Du film La Révélation des Pyramides, de Jacques Grimault et Patrice Pooyard :
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C’est Gizeh le point le plus central du monde
Cette idée de Gizeh « centre du monde », ou « centre des terres émergées », qu’on retrouve non seulement dans le film mais aussi sur le blog de M. Grimault, et assez régulièrement dans les interventions des auteurs, par exemple ici (« comment se fait-il que cet déifice [sic] occupe le milieu des terres émergées ») ou là (« pourquoi au centre des terres émergées ? »), est un grand classique des « pyramidomanes ». La forme peut changer légèrement (« intersection du 30ème parallèle et du méridien qui sépare en deux parties égales les terres émergées » ; « intersection de la plus longue latitude et la plus longue longitude » - sic ! ; « centre de gravité des terres émergées » ; « centre géographique sur les terres émergées » ; « Le méridien et la latitude - re-sic ! - passant par le sommet de la pyramide traversent le maximum de terres et le minimum de mers » ; etc.), mais l’idée principale reste la même, celle d’une position centrale de Gizeh, non par rapport au monde, ce qui n’aurait aucun sens sur la sphère terrestre, mais par rapport à l’ensemble des terres émergées.
Encore faut-il définir ce qu’on entend par « centre des terres émergées ». L’éminent géographe Roger Brunet - inventeur du concept « d’omphalomanie », recherche obsessionnelle du nombril du monde - s’est penché sur la question dans un article intitulé « Où se trouve le centre du monde » publié en 1998 dans la revue Mappemonde, et montre qu’il existe de multiples définitions de « centre » et plusieurs modes de calcul d’un « centre des terres émergées ». Il propose par exemple :
– le point zéro (lat 0°, long 0°), qui se trouve en mer au large de l’Afrique ;
– le quadrangle le plus central, celui qui se trouve à l’intersection du « fuseau » le plus continental (entre les méridiens 20° et 30° E) et de la « zone » la plus continentale (entre les parallèles 40° et 50° N) ; ce quadrangle se trouve en Europe, centré sur la Roumanie ;
– le « point médian », celui où se croisent le parallèle (23°05 N) et le méridien (28°03 E) qui séparent en deux parties égales les masses continentales ; ce point a donc « autant de terres au nord qu’au sud, à l’est qu’à l’ouest », et se trouve au sud-ouest de l’Egypte (et non sur Gizeh). R. Brunet fait toutefois remarquer que l’opposé de ce point sur la sphère, au nord-est d’Hawaï dans le Pacifique, peut tout autant prétendre au titre de « centre » ou « point médian » : lui aussi a « autant de terres au nord qu’au sud, à l’est qu’à l’ouest »...
– le « centre de gravité » ou barycentre des continents : « Le centre de
gravité est tel que, si toutes les terres émergées [...] étaient figurées comme des plaques un peu lourdes de même matière et d’épaisseur constante, collées sur un support uniforme, plat et très léger, l’ensemble y tiendrait en équilibre sur une pointe d’épingle. » Ce centre de gravité se trouve dans le Sahara, au nord-est de N’Djamena.
– le point le plus « continental » du monde, c’est-à-dire le plus éloigné de toute mer, se trouve dans l’extrême ouest de la Mongolie.
Une autre définition possible, que R. Brunet ne mentionne pas, celle de « centre géographique » proprement dit, serait celle du point « le moins éloigné de tous les autres », qui nécessite de trouver le point dont la moyenne de ses distances à tous les autres points de la planète est la plus basse. Ce calcul a été fait en 1973 par Andrew J. Woods à la demande de l’Institute for Creation Research, un institut créationniste qui souhaitait prouver que le « centre de la Terre » tombait quelque part en Terre Sainte, « centre » du monde biblique. Le résultat de ce calcul, confirmé ensuite par un chercheur indépendant, donne un centre en Turquie, quelque part au sud-est d’Ankara.
Enfin, une dernière définition possible du « centre des terres émergées » pourrait être celle de « pôle de l’hémisphère continental » ; en effet, la répartition des continents et océans sur la Terre est telle qu’on peut définir un hémisphère quasi-océanique centré sur le Pacifique, et un hémisphère continental regroupant 85 % des terres émergées. Cet hémisphère terrestre est centré sur l’île Dumet, au large de Piriac en Loire-Atlantique, île qui revendique donc le titre de « nombril du monde ». Mais le même titre, selon un calcul un peu différent, est aussi revendiqué par le village de Montfaucon-Montigné dans le Maine-et-Loire... Vous avez dit omphalomanie ?
Reste qu’aucun de ces calculs, quelle que soit la méthode utilisée, n’indique Gizeh comme « centre du monde » ; celui qui s’en approche le plus près, le « point médian » de Roger Brunet, en est quand même à plus de 800 kilomètres. D’où vient donc cette idée de Gizeh « centre des terres » ? La source de Jacques Grimault est indiquée dans le film :
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L’abbé Moreux, un astronome, avait fait remarquer au XXème siècle que le méridien qui passait par la grande pyramide séparait les terres émergées de la Terre en deux surfaces égales, faisant encore de Gizeh le point central de la planète.
L’ouvrage dont on aperçoit la couverture dans le film est La science mystérieuse des Pharaons de Théophile Moreux, publié en 1926 et réédité une dizaine de fois. Curieux personnage que cet abbé Moreux : astronome reconnu et vulgarisateur prolifique, il s’est aussi, comme son collègue et ami Camille Flammarion, beaucoup intéressé à des domaines, disons moins scientifiques : astrologie, alchimie, ésotérisme, Atlantide...
Il explique dans son livre 1° que « le méridien de la Grande Pyramide est celui qui traverse le plus de continents » ; 2° qu’il « divise aussi les terres émergées à l’Est et à l’Ouest en deux parties égales » :
Il explique également que ce même méridien de la Grande Pyramide « divise [le delta du Nil] en deux parties égales », et que « les diagonales de la Grande Pyramide, prolongées, renferment exactement le delta du Nil » :
Mais l’abbé Moreux n’a rien inventé : ces idées, de même que les cartes qui les accompagnent, sont des copies exactes de ce qu’on trouvait déjà chez Charles Piazzi Smyth, le véritable « père », avec John Taylor, de la « pyramidologie » :
Ces pages figurent page xxii de l’ouvrage de Piazzi Smyth Our inheritance in the Great Pyramid, publié en 1864, et disponible ici. C’est là la véritable origine de cette idée de Gizeh « au centre des terres émergées », qui a été ensuite reprise par une multitude de « pyramidologues ». Voici ce qu’en dit Piazzi Smyth pages 67 et 68 de son livre :
For, proceeding along the globe due north and due south of the Great Pyramid, it has been found by a good physical geographer as well as engineer, William Petrie [1], that there is more earth and less sea in that meridian than in any other meridian all the world round [...]. Again, taking the distribution of land and sea in parallels of latitude, there is more land surface in the Great Pyramid’s parallel of 30°, than in any other. And finally, on carefully summing up all the dryland habitable by man all the wide world over, the centre of the whole falls within the Great Pyramid’s territory of Lower Egypt.
(Car, en avançant sur le globe plein nord et plein sud de la Grande Pyramide, il a été déterminé par un bon géographe physicien et ingénieur, William Petrie, qu’il y a plus de terre et moins de mer sur ce méridien que sur n’importe quel autre [...]. De même, en considérant la distribution des terres et des mers selon les parallèles de latitude, il y a plus de surface de terre sur le parallèle 30° de la Grande Pyramide que sur n’importe quel autre. Et finalement, en additionnant soigneusement toutes les terres émergées habitables par l’homme dans le monde entier, le centre du tout tombe sur le territoire de la Grande Pyramide en Basse Egypte.)
Malheureusement pour l’abbé Moreux, Jacques Grimault, et tous les auteurs « alternatifs » qui ont repris les affirmations de Piazzi Smyth sans les vérifier, rien de tout cela n’est confirmé. Même sans procéder à des calculs compliqués, il est facile de voir, comme noté ici ou là, que ni le méridien ni le parallèle de Gizeh ne sont ceux qui traversent « le plus de terres » :
A noter que l’estimation « à vue de nez » sur la carte de Piazzi Smyth ci-dessus (méridien en bleu et parallèle en orange pour ceux qui « traversent le plus de terres ») [2], retombe bien sur la zone identifiée plus haut, et plus scientifiquement, par R. Brunet comme « quadrangle le plus central », à l’Est de l’Europe. Comme on l’a vu, Gizeh ne correspond à aucun des centres des terres émergées, quel que soit le mode de calcul utilisé.
Que faut-il conclure de cet exemple, apparemment assez anecdotique ?
1° Que M. Grimault reprend à son compte des « vieilles lunes » de la pyramidologie, sans se donner, plus que ses prédécesseurs, la peine de vérifier quoi que ce soit ;
2° Que les références sur lesquelles il s’appuie n’ont pas l’air de faire beaucoup de place à la science actuelle : sans même parler du fait d’utiliser un Zecharia Sitchin comme source, force est de constater qu’il s’appuie surtout sur des auteurs anciens : l’abbé Moreux et Piazzi Smyth pour la localisation géographique de Gizeh, Champollion pour les hiéroglyphes, comme si l’égyptologie était une science figée depuis le XIXème siècle et le début du XXème siècle ;
3° Que beaucoup des « faits » sur lesquels s’appuie le film (cf l’intro du film : « Tout ce qui va suivre repose sur des faits ») ne sont des mystères qu’à la condition d’ignorer une grande partie de ce qui a été publié, en particulier en anglais, depuis des dizaines d’années (voir l’exemple des vases de pierre) et de se reposer principalement sur des ouvrages largement dépassés...