Le film K2019 met en avant trois thèmes principaux : une nouvelle manière de construire les pyramides et tous les grands bâtiments en pierre, l’usage de certaines mesures, notamment la coudée royale et le mètre, et, fort de ces connaissances, la diffusion de ces savoirs dans le monde, faisant des Égyptiens les initiateurs de toutes les civilisations. Ici, nous allons aborder la question des constructions selon M. Krasniqi.
L’hypothèse de M. Krasniqi sur la construction est la suivante : les Égyptiens ont employé une technique particulière, utilisant ce que l’auteur appelle un « béton égyptien », préparé grâce à l’énergie solaire. Il avance cette hypothèse pour deux raisons : la taille de la pierre n’est pas possible à grande échelle, et le transport de la pierre est trop complexe. Il estime même qu’il n’y a jamais eu de pierres taillées, même dans les monuments de l’Antiquité, du Moyen âge et de l’époque moderne, c’est-à-dire de 3000 avant notre ère à la fin du XIXe siècle [1]. Ainsi, l’auteur indique et répète « Tailler du granite pour faire des murs pareils est juste inconcevable » [2]. Il explique même que tailler la pierre, « c’est une légende » [3]. Une telle remise en cause demande, en science, de réfuter l’hypothèse que l’on voudrait remplacer. Mais, jamais M. Krasniqi n’apporte d’arguments.
En revanche, les historiens et les archéologues estiment que c’est bien la technique de la taille de la pierre qui a été employée. Et s’ils l’affirment, c’est parce qu’ils s’appuient sur des sources et des études.
Historiographie
L’hypothèse de M. Krasniqi porte sur les constructions égyptiennes et particulièrement les pyramides du plateau de Gizeh. Il est a noter que, la plupart du temps, les pseudo-archéologues ne s’intéressent qu’à quelques structures particulières, dont les pyramides de Gizeh et spécialement celle de Khéops. Il est vrai que les pyramides ont été l’objet de très nombreuses études depuis les débuts de l’égyptologie au début du XIXe siècle, que l’on date généralement du déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion, présenté le 27 septembre 1822 [4]. L’étude des bâtiments en pierre a été au départ une des tâches principales des premiers égyptologues, avant que la discipline ne se scientifise [5]. Les premières descriptions de l’Égypte le montrent, comme la Description de l’Égypte publiée entre 1809 et 1822, ou la synthèse effectuée par Richard Lepsius, Denkmäler aus Ägypten und Äthiopien, publiée entre 1842 et 1859 [6]. Cette tendance est d’autant plus marquée que l’archéologie dite classique, c’est-à-dire antique, est restée très liée à l’histoire de l’art [7].
La pyramide de Khéops a spécialement monopolisé ces études. Dans la Description de l’Égypte, un mémoire est rédigé par le colonel Coutelle sur les pyramides de Gizeh [8]. D’autres études se sont succédé, dont celle de Howard Vyse en 1837 ou celle de Flinders Petrie en 1895 [9]. Les études sur le site de Gizeh ont suivi les évolutions de l’archéologie. Ainsi, les fouilles du XIXe siècle s’intéressent essentiellement à entrer dans les pyramides et comprendre l’organisation interne de ces structures. Puis, dans un deuxième temps, les archéologues ont travaillé sur l’ensemble du site et des chantiers. Depuis les années 1960, les archéologues se servent des techniques nouvelles, notamment les nouveaux moyens d’exploration et de l’archéométrie. De plus, depuis les années 1980, la Nouvelle archéologie s’intéresse plus aux sociétés et notamment aux ouvriers ; ainsi, aujourd’hui, on s’intéresse plus aux chantiers qu’aux structures qui ont été très largement étudiées [10]. Enfin, la construction égyptienne et celle des pyramides ont donné lieu à des synthèses récentes, comme les travaux de Dieter Arnold, de Franck Monnier ou de Denys Stocks [11]. On peut donc dire que les pyramides du plateau de Gizeh ont été très étudiées.
Ces structures sont en effet très importantes, car elles sont les premières grandes constructions en pierre. On a l’habitude d’indiquer que c’est l’Égypte qui a inventé les constructions en pierre.
Contexte
Dès le début la période Nagada III (3300-3150 avant notre ère), les Égyptiens commencent à se servir de la pierre pour leurs constructions importantes. Le temple HK29A à Hiérakonpolis semble le plus ancien qui ait été découvert en Égypte [12]. Dans les premières dynasties, la pierre est petit à petit employée. L’usage de la pierre est une certaine nouveauté dans la construction funéraire. Il ne semble pas procéder uniquement d’un choix esthétique : la pierre est également un élément qui confine à l’univers divin, car il est le domaine où les premiers hommes ont vécu sous la direction des dieux [13]. Si le prototype de la pyramide semble apparaître dès la Ie dynastie, sous le règne de l’Horus Adjib, ce sont les monuments de la IIe Dynastie qui forment le fond d’inspiration de cette architecture funéraire [14].
Le pharaon Khéops édifie à Gizeh la célèbre pyramide, considérée par les Grecs comme l’une des sept merveilles du monde. À elle seule, la pyramide de Khéops, appelée Horizon de Khufu, couvre une surface de plus de cinq hectares. Sa hauteur s’élève à 146,50 mètres [15]. Plus de six millions de tonnes de pierres ont dû être extraites des carrières, transportées à pied d’œuvre, équarries, hissées sur la pyramide et assemblées par assises. Sa pente, comme celle des autres pyramides est entre 51° et 52,20° [16]. Elle est entourée de trois petites pyramides satellites [17], et comprend trois chambres [18]. La plus profonde est placée sous le sol, dans l’axe d’une descenderie dont l’ouverture est au nord. La seconde chambre, appelée en général chambre de la reine, est reliée par une galerie qui se raccorde au tiers supérieur de la galerie principale [19]. Il est possible que cette chambre soit en fait destinée au ka du roi [20]. La troisième, dite chambre royale, comprend une cuve en granite. Cette chambre est placée au sein même de la pyramide et est couverte par une série de chambres de décharge comprenant des dalles installées en V inversé. Ces couloirs comprennent également des herses en granite qui sont abaissées une fois le corps déposé et les rituels effectués [21].
L’ensemble funéraire comprend notamment un temple, dont le sol est recouvert de basalte. Ce temple est encadré de deux fosses dans lesquelles étaient disposées des barques qui ont servi au convoyage des objets du mobilier funéraire [22]. On a également retrouvé sur les côtés de la pyramide, deux grandes fosses avec des barques en pièces détachées [23].
La pyramide de Khéphren est mesurée à 143,50 mètres [24]. Elle comprend une pyramide satellite [25]. Elle est appelée Khéphren est vénérable. Cette pyramide privilégie des installations internes, permettant de mieux gérer les questions de poussées. Ainsi, la chambre funéraire se trouve sous la pyramide, ce qui permet de s’affranchir des questions de poussées architectoniques [26]. Cette pyramide est connue également par son parement dont une partie a été conservée. Il est lisse, ce qui nous permet de savoir quel type de parement couvrait les pyramides.
Celle de Mykérinos est mesurée à 66,40 mètres [27]. Comme la précédente, les chambres funéraires se trouvent en dessous de la construction, ce qui évite largement les problèmes de poussées. Les premiers niveaux de parement de la pyramide de Mykérinos sont en granit ; il est possible que ce soit une nouveauté [28].
Problématique
Malgré ces études, de nombreux documentaires diffusés essentiellement sur Internet, entendent remettre en question le consensus sur la construction des pyramides. Il reste bien sûr des questions sur les grands chantiers des pyramides de l’Ancien Empire, mais on connaît tout de même bien la construction des pyramides et des chantiers.
En quoi les analyses sur la construction de la Pyramide de Khéops faites dans ce film sont-elles construites sur de fausses données et sur une vision à la fois totalement non fondée et anachronique de l’histoire de l’Égypte, et comment ce documentaire, sur la question des constructions, contribue-t-il à répandre des faussetés ?
Nous verrons d’abord comment la remise en cause du consensus sur la taille de la pierre ne repose sur rien, puis comment l’hypothèse de la technique de la fonte ne repose également sur rien.
Une mauvaise remise en cause de la technique de la pierre taillée
Pour M. Krasniqi, c’est le béton qui est employé, un béton qu’il appelle égyptien. Il est formé de calcaire argileux qui est calciné à 1200/1500°, ce qui forme une sorte de ciment proche du béton de Portland [29]. On sait que le béton est employé durant l’époque romaine. Ce béton est spécifique et a été réalisé grâce à de la pouzzolane et du ciment calcaire, à base de chaux, décrit par Vitruve dans son livre II, chapitre 6 [30].
La pouzzolane est une pierre que les Romains trouvent notamment dans la région de Pouzzoles, une région volcanique proche de l’actuel Naples [31]. Il ne faut pas confondre ce béton avec l’Opus Caementicium, plus proche d’un mortier ou d’un ciment renforcé, qui lui est très employé dans les constructions à partir du Ier siècle de notre ère [32]. L’exemple le plus célèbre est le temple du Panthéon construit à Rome au début du IIe siècle [33]. Dans ce bâtiment emblématique, les Romains coulent en effet du béton dans une coupole de quarante-trois mètres de diamètre [34].
Mais, cet exemple fait partie des rares disponibles, avec la construction du port artificiel de Césarée Maritime par Hérode au Ier siècle de notre ère [35]. Donc, si le béton est en effet employé à l’Antiquité, cet emploi reste faible et lié à l’usage de la pouzzolane, un matériau que l’on trouve en Italie. Surtout, ce béton n’est pas employé avant le tournant du Ier siècle avant et du Ier siècle après notre ère. Ainsi, l’hypothèse posée par K2019 de l’usage du béton en Égypte serait une nouveauté.
Une autre hypothèse autour d’un calcaire recomposé a été émise en 1979 par le chimiste français Joseph Davidovits [36]. Cette hypothèse a été présentée plusieurs fois comme la solution ultime expliquant la construction des pyramides, en partant du principe que le transport de la pierre est une entreprise trop lourde pour les Égyptiens. On est ici dans une tentative d’explication globale et technique, qui ne tient pas compte des questions historiques et sociales de l’Égypte antique ; c’est ce que nous choisissons d’appeler un biais professionnel. Par ce terme, nous indiquons une tendance à appliquer les connaissances de sa discipline ou de sa profession pour l’étude d’une question dépendant des Sciences historiques et sociales, et de considérer que les solutions apportées prévalent sur l’étude des sources.
Depuis sa publication en 1988, cette hypothèse a assez rapidement été discutée et les chercheurs ont pointé la faiblesse de la méthode et de l’argumentation de M. Davidovits. L’hypothèse du chimiste français a été très vite critiquée. Ainsi, les archéologues et les géologues ont fait remarquer à M. Davidovits que les pierres des pyramides du plateau de Gizeh sont les mêmes que les échantillons découverts dans les carrières du même plateau. De plus, en 1988, Dietrich Klemm a invité le chimiste français à étudier des échantillons venus du plateau avec ses essais dans son laboratoire de Munich ; selon les dires du géologue allemand, cette confrontation a clos le débat en faveur de l’origine naturelle des pierres [37]. Un autre article a été publié en 2006 par Barsoum et Ganguly pour soutenir l’hypothèse du professeur Davidovits [38]. Les deux auteurs résument les quatre principales oppositions des scientifiques si les blocs étaient conçus comme M. Davidovits le pense : les blocs de parement devraient ressembler à des blocs de béton moderne, le mélange aurait débordé des coffrages, les blocs se seraient liés entre eux et enfin que sur les pierres ainsi moulées on aurait des traces des coffrages [39]. Cet article présente une nouvelle étude chimique sur les pierres ; la conclusion de cette étude montre que les auteurs ne sont pas capables d’apporter une réponse conclusive : « Nous pensons, cependant, que notre travail apporte suffisamment de preuves pour entretenir la possibilité que des parties essentielles de la Grande Pyramide sont en effet constituées de pierres reconstituées ; seules plus de recherches permettraient de le dire » [40]. Cette conclusion mi-chèvre, mi-chou, semble indiquer que les recherches menées par Barsoum et Ganguly ne sont pas suffisantes pour confirmer l’hypothèse de M. Davidovits.
D’autant qu’une étude très complète, notamment sur le plan chimique, du chercheur Dipayan Jana montre que l’étude de Barsoum et Ganguly n’apporte aucune preuve de l’usage de pierres recomposées [41]. Ajoutons les conclusions de l’étude géologique de Klemm et Klemm qui montre que les pierres qui constituent non seulement les parements, mais la pyramide elle-même, sont bien issues des carrières du plateau ou des environs [42].
Dans les deux hypothèses, celle formulée par M. Davidovits et celle de M. Krasniqi, les pierres doivent être réduites en poudre ; c’est notamment ce qui est montré dans cette vidéo mettant en avant l’hypothèse de Joseph Davidovits [43]. Or, les coquillages présents sur les blocs de parement montrent que les pierres n’ont pas été broyées [44]. De plus, pour que ces blocs moulés soient installés, il faut du bois. Or, comme le dit lui-même M. Krasniqi, les Égyptiens manquent de bois [45]. Ce qui contredit l’usage des coffrages. Ce manque de bois est confirmé par les autres études [46].
Ainsi, avant même que M. Krasniqi ne formule son hypothèse sur le béton égyptien, les théories sur l’usage d’une pierre recomposée en Égypte ont été invalidées.
Malgré cela, M. Krasniqi met en avant une hypothèse proche, mais différente, de celle de Davidovits [47]. L’auteur de K2019 pense qu’il existe une chaine opératoire consistant à prélever du calcaire, à le transformer en chaux, à en faire une pâte pour le couler comme du béton. La formule comprend un mélange de calcaire argileux, natron et chaux pour former ce béton [48]. Commençons par le natron. Ce produit est du carbonate de sodium déshydraté (NaHCO3) [49]. Le natron est d’abord un des produits dont les Égyptiens se servent depuis les débuts de la période dynastique, pour la momification des corps [50]. Il est aussi connu pour son usage à la fois comme adhésif [51], ou encore comme produit pour blanchir le tissu et comme mordant [52] et surtout comme fondant pour l’industrie du verre [53]. On le trouve encore dans la production de la faïence égyptienne, le bleu égyptien [54]. Ce produit se trouve en Égypte, essentiellement au Wadi Natrun [55]. Ainsi, on connaît bien l’usage du natron antique, mais il n’apparait jamais dans la composition d’un béton ou d’un matériau de construction. Aussi, on se demande d’où M. Krasniqi estime que le natron sert d’ingrédient pour un éventuel béton.
D’autant que, selon K2019, 300 000 tonnes de carbonate de sodium et 500 000 tonnes de chaux ont été nécessaires pour bâtir la pyramide [56]. Nous ne savons pas d’où viennent ces chiffres, qui semblent présents plus pour impressionner. Mais, si on considère ces chiffres pour la seule pyramide de Khéops, et sachant que, selon le documentaire, cette technique a été employée durant les 3 000 ans de la civilisation pharaonique et au-delà, on est étonné qu’il ne reste aucune trace archéologique d’une extraction à très grande échelle du natron. Cet étonnement est d’autant plus important que nous sommes renseignés sur un bon nombre des industries d’extraction de l’Égypte ancienne. On connaît ainsi à la fois les carrières, mais aussi les mines de cuivre, d’or ou de pierres précieuses [57]. Il semble donc qu’il n’y ait jamais eu une extraction d’une telle ampleur de natron.
Pour les autres produits, M. Krasniqi insiste sur la présence de calcaire argileux, mais il ne précise ni la teneur en argile, ni les lieux d’extraction de ce calcaire, sinon que c’est sur le plateau de Gizeh [58]. Mais aucune étude ne permet d’indiquer que le calcaire présent ait un taux permettant de créer le béton selon la formule mise en avant par K2019 [59].
Si on n’a aucun élément qui permette de montrer une extraction à grande échelle de natron, on a en revanche de très bonnes informations sur l’extraction et la taille des pierres en Égypte. En effet, l’extraction et l’usage des matières premières sont bien connus en Égypte et c’est encore renforcé par les recherches récentes. Cela est d’autant mieux connu que les Égyptiens laissent des traces sur l’extraction des pierres et des matériaux précieux. Par ailleurs, les Égyptiens disposent de très grandes réserves de calcaire, de grès et de granite [60]. Ainsi, non seulement les Égyptiens disposent de grandes ressources minérales, mais en plus, nous savons comment elles ont été exploitées.
Pour les pyramides de Gizeh, les ouvriers travaillent essentiellement sur les carrières qui sont proches du site, sauf pour le granite employé dans plusieurs parties centrales de la pyramide, qui provient d’Assouan, et les blocs de calcaire de Toura, qui proviennent d’une carrière spécifique sur la rive opposée du Nil [61]. La découverte des carrières et des outils dans ces carrières permet de bien connaître l’extraction de ces pierres.
La découverte récente d’une carrière près du Ouadi al-Jarf avec ses outils a permis de mieux connaître la technique d’extraction des pierres [62]. L’étude et l’expérimentation dans cette carrière permettent de savoir que les pierres sont dégagées sur les quatre bords, puis que l’on creuse dessous, avant de les dégager par pression sur les bords [63]. De plus, des outils ont également été découverts sur le site, notamment des maillets et des ciseaux [64].
Ainsi, on connait très bien les techniques et les sites d’extraction des pierres dans les carrières égyptiennes, qui sont documentés en fouille. Selon M. Krasniqi, il faut refaire des analyses sérieuses pour savoir s’il s’agit de ciment ou de géopolymère, alors que ces analyses ont déjà été faites. En revanche, M. Krasniqi ne s’appuie sur aucune des études de terrain qui montrent l’usage de la pierre taillée. Ainsi, l’hypothèse du béton égyptien n’a aucune valeur et ne tient pas face aux études de terrain.
Nous allons maintenant examiner le second volet mis en avant par K2019, celui des loupes géantes.
La faiblesse de l’hypothèse de la fonte et des loupes
Nous avons vu que l’hypothèse du béton transformé ne repose sur aucune réalité. Mais, en plus, cette hypothèse s’appuie sur une idée nouvelle, l’usage de l’énergie solaire. Selon l’auteur, avec ces lentilles, on peut couler du granite [65]. Ce dernier estime que le granite fondu, une fois refroidi, est « comme neuf, sorti de la terre » [66]. On peut donc fondre le granite, que l’on coule dans des moules en argile, permettant de produire des statues [67]. Selon lui, c’est avec ce procédé que les obélisques d’Hatchepsout ont été fabriqués [68]. À cela, M. Krasniqi ajoute une hypothèse à la mode en affirmant qu’avec l’énergie solaire, les Égyptiens ont préservé la nature, comme si cette idée était présente dans la civilisation pharaonique [69].
Cette affirmation que cette méthode a été employée dans l’Égypte pharaonique s’appuie sur l’habituelle critique que la taille et le transport du granite ne sont pas possibles. Il estime que sans acier ou sans lentille, on ne peut couper du granite [70]. Au-delà de cette affirmation, M. Krasniqi n’a pas vérifié les conditions de fonte du granite. Cette roche plutonique ne fond pas comme du basalte, car elle est constituée de plusieurs composantes. Si on la fait fondre, on obtient un matériau vitreux [71]. Par ailleurs, une expérience a été présentée à M. Krasniqi montrant qu’en effet, on ne peut, à pression ambiante, retrouver la même roche après l’avoir fondue [72].
Cette hypothèse est posée essentiellement parce que M. Krasniqi ne croit pas que la pratique de la taille de la pierre soit efficiente. Il estime que les archéologues ont dès le départ pris cela pour hypothèse, et n’ont jamais changé de point de vue [73].
Pour que cette hypothèse soit valable, à savoir que toutes les pierres soient fondues, M. Krasniqi estime qu’il faut obtenir une haute température, de l’ordre de 1.800 degrés, voire 2.000 degrés Celsius, température que M. Krasniqi estime être atteinte par ses lentilles [74]. M. Krasniqi estime que plus la lentille est grande, plus la température peut être élevée. Et l’auteur estime qu’il faut des lentilles de cinq mètres de diamètre [75]. Cette hypothèse pose des problèmes nombreux, à commencer par la réalisation et l’usage de ces lentilles. Il faut revenir d’abord sur la conception de ces lentilles et les comparer avec les connaissances que nous avons sur l’Égypte ancienne. Selon l’auteur, la formule pour créer ces lentilles est la suivante : natron + chaux = soude ; soude + eau + sable blanc chauffé à 1000 degré = silicate de sodium ou liquide de verre ; mélangé à du silicate de potassium obtenu par le même procédé, on obtient le produit qui est mis dans un moule [76]. Deux/trois jours plus tard, on obtient une lentille transparente.
Cette formule nous pose de nombreux problèmes. Nous avons évoqué plus haut le problème du natron, dont aucune source ne montre qu’il a été exploité dans des quantités suffisantes pour permettre la production de ces lentilles. Le second problème, c’est que le silicate de sodium est un produit très irritant ; la lecture d’une fiche sur ce matériau montre que ce produit est une base très corrosive au pH de 13 [77]. On comprend mal alors comment les Égyptiens auraient pu manipuler de telles quantités de ce matériau sans danger, ni sans laisser de traces. Dernier point, M. Krasniqi nous indique que les lentilles comprennent également du silicate de potassium, mais il ne nous explique jamais d’où vient le potassium. Il nous semble donc que la formule mise en avant par K2019 ne soit pas réaliste.
De plus, la fabrication des lentilles nous semble également impossible. La réalisation de lentilles s’approche de celle du verre. Les Égyptiens maitrisent la fabrication de la faïence puis du verre vers le milieu du IIIe millénaire avant notre ère. Ils fabriquent de petits objets en verre, essentiellement par moulage. On a découvert en fouille des fours de verrier notamment à Tell Amarna [78]. Mais, les Égyptiens ne produisent pas de grands objets en verre, uniquement des petits. S’ils avaient été capables de créer des lentilles de cinq mètres, ils auraient également été capables de produire des lentilles en verre ou des objets équivalents de grande taille. Il faut rappeler qu’aujourd’hui aucune lentille de plus de 1,57 mètre a été produite dans le monde [79].
Ce qui nous étonne, c’est le manque de vestiges archéologiques de ces lentilles [80]. Dans K2019, l’auteur estime que l’énergie solaire était également utilisée à des fins domestiques, donc elle devait être très répandue ; et une technique très répandue ne peut pas ne pas laisser de traces [81]. D’autant qu’il indique également que cette technologie a été exportée dans les pays que les Égyptiens ont visités, mais qu’elle serait restée secrète, inconnue par exemple des peuples « conquis » par les Égyptiens [82]. Il estime que ce savoir est secret et que seuls quelques architectes ont le privilège de le connaître [83]. On ne comprend pas comment personne n’aurait jamais vu cette technologie.
En effet, ces lentilles de cinq mètres demandent une préparation complexe de la soude notamment, l’usage de moules en argile et de feu. Pour M. Krasniqi, les lentilles sont sensibles à l’eau et se dissolvent ; il affirme que ce savoir était secret et que donc les ateliers ont été détruits [84]. Il ajoute que des restes aussi anciens ont pu disparaître. Rappelons que M. Krasniqi estime que cette technique de la pierre fondue est employée très tard, puisque pour l’auteur, la cathédrale de Clermont-Ferrand ou la basilique de Fourvière ont été construites avec du béton. Mais, cette affirmation n’est appuyée par aucune source présentée dans le film, mais une simple affirmation au pied de la cathédrale de Clermont-Ferrand.
L’absence de ces traces archéologiques pose un véritable problème pour confirmer l’hypothèse de M. Krasniqi. Sans trace archéologique, on ne peut valider une hypothèse. Selon M. Krasniqi il faudrait maintenant vérifier la théorie de la lentille, par une expérience [85]. Mais, même avec une expérience faite aujourd’hui, cela ne prouverait pas que cette technique a été employée par les Égyptiens, mais uniquement que l’on serait capable aujourd’hui de la réaliser. Pour montrer que les Égyptiens ont en effet employé cette technique, il faut trouver une source de son emploi, écrite ou matérielle.
Son hypothèse, c’est que la connaissance stratégique de l’énergie de ces lentilles est restée secrète [86]. Ce secret serait enfoui dans les coffres du Vatican, de Londres et du Caire [87]. D’abord, ceci est un appel au complot – en effet, il y aurait une volonté concertée de cacher de telles informations ; ensuite, on est en droit de s’interroger sur comment cette information si bien cachée pendant des siècles est arrivée aux oreilles de l’auteur de K2019 [88] !
Que savons-nous des restes matériels des artisans égyptiens ? Beaucoup de choses, d’autant que l’archéologie a changé dans les années soixante avec l’arrivée de la Nouvelle archéologie. Le développement de l’anthropologie, c’est-à-dire l’étude des sociétés humaines, dans les années 1920, modifie la vision des archéologues sur les sociétés du passé qu’ils étudient [89]. Les travaux archéologiques de Gordon Childe dans les années 1920 portent aussi sur l’économie [90]. La combinaison des recherches sur l’économie et sur l’anthropologie entraine un intérêt plus important pour les artistes, les artisans et les travailleurs des sociétés anciennes, dans ce qui peut être appelé l’archéologie fonctionnelle. Cette notion est renforcée par les travaux de Graham Clark, qui met en rapport recherches archéologiques et société [91]. En 1959, Joseph Caldwell publie un article intitulé « The New Americain Archeology », dans lequel il définit les nouveaux axes de cette recherche [92]. Il met en avant l’idée que les archéologues ne doivent pas seulement expliquer le fonctionnement des sociétés, mais aussi leur processus d’évolution ; cette archéologie prend le nom d’archéologie processionnelle (car elle étudie les processus) [93]. Cette idée est ensuite développée par des archéologues comme Lewis Binford et Colin Renfrew. Cette nouvelle archéologie s’intéresse donc largement à l’évolution des sociétés, notamment sur le plan technique et anthropologique. Une critique de cette archéologie fondée sur l’étude des processus et des évolutions est apparue ; elle a consisté à se recentrer sur les hommes et les sociétés. Cette évolution de la pensée archéologique depuis les années trente a entrainé une vision nouvelle de l’archéologie et notamment un intérêt plus important pour les classes non-élitaires.
Cela veut dire que les égyptologues, suivant les évolutions de l’archéologie, s’intéressent aux artisans et aux techniques égyptiennes. Grâce à l’analyse des restes matériels, des textes et de l’iconographie, on connait assez bien les ouvriers et les techniques égyptiennes. En Égypte pharaonique, l’artisan et l’ouvrier sont définis par le même terme, hmwt, ensemble de hiéroglyphes commençant par le foret servant à creuser les vases en pierre dure [94].
En ce qui concerne la taille de la pierre, nous sommes bien renseignés par les bas-reliefs, notamment ceux de la tombe de Rekhmiré, qui montrent l’ensemble des travaux de la pierre, et par les outils associés à ce travail. Ces bas-reliefs montrent notamment l’usage de boules en pierre dure pour dégager les blocs, mais aussi les ciseaux ou les marteaux.
Toutes ces techniques ont été étudiées et expérimentées, notamment par l’archéologue britannique Denys Stocks [95]. Ce dernier, par exemple, a testé les outils de taille [96]. L’étude de l’iconographie et des outils est renforcée par celle des carrières et des chantiers. Ainsi, celui de l’obélisque inachevé d’Assouan est tout à fait remarquable ; non seulement il montre les traces des boules de dolérite, mais également les outils eux-mêmes [97]. Les traces sur cet obélisque invalident l’idée de l’emploi d’une lentille pour découper la roche. Par ailleurs, comme le note Aude Gros de Beller, on est renseigné sur les autres métiers pratiqués par les Égyptiens, et aucune de ces sources ne parle ni des préparateurs de natron, ni des couleurs de béton, ni des préparateurs de lentilles. Ainsi, non seulement, nous avons des sources sur la taille de la pierre, mais aucune sur une technique de fonte. Les principes de la recherche nous obligent à penser que sans source, une hypothèse ne peut être validée.
Pour continuer à invalider l’hypothèse de la lentille, il faut ajouter que, contrairement aux affirmations de M. Krasniqi, cette technique n’est pas déployée après la fin de la civilisation de l’Égypte pharaonique.
Ainsi, toutes les études sur les cathédrales antiques montrent que la seule technique employée au Moyen âge, durant l’époque moderne et jusqu’à la fin du XIXe siècle, est bien celle de la taille, comme le montrent à la fois l’analyse des chantiers, des carrières, et les textes autour de leur construction [98]. Pour la cathédrale de Reims, les chapiteaux découverts et les études du bâti montrent bien l’usage de la pierre taillée [99]. Et c’est le cas de toutes les études sur les églises médiévales, comme en Allemagne [100]. Mieux que cela, nous avons sur ces chantiers les marques de la taille de la pierre et le salaire de ces ouvriers [101]. Ainsi, un sculpteur se voit commander treize statues pour Westminster pour le prix de trente livres, six deniers et huit sous [102]. Encore, un maitre maçon et ses deux ouvriers se voient chargés de préparer le mortier pour le montage des murs ; et dans les abbayes, ce sont des convers maçons qui sont chargés de la taille et du montage des pierres [103]. On sait aussi que les carriers et les tailleurs de pierres marquent certaines de ces pierres ; ces marques lapidaires, parfois appelées marques de tâcherons, sont définies comme une marque ou un dessin taillé dans la pierre [104].
S’il est difficile d’interpréter la signification de ces marques, elles sont l’œuvre de tailleurs de pierre, et non de couleurs de pierre ou de béton, comme le pense M. Krasniqi [105]. Ce travail de la taille de la pierre est, comme en Égypte, représenté par les ouvriers eux-mêmes, qui parfois se sont mis en scène sur des vitraux ou des représentations des chantiers. C’est le cas dans la cathédrale de Bourges, où l’on voit un vitrail représentant une pierre taillée et transportée [106].
De même la technologie du moulage n’explique que très mal les sculptures des portiques des cathédrales et des églises gothiques [107]. Donc, l’hypothèse que le coulage a été utilisé au Moyen âge se révèle fausse, car clairement, les bâtiments du Moyen âge utilisent la pierre taillée.
Ainsi, tous les éléments de terrain montrent que l’emploi de ces lentilles n’est pas possible et n’est pas réaliste. Les lentilles égyptiennes n’ont jamais existé.
Conclusion
Ainsi, la première partie de l’hypothèse de K2019, celle du béton égyptien, n’est pas fonctionnelle. La seconde, celle de la lentille est encore moins réaliste. Ainsi, les éléments les plus importants de l’hypothèse sur les prétendues méthodes de construction égyptiennes ne sont pas valables. Cela invalide l’ensemble des hypothèses mises en avant par K2019. Nous reviendrons dans un court article sur la question du transport et de la conduite des chantiers des pyramides.
Donc, comme nous ne le voyons, les hypothèses sur la construction des pyramides sont invalides, autant que les hypothèses sur les mesures [108]. Nous voyons donc que les hypothèses de K2019 sont nulles et vides.
On voit comment cette hypothèse et l’ensemble de idées mises en avant dans ce documentaire participent à la fabrication de l’ignorance. Le pseudo-documentaire K2019 fait partie de ces tentatives vides de donner une explication aux constructions égyptiennes, en inventant des sources et des hypothèses ; ces hypothèses ne s’appuient sur rien de concret.