
Article précédent : Oleg de Normandie - Introduction
Ce premier article essaie d’analyser l’hypothèse d’une civilisation celto-germanique ou druido-odinique primordiale. Que recouvrent ces termes ? Pour Oleg de Normandie, c’est assez simple : les Celtes et les Germains sont un même « peuple » ayant une religion commune, le druido-odinisme [1]. La définition est plus complexe. Quatre termes sont employés ici : druidique, odinisme, celte et germain. Pour Oleg de Normandie, ces quatre termes sont presque synonymes ; celte et germain seraient la même culture, odinisme et druidisme, la même religion. Selon lui, cette religion druido-odinique serait une religion primordiale, venue d’une région mère des cultures occidentales, qu’il appelle Hyperborée.
L’idée de religion primordiale n’est pas une nouveauté. Elle sous-tend même une partie de l’archéologie alternative, depuis les hypothèses de la théosophie inventée par Helena Blavatsky (1831-1891) [2]. Elle est fortement liée aux idées de Tradition primordiale, qui sont développées notamment par René Guénon (1886-1951) dans les années 1920 [3].


Il n’est pas certain que M. Oleg de Normandie connaisse ces courants de pensée ni qu’il ait lu les ouvrages de ces auteurs. Nous émettons l’hypothèse qu’en réalité, notre auteur s’inspire d’une vision ancienne de l’origine des Indo-Européens, une vision reprise à certaines époques pour mettre en avant une antériorité et une supériorité des groupes d’Européens du nord par rapport aux autres cultures. Ce sont des hypothèses notamment mises en avant par l’archéologue allemand Gustaf Kossinna (1858-1931) [4]. Ce dernier estime que les Nordiques et les Teutons viennent de régions du nord [5]. Ces hypothèses ont largement été reprises par l’archéologie culturaliste et racialiste, notamment dans les années 1930 [6].

Nous ne reviendrons pas sur les hypothèses de la théosophie, mais uniquement sur cette idée de religion première. Cette religion primaire sert de légitimation ad antiquam, car elle serait la plus ancienne, celle qui serait la plus pure. Autant le dire tout de suite, cette religion primordiale n’existe pas. Même à reprendre les hypothèses d’un fond commun des religions indo-européennes, les rituels funéraires de l’âge du Bronze en Europe montrent qu’il existe différents systèmes en place [7].
Néanmoins, il nous faut essayer de comprendre ce qui sous-tend la thèse d’Oleg de Normandie. Elle repose sur l’idée qu’il existe une religion primordiale, qui serait la véritable identité européenne, combattue par les monothéismes, mais toujours présente [8].
Nous verrons ici en quoi Oleg de Normandie invente un lien entre les religions celtes et nordiques, puis comment il fantasme une société celto-nordique, comment encore il voit dans cette société un prodrome d’une société libre et enfin comment cela concourt à un discours racialiste.
Une invention : la religion druido-odinique
Notre auteur met en avant l’idée d’une religion druido-odinique. Cette dernière serait issue d’une société celto-germanique primordiale et hyperboréenne. L’idée est donc que les deux religions - celte et nordique ou germanique – sont en fait une seule. Essayons de comprendre quelles sont ces deux religions et de voir si, en effet, il existe une unité entre la religion celte et la religion nordique.

La religion druidique ou la religion celte est celle des sociétés celtiques. Le terme de « celte » est dérivé d’un mot grec, keltoi, qui définit les tribus ou les groupes humains qui viennent piller la péninsule italienne ou le nord de la Grèce au IVe et au IIIe siècle avant notre ère ; ils sont notamment connus dans les sources latines par leur pillage de Rome en 390 avant notre ère [9].
Les connaissances sur les Celtes sont essentiellement fondées sur les recherches archéologiques et sur les témoignages textuels produits en dehors du monde celte. On estime que la culture celte se déploie dans la première moitié du Ier millénaire avant notre ère, avant le début de la période dite de la Tène [10]. Il est possible que la culture celte commence avec ce qui est appelé les tombes à char de la fin de la période de Hallstadt (premier âge du fer), mais cela reste discuté [11]. Elle comprend les groupes humains qui partagent la ou les langues celtes et une culture commune [12]. Cette dernière est caractérisée par un travail de métallurgie, notamment du fer, tout à fait particulier et de grande qualité [13]. Les restes matériels dans les tombes laissent entrevoir une société guerrière, qui évolue au contact des sociétés et des cultures méditerranéennes [14].
L’autre source pour la connaissance des Celtes provient de textes grecs et surtout romains, notamment Commentaires sur la Guerre des Gaules de César [15]. Ces textes sont évidemment une vision subjective sur les Celtes. C’est aux historiens de reconstruire le récit et de le contextualiser. C’est en partie grâce à César que nous avons des connaissances sur la religion des Celtes. En effet, César, par exemple, explique dans son Commentaire de la Guerre des Gaules, que les druides sont au-dessus du peuple et connaissent même l’alphabet grec [16].

Qu’en est-il réellement ? D’abord, les sources sont essentiellement matérielles et archéologiques, car les Celtes n’ont laissé que très peu de traces écrites [17]. Les quelques sources écrites produites par les Celtes eux-mêmes sont par exemple les Plaques de Botorrita ou les Tables de Chamalières et les Tables du Larzac, ou encore le Calendrier de Coligny et les inscriptions bilingues de Vercelli [18]. À partir du Ve siècle avant notre ère, des représentations des dieux commencent à apparaître. Certains de ces dieux semblent communs dans l’Europe celte, comme Lug, Epona ou Taranis, ce qui semble montrer des cultes communs [19]. Mais on note également des divinités très locales, comme Sequana ou Clota, la première se trouvant dans le bassin de la Seine, la seconde dans la Clyde (Angleterre) [20]. Il est difficile de dégager une hiérarchie parmi les dieux celtes [21].

Dans ce système religieux, le personnage du druide émerge. Un druide est une sorte de prêtre dans le monde celte [22]. Sa figure est très employée dans les mouvements ésotériques. Ainsi, pour les Rosecroix, ce sont des figures de sagesse et de savoir [23]. On ne connaît pas parfaitement leur fonction et leur place dans la société. Ils semblent faire partie de l’élite en Gaule et être les seuls à connaître les systèmes d’écriture [24]. Le druidisme ou la place des druides en Gaule a été combattu par Rome, mais une partie de la religion celtique reste présente en Gaule romaine [25]. Dès Auguste, il est interdit aux citoyens romains de participer à des cultes druidiques [26]. Sous Tibère et effectivement au début du règne de Claude, en 41, les druides sont bannis des territoires contrôlés par les Romains [27]. Mais, si cette exclusion est présente dans les textes, il semble qu’à la fin du Ier siècle, les druides sont encore assez présents et que des sacrifices humains sont encore pratiqués [28].
Le terme de druide semble issu du terme celte dru pour « homme sage » [29]. Leur rôle est à la fois celui d’effectuer les sacrifices religieux, mais aussi de prévoir l’avenir ou de conserver la mémoire [30]. Ce sont les druides qui effectuent les rituels et notamment les sacrifices sanglants [31]. Le sacrifice humain fait partie des rituels de la religion des Celtes, comme le montre par exemple le site de Ribemont-sur-Ancre [32]. Une autre forme de rituel consiste à creuser des fosses, atteignant parfois les douze mètres de profondeur, et contenant des offrandes, notamment des cornes de cervidés, ainsi qu’une statuette féminine ; ces offrandes semblent être dédiées à la déesse de la Terre-Mère, pour des rituels de fertilité [33]. Ces rituels se maintiennent pendant la période romaine. On trouve également de nombreux rituels liés à la santé, qui semblent se trouver près de sources d’eau, rivières essentiellement, comme celui de Bath, en Angleterre. Sur ces sites, on trouve des ex-voto représentant essentiellement des déesses ; ces statues sont en général en bois de chêne [34]. Enfin, parmi les dépôts, on trouve également des dépôts de pièces enterrées [35].
Enfin, les sites cultuels celtes sont également identifiés par l’archéologie. Diodore de Sicile évoque ainsi des lieux où sont disposés les trophées de guerre [36]. Les temples qui ont été découverts en fouille sont essentiellement formés de piliers de pierre ou de bois [37]. Ce sont en général des structures rondes ou carrées. Une partie de ces structures a été reconstruite en reprenant les modèles romains et en adoptant un syncrétisme des dieux celtes et romains, tel que le temple de Minerve-Sulis, à Bath en Angleterre, ou les temples d’Autun et de Périgueux, ou encore celui de Gournay-sur-Aronde [38]. Après le IIIe siècle, ces temples tendent à disparaître, car les cultes en Gaule changent [39].
Les rites funéraires ne sont pas faciles à dégager dans le monde celte. Ainsi, pour la période ancienne, qui correspond au Hallstatt final (entre 650 et 450 avant notre ère), on compte 55 % d’inhumations et le reste d’incinérations [40]. Les inhumations sont assez soignées et on y trouve des dépôts funéraires ; les exemples les plus notoires de ces tombes élitaires sont notamment la tombe de Vix ou celle de Hochdorf, ou la récente découverte à Warcq [41]. Une partie des tombes sont placées sous des tumuli. À partir de la période de la Tène, après 450 avant notre ère, les dépôts funéraires et les tumuli deviennent moins fréquents. Avec l’arrivée des Romains, les pratiques funéraires se modifient et se rapprochent de celles du monde latin.
L’interpretatio romana, c’est-à-dire la correspondance faite par les Romains entre leur panthéon et les panthéons étrangers, a permis aux Romains d’intégrer les dieux celtes. Cette intégration, que Jules César met en place dès la publication des Commentaires sur la Guerre des Gaules, permet en grande partie d’intégrer les Gaules dans le monde romain et d’effacer peu à peu les spécificités gauloises [42]. Sous Tibère, trois dieux celtes, Cernunnos, Esus et Smer(trius) sont placés aux côtés de Castor et Pollux sur le pilier des Nautes [43]. À la fin du Ier siècle de notre ère, après plus de 150 ans de présence romaine en Gaule, les cultes celtes ont disparu ou ont été intégrés dans le système romain, comme dans les autres parties du monde romain. Ainsi, en Gaule, certains aspects de la religion celtique ont été intégrés dans le système romain, notamment par l’interpretatio romana, d’autres ont totalement disparu, comme les sacrifices humains ou la classe des druides [44]. Il semble que seuls sur les marges de la domination romaine, les noms celtes des dieux ont été conservés, comme à Bath, dans le temple de Minerva-Sulis [45].
Qu’en est-il de la religion scandinave ? Nos connaissances sur cette religion sont issues des fouilles archéologiques et de quelques textes, notamment l’Edda, un texte rédigé par Snorri Sturluson au XIIIe siècle en Islande ; ce livre est écrit environ 200 ans après l’introduction du christianisme en Islande [46]. On y décèle des influences chrétiennes. Les autres sources sur les religions nordiques sont des témoignages de voyageurs étrangers de l’ouest ou de l’est, comme Ibn Fadlân, ou encore des poèmes de scaldes racontant les exploits de certains aristocrates du nord [47]. Il existe enfin quelques traces archéologiques, notamment des tombes et quelques monuments religieux [48]. Donc, nos connaissances sont assez éparses et incomplètes sur le système religieux en place en Scandinavie avant le XIe siècle. De plus, la religion du nord se modifie au cours de cette période, sous l’influence d’autres courants, notamment du christianisme ou de l’Europe orientale. Il semble que ce soit une religion ouverte, avec des rites et des différences locales ; ainsi, on connaît un culte local à Birka à l’ancien roi Erik [49].
Comme la religion celte, la religion scandinave est polythéiste [50]. En revanche, les figures divines sont très différentes. Ainsi, dans le monde scandinave, il existe deux classes de dieux, les Æsir et les Vanir, ce qui n’est pas le cas chez les Celtes. De plus, les dieux sont en lutte contre les géants [51]. On note aussi l’importance de plusieurs figures féminines, notamment les Nornes, qui tissent le destin des hommes, ou encore les Walkyries, qui servent Odin [52].
Odin est le dieu principal : il est à la fois l’incarnation de la sagesse, de la puissance et de l’omniscience [53]. Il réside au Valhalla, avec les Valkyries, qui ne sont pas réellement des déesses, mais plutôt les aides du dieu [54]. C’est là qu’Odin accueille les guerriers morts au combat. Odin, comme la plupart des dieux, périt lors de la bataille contre les géants, englouti par Fenrir. Odin semble être le dieu des aristocrates et des souverains [55].
Selon Adam de Brême, Thor est le dieu le plus puissant des hommes du nord [56]. Il serait le dieu du ciel, des éclairs, mais aussi des tempêtes, du beau temps et des récoltes [57]. Les traces du culte de Thor sont très répandues en Scandinavie car on en trouve en Uppland, au Gotland, au Danemark ou encore dans le nord-ouest des îles Britanniques. On trouve également dans l’aire viking de nombreux bas-reliefs montrant son marteau, Mjöllnir [58]. Le culte de Thor est peut-être un des plus répandus dans le monde des hommes du nord.

Midgard est là où les hommes vivent ; au centre se trouve l’arbre sacré ou l’arbre primordial, Yggdrasil [59]. De même, l’antagonisme entre les dieux et les géants est central. La première créature est Ymir ; les dieux le tuent et créent le monde à partir de son corps [60]. Il existe à la fois une lutte et une relation entre les géants et les dieux. Cette relation est tendue, puisque les dieux et les géants s’affrontent dans une bataille finale, le Ragnarök, dans laquelle les dieux périssent, formant l’aube d’un nouveau monde [61].
Les Scandinaves ont également des lieux de culte. Les rites et les lieux de culte semblent très décentralisés [62]. Il existe des temples plus importants et Adam de Brême donne la description d’un de ces temples à Uppsala, dans l’Uppland [63]. Mais la plupart des temples se trouvent plutôt dans les villages aux mains des autorités locales. On ne connaît pas très bien les fêtes religieuses, mais on sait que celles-ci entraînent des sacrifices sanglants, plutôt d’animaux, et des banquets importants ; elles portent le nom de blòt [64]. Ce terme peut se traduire par « renforcement » [65]. Ces sacrifices et ces festins sont au cœur de la relation entre les dieux et les hommes. Ils se produisent sans doute dans la grande salle du chef, qui prend le nom de hof (cour). Le culte peut être rendu partout, notamment dans les bois [66].
On ne sait pas très bien qui sont les prêtres ou les officiants dans la religion scandinave. On ne sait pas, par exemple, si les souverains jouent un rôle religieux [67]. En revanche, Adam de Brême et Thietmar de Merseburg décrivent une grande fête religieuse (à Uppsala et Lejre) durant laquelle de grands sacrifices sanglants sont effectués. Selon ces sources, lors du sacrifice de Lejre, il y a eu 99 sacrifices de chevaux, de coqs et de chiens, ainsi que 99 humains [68]. À Uppsala, on a sacrifié neuf mâles de chaque espèce, ensuite pendus dans un bois [69]. Le site de Lejre est qualifié par Thietmar de Merseburg comme le site le plus important de la Scandinavie, en raison de sa fonction religieuse. Si ces sites n’ont jamais été découverts en fouille, d’autres sites sacrificiels ont été fouillés, contenant notamment de très nombreuses armes [70].
En général, les tombes comprennent de très nombreux objets funéraires, ainsi que des sacrifices, notamment de chevaux. C’est le cas de tombes de ce type sur le site de Birka. Ibn Fadlân, qui a assisté à un tel enterrement dans la steppe russe, indique que des morts d’accompagnement – c’est-à-dire des sacrifices humains - sont également placés dans la tombe. Les tombes sont souvent placées près des fermes et des établissements, car les vivants conservent un contact avec les défunts. Quelques tombes de prestige ont également été mises au jour, souvent marquées par des tertres de grande taille. Le plus grand est celui du roi Gorm, le père de Harald à la Dent Bleue et daté du milieu du Xe siècle [71]. Cette tombe comprend notamment un cheval, son équipement et une coupe en argent [72]. Une autre tombe très riche est celle d’Oseberg, en Norvège. Elle comprend le corps de deux femmes, sans doute une reine et sa servante. Elle est en forme de longship d’environ 21 mètres de long et comprend de riches dépôts funéraires [73].
Pour Oleg de Normandie, la religion celte et la religion scandinave sont une seule et même religion. Or, on note des différences assez importantes. Ainsi, toute la cosmogonie nordique n’a rien à voir avec celle des Celtes. De même, la division nordique entre deux classes de dieux, plus les géants, ne se retrouve pas dans le monde celte. La présence importante de druides dans la religion celte n’a pas sa contrepartie dans la religion nordique. Enfin, la croyance dans une lutte entre les dieux et les géants, la mort des premiers aboutissant à un nouveau monde, n’est pas présente dans la religion des Celtes. Si les rites des deux religions comprennent des sacrifices sanglants et notamment les sacrifices humains, ces rites ne sont pas les mêmes.
Il existe des rapprochements entre la religion celte et la religion nordique, notamment sur la tripartition entre dieu de la souveraineté, de la guerre et de la production, mais pas plus qu’avec la religion des Romains, celle des Grecs ou les autres religions indo-européennes, comme le montrent les travaux – certes anciens – de Georges Dumézil. Ce dernier a montré en 1938 qu’il existe trois fonctions que les dieux assument, la souveraineté, la guerre et la production. Pour Georges Dumézil, ces fonctions sont assurées respectivement par Odin, Thor et Freyr dans le monde scandinave [74]. Roger Woodward, de son côté, note aussi que les mythes guerriers indiens, celtes/irlandais et romains sont proches [75]. Cette hypothèse est discutée, mais elle reste fonctionnelle et permet de montrer des rapprochements entre ces systèmes religieux [76]. Cette tripartition est connue d’Oleg de Normandie, sauf que, sans citer ou connaître les travaux du philologue, il rejette l’idée indo-europénne [77].
Donc, contrairement à ce qu’affirme Oleg de Normandie, il n’y a pas une religion celto-nordique ; il existe des rapprochements, des similitudes, mais il y a surtout trop de différences pour considérer qu’il s’agisse d’une même religion.
Si ce n’est pas une même religion, peut-on considérer qu’il existe une unité politique et culturelle entre Celtes et Scandinaves et peut-on penser que des Celtes aient rejoint la Scandinavie ?
Le fantasme du monde celto-germanique
Pour Oleg de Normandie, « les Gaulois, les Bretons (insulaires), les Celtibères et les Germains formaient un tout relativement homogène sur le plan culturel et politique » [78]. Il insiste dans ses vidéos sur le fait qu’il existe de très nombreux artefacts de cette civilisation celto-nordique mais pas d’écrits [79]. Et ce manque d’écrits est lié à l’occultation ou à la destruction de ces écrits par l’église catholique et l’Inquisition [80].
Oleg de Normandie estime que Gaulois et Germains ont une origine commune : ils viennent d’Hyperborée. Cette idée n’est pas une nouveauté ; elle a déjà été avancée au XVIIe siècle par Johannes Bureus, un ésotériste scandinave, qui estimait que les peuples hyperboréens détenaient les savoirs et la sagesse [81]. Qu’est-ce qu’Hyperborée ? Le terme d’Hyperborée est une construction géographique grecque, qui appartient au vocabulaire plus mythique que réel. Le terme désigne les terres situées à l’extrême nord, terres que les Grecs n’ont pas atteintes [82]. Ce sont donc des terres septentrionales, mais mystérieuses et mythiques, habitées par des Hyperboréens, dont rien de précis n’est dit. C’est ainsi une terre qui est hors de portée des hommes ; c’est pour cela que, selon Hérodote, Zeus demande à Apollon d’y accompagner Crésus afin qu’il échappe au bûcher [83]. Pour Pline l’Ancien, Hyperborée est une contrée fabuleuse [84]. Pour la plupart des auteurs, il faudrait situer Hyperborée au-delà de la mer Baltique, sans doute connue par les Grecs et certainement connue par les Romains, donc en Scandinavie [85]. Aucune fouille n’a permis de montrer qu’il ait existé une civilisation très ancienne dans ces régions [86]. Donc, l’Hyperborée mise en avant par Oleg de Normandie tient plus du fantasme que d’une réalité matérielle. Néanmoins, c’est, pour l’auteur, le fondement de la culture germano-celtique.
Essayons de voir si on peut parler d’une civilisation germano-celtique. Ce sont les données archéologiques que nous allons employer, ainsi que les données linguistiques.
Les données archéologiques montrent que les groupes humains de l’âge du fer, des périodes finales du Hallstatt (Hallstatt C et D) et du début de la Tène occupent les territoires de la Germanie connus par les Romains [87]. Il existe déjà une différence dans les cultures centre et nord-européennes et les cultures du nord. Les premières se servent déjà des métaux, tandis que les secondes sont encore épipaléolithiques, et emploient encore des outils en pierre [88].
Les cultures proto-germaniques, celles qui vivent autour de la Baltique, n’emploient que tardivement les métaux, par rapport aux Celtes. Les recherches récentes montrent que les sociétés à l’est et au nord du Rhin se servent du bronze, mais pas du fer [89]. En Scandinavie, les premières traces de travail du fer apparaissent vers 700 avant notre ère ; en Allemagne du nord et en Pologne elles n’apparaissent pas avant 500 avant notre ère [90]. Cette culture, dite proto-germanique, prend le nom de culture de Jastorf en Allemagne et de groupe nordique dans le sud de la Scandinavie [91]. Elles évoluent en culture germanique autour du IVe siècle avant notre ère. En revanche, en Scandinavie et dans le nord de l’Allemagne, les sociétés locales n’évoluent pas de la même manière : pas de tombes à char, pas d’habitat pré-urbain.
Les groupes proto-celtes sont eux identifiés en Bohème dès 1300 avant notre ère [92]. C’est la culture de Hallstatt (Autriche), dont les tombes élitaires du VIIe et VIe siècle avant notre ère sont particulièrement riches [93]. Cette culture comprend également les premières agglomérations, souvent qualifiées de pré-urbaines [94]. Ces groupes celtes développent la métallurgie du fer et évoluent dans ce qui est appelé la culture de la Tène. Ce sont les cultures celtiques.
Il y a donc, dès l’âge du fer, une différence entre les groupes germains autour de la Baltique, et les groupes celtes entre la Bohème et le nord de l’Italie. Cette différence culturelle est accentuée par les différences linguistiques. Les langues celtiques et germaniques sont toutes issues du rameau indo-européen, mais elles divergent assez vite pour former deux branches [95].
Lors de la conquête de la Gaule Narbonnaise par les Romains, et les raids des Teutons et des Cimbres vers l’Italie, les Romains font de nouveau la différence entre Gaulois et Germains [96]. Plus tard, lorsque les Romains prennent le contrôle du nord de la Gaule, à partir de 55 avant notre ère, ils distinguent entre Gaulois et Germains. Dans son ouvrage Commentaire de la Guerre des Gaules, César distingue clairement les Germains et les Gaulois. Les Romains font une différence entre les Gaulois qui vivent à l’ouest du Rhin et les Germains qui sont installés à l’est [97].
Cette différence se fait encore plus importante avec la romanisation de la Gaule. Ici encore, Oleg de Normandie fantasme une réalité. Il pense que, soumis aux Romains, les Gaulois se cachent et résistent ou fuient vers le nord, dans les îles Britanniques, en Irlande et chez les Germains [98]. La réalité historique est bien différente. D’abord, parce que dès le IIe siècle avant notre ère, les Gaulois sont déjà intégrés au monde romain, notamment de manière commerciale. Ensuite, parce que l’empire romain intègre assez complètement la Gaule. Dès les années 50 avant notre ère, la Gaule est divisée en provinces romaines. En 27 avant notre ère, lorsqu’Auguste devient princeps, la Gaule est divisée en quatre : les trois provinces de la Gaule chevelue (Aquitaine, Lyonnaise, Belgique) et la province de la Gaule en toge, la Narbonnaise. La Narbonnaise est une province Sénatoriale, alors que les autres sont toutes des provinces impériales, elle occupe tout le Sud de la France actuelle, des Alpes du Nord jusqu’aux Pyrénées.
Lugdunum devient la capitale des Gaules et se développe, atteignant les 230 hectares [99]. Régionalisée, la Gaule est aussi intégrée dans le système politique romain ; les provinces gauloises sont placées sous le contrôle de l’empire [100]. Le système romain est celui de la citoyenneté. Dans les provinces intégrées à l’empire, les cités sont la clé de l’appartenance des individus. On est soit citoyen romain, latin ou pérégrin. Seuls les citoyens peuvent accomplir les actions civiques romaines, comme voter pour les magistratures ; les latins et les pérégrins ne peuvent avoir que des fonctions dans leur ville. Surtout, les villes de droit romain (ius italicum) ne paient pas l’impôt, tandis que les cités de droit pérégrin paient le tribut. En Gaule, la plupart des villes sont de droit pérégrin, sauf les colonies fondées par les Romains, essentiellement pour accueillir les vétérans. Assez vite, Rome donne la citoyenneté à certains individus, notamment en Gaule, ce qui permet une meilleure intégration de la Gaule.
Néanmoins, l’intégration de la Gaule dans le monde romain ne se fait pas sans heurt : sous Auguste, la pacification des frontières ne se fait pas sans combats. En effet, la frontière nord de la Narbonnaise est soumise à une longue guérilla des peuples alpins, qui sont finalement soumis. En 21, Iulius Florus, un Trévire, et Iulius Sacrovir, un Éduen, conduisent une révolte contre Rome. Les deux hommes tentent de créer un soulèvement dans toutes les régions. Ils peuvent s’appuyer notamment sur l’augmentation de la pression fiscale qui pèse sur la Gaule [101]. Mais cette révolte est un échec et les deux hommes sont rapidement isolés. Cela montre que les cités gauloises ne sont pas prêtes à une aventure en dehors du système romain mis en place. Une autre révolte touche la Gaule en 69 et 70, alors que les légions de Germanie ont été utilisées par les candidats au principat. Un Batave, Civilis, tente un soulèvement dans le nord de la Gaule et de former un Empire de Gaule. Mais les cités gauloises réunies à Reims au printemps 70 ne suivent pas cette révolte qui échoue rapidement [102]. Plusieurs tribus gauloises, les Lingons, les Trévires notamment, se joignent à cette révolte, soutenue par des Germains. Une sorte d’empire de Gaule est proclamé à Neuss [103]. Les révoltés prennent plusieurs villes, notamment Xanten, Mayence, Bonn et Cologne. Mais, les cités des trois Gaules, qui s’inquiètent d’une alliance avec les Germains, ne soutiennent pas cette révolte. Vespasien envoie son gendre Quintus Petilius Cerialis avec huit légions [104]. Le calme est rétabli en Gaule dès la fin de l’année 70.

La Gaule semble pacifiée. Un discours de Claude devant le Sénat en 48 évoque les cent années de stabilité de la Gaule Chevelue, celle qui a été conquise par César. Ce sont les « Cent années d’immuable fidélité et d’obéissance plus qu’éprouvée » qui sont retranscrites dans les Tables claudiennes [105]. La Gaule est en effet stabilisée, mais il existe de nombreuses révoltes ou soulèvements qui émaillent cette stabilité. La création de colonies et la prolifération de villes portant le nom d’Auguste attestent du succès de la pacification et de la romanisation des Gaules. En outre, cette romanisation facilite le développement du pays tout au long du Ier siècle. Cette intégration est parfaitement notable au vu des constructions en Gaule : elles reprennent le modèle romain des cités, des bourgs et des villae. Les élites en Gaule adopte les modèles romains, participent à la vie des cités, construisent des thermes et des temples [106]. Même lors des usurpations, comme celle qui forme ce qui est improprement appelé l’Empire gaulois, dans les années 260 à 270, les usurpateurs reprennent le modèle impérial et entendent défendre les valeurs de Rome face aux barbares [107].
En revanche, le monde germain est très différent. S’il n’est pas intégré au monde romain au sens qu’il n’est pas divisé en provinces, il est en revanche bien connu des Romains et intégré à lui. Il l’est souvent comme ennemi, comme lorsque Drusus est obligé de s’employer, en 12 av. J.-C., à refouler les barbares germaniques hors des frontières de Belgique [108]. C’est encore le cas, lorsque Varus est battu par Arminius au Teutoburg en l’an 9 [109]. C’est le cas à partir du IIIe siècle de notre ère, lorsque les raids de tribus germaniques se multiplient.
Mais le monde germanique est aussi, pour les Romains, un monde d’échange. Les Germains fournissent de nombreux soldats aux armées romaines, qui servent comme auxiliaires. Un groupe de pièces qui ont été mises au jour peuvent ainsi être considérées comme le paiement d’un ingentia auxilia Germanorum [110]. Les sources mentionnent que les empereurs qui tiennent la Gaule entre 260 et 275 ont été aidés par des auxiliaires alamans [111]. On trouve ces mêmes auxiliaires germains dans les armées romaines qui combattent contre les Perses sassanides [112]. Cela se confirme également par les découvertes dans les tombes, où, parfois, on trouve des gladius et des armures romaines, signes d’un ancien soldat au service de Rome, revenu chez lui et enterré avec ses armes [113]. En réalité, les groupes germains sont intégrés au système romain [114].
À partir de la fin du IVe siècle et au Ve, les Germains deviennent partie prenante du monde romain, à la fois comme soldats et généraux, et comme alliés ou ennemis. Parfois même, ils s’affrontent pour le contrôle de villes ou de régions. C’est ainsi que le général vandale Stillicon, à la tête des armées romaines, bat à la bataille de Vérone et à celle de Pollentia les Goths d’Alaric [115].

À cette date, il n’y a pas de Gaulois ou plutôt plus de Gaulois, car ils sont intégrés au monde romain et étrangers aux Germains qui viennent en Gaule. Ainsi, en 418, lorsque les Wisigoths sont installés dans la région de l’Aquitaine, ils ne se mélangent pas avec les populations qualifiées de romaines. Ainsi, par exemple, le mariage entre germains et romains est interdit, notamment dans le Code Euric, qui s’applique au royaume Wisigoth dans le sud de la Gaule [116].
Donc, contrairement à ce que prétend Oleg de Normandie, le monde gaulois/celte et le monde romain sont différents. Cette différence s’accroît après la conquête de la Gaule par Rome, car les habitants de la Gaule adoptent les modes de vie et politique romains. Même la religion des Romains, avec quelques adaptations, est intégrée en Gaule.
Au-delà de cette fausse affirmation, Oleg de Normandie prétend que les sociétés celtes et nordiques sont en plus des sociétés libres, dans lesquelles l’esclavage n’est pas pratiqué.
Le fantasme d’un état druido-odinique libre et sans esclave
Pour Oleg de Normandie, il existe deux mondes qui s’opposent, le monde romain, esclavagiste, et le monde celto-nordique sans esclaves et libre [117]. Nous reviendrons sans doute sur sa vision entre le monde romain et le monde gaulois.
Cette construction rhétorique ne repose sur rien de concret. En effet, les sociétés celtes et germaniques – nous reviendrons sur la société viking – sont des sociétés dans lesquelles l’esclavage est présent. Les textes, et notamment César dans les Commentaires de la Guerre des Gaules, indiquent qu’il existe des personnes privées de liberté, qui sont donc des esclaves [118]. Ces personnes sont difficiles à identifier dans les sépultures. Mais cette donnée est cohérente avec la pratique de la guerre dans le monde celte, celle de la mise en esclavage des captifs de guerre.
De plus, les Celtes de Gaule, qui sont en contact avec les comptoirs grecs, fournissent dès le VIIe siècle avant notre ère, des esclaves aux ports grecs [119]. Ce commerce des esclaves vers le marché grec, combiné avec celui de l’étain, est un des facteurs qui expliquent le développement des sociétés celtes à partir du VIIe siècle [120]. Donc, les Celtes font commerce d’esclaves vers la Méditerranée. D’où viennent ces esclaves ? Le plus souvent, ce sont des captures de guerre, comme pour ceux qui sont mis en esclavage dans le monde celte lui-même. Les hommes, les femmes et les enfants pris en guerre, par exemple après un siège, sont mis en esclavage [121].
Les Germains ont les mêmes pratiques que les Celtes : les captifs de guerre deviennent des esclaves, souvent employés pour les travaux des champs [122]. Tacite précise aussi que les Germains emploient des esclaves [123]. On pourrait penser que ce texte romain tente de plaquer l’organisation romaine sur le monde germain, mais le fait que les Germains eux-mêmes vendent des esclaves aux Romains, montre qu’ils sont aussi présents sur ce marché. Ainsi, les marchands d’esclaves romains vont chercher des esclaves en Gaule avant sa conquête, en Dacie ou en Germanie [124]. Selon les textes, on sait que de nombreux esclaves sont ainsi achetés par les Romains aux Goths [125].
Donc contrairement à ce qui est affirmé par Oleg de Normandie, ni les Celtes, ni les Germains ne sont des sociétés sans esclaves. Même si les sources ne sont pas aussi abondantes que pour le monde grec et romain, dont une très grande partie de la force de travail vient de l’esclavage, leur présence est bien attestée.
Dans cet article, nous voyons donc bien qu’Oleg de Normandie fantasme une société celto-nordique unifiée. Nous avons vu qu’il n’en est rien. Nous avons en effet vu que les deux religions sont différentes, puis que les deux sociétés sont différentes et enfin que, contrairement aux assertions ces sociétés ne sont pas sans esclaves. Ainsi, une grande partie de l’édifice intellectuel mis en avant par Oleg pour faire croire que nous serions les héritiers d’une civilisation celto-nordique issue d’un passé lointain hyperboréen ne tient pas.
Au-delà de ce constat et de ces erreurs factuelles, il nous semble que la construction du discours de monsieur Oleg de Normandie va au-delà d’une simple remise en cause de l’histoire. Il s’agit d’une construction qui a pour objectif de créer l’idée d’une unité européenne qui s’opposerait à un monde romano-chrétien. Il estime en effet que cette opposition est en quelque sorte la clé d’une histoire oubliée.
Pour lui, les groupes germains qui renversent les Romains, sont en fait les héritiers de cette légendaire civilisation hyperboréenne. Le prochain article va aborder cette construction d’Oleg de Normandie.
Article suivant : Une société mérovingienne héritière des Germains et ennemie des Romains ?