présence d’un drain dans certaines zones, la présence de murets de pierre le long de certaines parois et le fait que beaucoup de galeries ont été effectivement volontairement comblées. Une bonne partie de ces éléments pointent en direction d’une mine ancienne (par exemple le fait de boucher les galeries abandonnées avec des « stériles », du sédiment ne contenant pas de minerai, pour éviter les effondrements accidentels de ces galeries) ; et cette suspicion a été renforcée par certaines découvertes de 2012 mentionnées dans le rapport de l’archéologue italien Riccardo Brett (pages 34 à 36 et page 40) : traces de pic sur les parois, empreintes de roues, niches avec des traces de suie, découverte d’une lampe à huile du XVIIIème siècle...
Semir Osmanagic, évidemment, affirme qu’il ne peut s’agir d’une mine mais d’un tunnel beaucoup plus ancien lié aux « pyramides » ; cependant l’hypothèse d’un gisement secondaire d’or (un « paléo-placer ») est tout à fait compatible avec la géologie locale (voir sur mon site Le bout du tunnel ?). Malheureusement, la façon dont la fondation procède aux fouilles dans ce tunnel risque fort de compromettre toute chance d’en savoir plus sur son âge et son utilité : les fouilleurs creusent le plus vite possible en direction de la « pyramide du Soleil », les galeries sont élargies et « reconstruites » pour permettre aux touristes de visiter, le sédiment évacué n’est pas tamisé pour récupérer d’éventuels petits artefacts, aucune étude stratigraphique sur les phases de creusement et de remblaiement n’a été faite...
F) Conduits hypothétiques menant des tunnels aux pyramides
F) Irna : « Hypothétiques », c’est le mot ! Aucun élément ne permet d’affirmer que ces supposés conduits existent. Il faut rappeler qu’il y a près de 3 kilomètres entre le tunnel de Ravne et la « pyramide du Soleil » (encore plus pour les autres « pyramides »), et qu’entre les deux le tracé supposé du tunnel devrait recouper deux ravins plus profonds que l’altitude actuelle du tunnel !
G) Triangle équilatéral à 60° d’angle formé par les sommets des pyramides dites du Soleil, de la Lune et du Dragon
G) Irna : Ce triangle est équilatéral à condition de ne pas être trop regardant sur la précision, et sur l’emplacement des pointes du triangle (qui ne sont pas sur les sommets réels des collines sur les documents de la fondation) ; par ailleurs, comme je l’ai dit plus haut, la région regorge de collines ayant des versants vaguement triangulaires ou trapézoïdaux : ce qui serait surprenant, à mon avis, serait de ne pas trouver à former un triangle plus ou moins équilatéral entre trois sommets !
H) Présence dans les tunnels Ravne de blocs de céramique – aux propriétés piézo-électriques –, appelés monolithes par la fondation d’Osmanagic, dans des espèces de « chambres »
H) Irna : Le problème ici, comme pour le « béton », c’est : qui confirme qu’il s’agit de céramique ? La fondation est censée disposer d’une analyse du matériau d’un de ces « monolithes » par l’Institut Boskovic de Zagreb, or encore une fois cette analyse n’est publiée nulle part, ni sur le site de la fondation ni sur celui de l’institut, et personne, y compris parmi certains proches de la fondation, n’a pu me confirmer l’avoir vue...
Là encore, il existe une autre analyse, réalisée par un groupe italien indépendant de la fondation qui comprend une géologue : celle-ci conclut de l’examen d’échantillons d’un « monolithe » qu’il s’agit d’un grès tout à fait classique. (Cette analyse n’est malheureusement pas publiée par les auteurs, qui ne l’ont fait circuler qu’en privé ; les conclusions en ont cependant été publiées sur un forum : voir « Concrete and Megaliths » ; conclusions confirmées par le leader de ce groupe italien lui-même, Paolo Debertolis - « Pablito » ici – sur un forum italien).
Ce qui est incompréhensible, c’est pourquoi la fondation n’a-t-elle pas fait réaliser une datation par thermoluminescence si elle est sûre qu’il s’agit d’une céramique ? (cette technique de datation permet de savoir à quel moment un échantillon a été exposé à une forte chaleur pour la dernière fois, et est donc tout à fait adaptée si on a bien affaire à une céramique...).
I) Sur ces monolithes l’on soupçonne la présence d’une forme d’écriture (paléo-sanskrit ?), la topologie de la vallée des pyramides gravée dans la roche...etc
I) Irna : La fondation a parfois tendance à voir des « inscriptions » dans la moindre griffure à la surface d’une pierre :-)
Les seules inscriptions indubitables sont celles qui ont été trouvées sur un des « monolithes » : mais d’une part la fondation n’a jamais réussi à trouver le moyen de publier des photos de la totalité de la cinquantaine de symboles qu’elle prétend y voir, ce sont toujours les mêmes 3 ou 4 symboles qui sont montrés ; d’autre part il y a un certain doute sur l’authenticité de ces inscriptions : certains membres ou anciens membres de la fondation ont affirmé qu’elles n’étaient pas présentes lors des premières explorations du tunnel, et il règne le plus grand flou sur la date et l’auteur de la découverte, la fondation affirmant qu’elles ont été découvertes par un Egyptien, le Dr Barakat, à une date où celui-ci ne se trouvait pas en Bosnie ! (voir Où l’on reparle de l’alphabet "proto-bosnien"). Quant à la soi-disant « carte miniature » de la vallée, il faut une bonne dose de foi pour la voir...
J) Plusieurs datations au carbone 14 de plusieurs instituts présentant des âges avancés des édifices : -25 000 (environ) pour la pyramide du Soleil, -11 000 (environ) pour la pyramide de la lune...etc
J) Irna : Il y a effectivement plusieurs datations au C14 qui ont été réalisées, et elles donnent un éventail de dates assez impressionnant, de 3000 BP à 35 000 BP ! Le problème est : qu’est-ce qui a été daté exactement ? Dans une fouille archéologique, les datations absolues, par le carbone 14 ou d’autres méthodes, viennent en complément de la stratigraphie qui permet d’établir des datations relatives ; l’archéologue sait ce qu’il veut dater et pourquoi. Dans le cas de Visoko, ce ne sont pas des éléments archéologiques (foyers, bois de construction, ossements...) qui sont datés, mais des débris organiques végétaux (racines, feuilles, fragments de bois...) prélevés un peu au hasard en surface ou au sein des couches sédimentaires.
Les âges variables obtenus pour ces échantillons n’ont aucune signification archéologique : pour ceux prélevés en surface, le risque de contamination par des matériaux récents est élevé, et ils ne peuvent au mieux qu’indiquer l’âge du sol formé naturellement sur cette colline. Pour ceux prélevés au sein d’une couche sédimentaire datant de plusieurs millions d’années, il ne s’agit plus de débris organiques au sens propre, mais de matière fossilisée ; théoriquement, cette matière fossilisée ne devrait plus du tout contenir de C 14, sauf que là encore il y a des possibilités de contamination (par exemple par des circulations d’eaux souterraines). Ces datations sont alors non significatives, puisque ce n’est pas le carbone fossile qui est daté, mais l’enrichissement par contamination en carbone organique récent. C’est exactement la conclusion, même si la fondation ne l’a jamais acceptée, à laquelle est arrivé un des laboratoires consultés par la fondation pour un morceau de bois fossilisé trouvé dans le tunnel de Ravne : « Notre conclusion est que l’échantillon transmis à notre laboratoire n’est pas du bois, mais un sédiment faiblement carbonaté. En tant que tel nous ne pensons pas qu’on puisse attacher aucune signification archéologique à son contenu en radiocarbone » [2]
K) La présence d’un « cristal » à l’intérieur du monolithe K2...
K) Irna : Pour la composition de ce « monolithe », voir ce que j’en disais plus haut : le plus probable est qu’il s’agit d’un banal bloc de grès. S’il y a réellement quelque chose à l’intérieur de ce bloc (encore une fois on ne sait pas grand chose sur les méthodes utilisées, et les déclarations de la fondation sont contradictoires : on nous parle parfois d’un cristal, parfois d’un objet métallique...), il s’agit probablement d’une concrétion d’oxyde de fer semblable à celles qui affleurent à la surface du bloc.
Q : Une récente expédition menée par Dominique Jongbloed en été 2013 (EPR1 : European Pyramid Research 1) confirme certains de ces points et rajoute le fait que l’antique civilisation à l’oeuvre dans cette région devait maîtriser les « courants d’air » du fait de l’atmosphère particulière ressentie dans les tunnels Ravne et que le tumulus de Vratnica émettrait à son tour des fréquences électromagnétiques et ultrason...
Irna : De l’aveu même de M. Jongbloed sur sa page Facebook, cette expédition n’a pas fait grand chose, que ce soit par manque de temps, de matériel ou pour toute autre raison [3]. Par ailleurs la culture scientifique de M. Jongbloed semble quelque peu laisser à désirer, si l’on en juge par des déclarations comme « On ne sait pas si la fréquence électromagnétique est [...] une sorte d’amplification de la partie électromagnétique de l’onde ultrasonore » ! M. Jongbloed ne « confirme » rien, il se contente de reprendre les affirmations faites par M. Osmanagic et ses partisans depuis des années, sans offrir plus de preuves et d’arguments qu’eux.
Que l’air circule correctement dans le tunnel de Ravne est sans doute le signe de l’existence d’un ou plusieurs autres accès ; et il ne faut pas oublier que ce tunnel est peu profond, à peine plus d’une dizaine de mètres sous la surface, ce qui rend possible l’aération par le biais de fissures, ou même simplement par la porosité du matériau dans lequel il est creusé. Pas besoin d’une technologie mystérieuse pour expliquer ce phénomène !
Q : Finalement tout cet aspect touristique et « hollywodien » du site bosniaque, n’est-il pas compréhensible d’un point de vue historique et social ? Nous savons que la Bosnie est un pays qui a besoin de se reconstruire sur bien des points...
Irna : La Bosnie est effectivement dans un état désastreux, socialement et économiquement ; c’est en partie dû aux séquelles de la guerre et d’une reconstruction bien lente, en partie à un système politique aberrant et inefficace, et en partie à la crise économique et financière plus générale. C’est souvent le dernier argument des partisans des « pyramides » : même si l’existence des « pyramides » n’est pas prouvée, elles auraient au moins l’avantage d’attirer des touristes, de susciter une activité économique et de réveiller la petite ville endormie de Visoko.
Il est vrai qu’un temps les « pyramides » sont apparues à beaucoup de Bosniens – et surtout aux Bosniaques (la part de la population autrefois appelée « Musulmans ») – comme une sorte de revanche de l’histoire, l’occasion de faire parler de leur pays pour autre chose que la guerre, le génocide ou la pauvreté. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si c’est dans la diaspora bosnienne, confrontée aux souffrances de l’exil, que l’histoire des « pyramides » a eu le plus de succès.
Aujourd’hui l’enthousiasme semble bien retombé en Bosnie, même si M. Osmanagic bénéficie toujours d’un relatif soutien des autorités, en particulier grâce aux relations bien placées de son père, ancien ministre. S’il est vrai qu’il y a un flux plus ou moins régulier de visiteurs depuis 2006, flux qui profite à quelques commerçants, à l’hôtel « Piramida Sunca » et à l’agence de voyages officielle de la fondation, je ne suis pas sûre que l’impact économique et social du projet de M. Osmanagic soit si important que cela. D’après mes contacts sur place, les « pyramides » n’ont pas apporté le pactole espéré, le taux de chômage de Visoko n’a pas baissé, et beaucoup de gens ne croient plus aux promesses de M. Osmanagic qui se présentait en sauveur du pays...
D’un autre côté, cette affaire a sans doute aussi un impact négatif pour le pays : la façon très peu professionnelle dont les fouilles sont menées (« l’archéologue » néo-zélandais actuellement responsable des fouilles est un producteur de disques qui ne semble guère avoir d’expérience en archéologie...) fait craindre la perte ou la destruction d’éléments du patrimoine (voir plus haut l’exemple que j’ai donné de la façon dont le tunnel de Ravne est « fouillé », en fait vidé sans précaution). La fondation reçoit depuis 2006 un financement public provenant du gouvernement fédéral ou des autorités locales, alors même que l’argent manque souvent pour protéger ou restaurer le patrimoine réel (pour rappel, le musée national de Sarajevo est fermé depuis maintenant plus d’un an faute de budget !). Et, dans un pays qui manque cruellement de diplômés et de scientifiques (beaucoup d’entre eux se sont exilés pendant la guerre, et aujourd’hui encore il y a une hémorragie de jeunes diplômés qui ne trouvent pas de travail dans le pays), et où le niveau d’éducation est encore largement insuffisant, le discours très anti-scientifique de M. Osmanagic n’est peut-être pas du meilleur goût...
Q : L’EPR2 prévue pour avril-mai 2014 et toujours menée par M. Jongbloed parait-elle donc crédible ?
Irna : Je ne suis pas très à l’aise pour prévoir l’avenir :-)
Peut-être M. Jongbloed tirera-t-il les leçons de la première EPR, et s’efforcera-t-il d’effectuer un vrai travail scientifique ? Ou au moins un vrai travail d’analyse et de vérification des données disponibles, en s’entourant de scientifiques compétents ? Il est vrai que le passé de M. Jongbloed, qui a annoncé depuis 10 ans de nombreuses expéditions et révélations sans guère fournir de résultats concrets, ne plaide pas vraiment en sa faveur. On verra ! En attendant, vos lecteurs peuvent toujours approfondir la question sur mon site, où j’accumule depuis 2006 ces analyses critiques des données.
Q : Comment Osmanagic arrive-t-il à embarquer autant de monde et de moyens dans ce qui semble être un simple fantasme ?
Irna : Je suppose que la réponse à cette question doit être très complexe, et très différente selon qu’on parle de la Bosnie et des Bosniens, ou bien des partisans de M. Osmanagic dans les autres pays. Pour la Bosnie, le contexte historique et national doit y être pour beaucoup. Il y a un texte intéressant, écrit par une jeune artiste bosniaque exilée, montrant comment la souffrance d’un peuple (guerre, génocide, exil...) peut amener à construire insconsciemment un passé fictif ; par ailleurs l’affaire des « pyramides » a donné lieu à quelques études sociologiques et épistémologiques sur les liens entre archéologie et idéologie, archéologie et nationalisme etc., comme par exemple ce texte de l’archéologue Danijel Dzino.
Dans un article publié dans la revue Balkanologie, j’ai également essayé de présenter rapidement quelques unes des raisons du succès du projet d’Osmanagic en Bosnie (voir la partie 2 sur « les stratégies de Semir Osmanagic » et la partie 3 sur « le contexte favorable »).
Et puis il ne faut pas oublier que M. Osmanagic, loin d’être un « mouton noir » rejeté par tous et persécuté comme il aime parfois se présenter, est un homme influent, disposant de beaucoup de relations tant dans les médias que dans les milieux d’affaires et les milieux politiques bosniens !
Enfin, pour ce qui concerne les non-Bosniens qui ont été convaincus par M. Osmanagic, je vous retournerais volontiers, à vous et à vos lecteurs, la question : qu’est-ce qui a pu vous convaincre, en l’absence de tout argument scientifique sérieux, de la validité des idées de M. Osmanagic ? :-)
Mise à jour - mars 2014
Le site à l’origine de cette interview a fini par la republier, sans toutefois certains autres éléments du dossier, en particulier le lien vers le documentaire néerlandais "The biggest Hoax in History" (sous-titré en français ici) qui débunke assez efficacement les hypothèses de M. Osmanagic. Par contre, le lecteur curieux y trouvera tout à la fin une série de citations de divers spécialistes d’archéologie "alternative" (Graham Hancock, John Anthony West, Andrew Collins, Robert Schoch...), qui tous semblent tout à fait unanimes pour rejeter l’idée des "pyramides" de Bosnie. Si même ces auteurs-là, pourtant habitués à soutenir sans guère de preuves des théories pour le moins extraordinaires, estiment la pseudo-archéologie de Semir Osmanagic peu convaincante...