Pyramidion
On en arrive maintenant au deuxième volet du film, beaucoup plus riche en informations sur les références bibliographiques de Jacques Grimault.
On a tout d’abord, à 58mn 43s, un aperçu d’un ouvrage incluant un article de Rainer Stadelmann que j’ai déjà évoqué dans un autre article, puisque c’est sur cet ouvrage que Jacques Grimault s’appuie pour affirmer qu’à une époque le pyramidion dit de la pyramide rouge de Dahchour (Dahshur) faisait exactement un mètre de haut. Notons que Stadelmann est le seul égyptologue contemporain dont un ouvrage est mentionné dans le film, mais qu’il s’agit plutôt d’un ouvrage grand public : L’Égypte - Sur les traces de la civilisation pharaonique, édité et coécrit par Regine Schulz et Matthias Seidel, première publication en français en 1999 (en allemand : Ägypten : die Welt der Pharaonen). Aucun autre ouvrage de Stadelmann, dont beaucoup mentionnent pourtant ce pyramidion, n’est mentionné.
Sources antiques
On passe ensuite (1h 00mn 10s) dans la bibliothèque de Jacques Grimault, où on a à nouveau un aperçu des livres montrés au tout début du film (Letronne sur Héron d’Alexandrie et Flinders Petrie sur les pyramides de Gizeh). On a ensuite droit à Pline dans une traduction du XVIIIème siècle : Morceaux extraits de l’Histoire Naturelle de Pline par P.C.B. Guéroult, « Professeur d’Eloquence au Collège d’Harcourt », publié en 1785.
On peut se demander pourquoi Jacques Grimault utilise une vieille traduction partielle, alors qu’on dispose de nombreuses éditions complètes ; peut-être pour une raison esthétique ?
L’extrait de Pline mentionné se trouve page 479 du livre de Guéroult ; il vient du livre XXXVI de L’Histoire Naturelle, intitulé « Traitant de l’histoire naturelle des pierres ». Qu’est-ce qui intéresse Jacques Grimault dans cet extrait ?
(1h 00mn 28s) Par exemple, qui a entendu parler de cette polémique rapportée par l’historien romain Pline l’Ancien il y a 20 siècles au sujet des bâtisseurs des pyramides ? Douze auteurs importants de son époque n’étaient pas d’accord entre eux sur l’identité de ces bâtisseurs. Mais combien nous reste-t-il aujourd’hui de textes de ces douze auteurs ? Un seul, celui d’Hérodote. Et c’est sur celui-là que s’appuie entre grande partie l’égyptologie.
Ce passage révèle de nombreuses approximations - voire pire - de la part de M. Grimault :
– La « polémique » mentionnée par Pline l’Ancien concerne le nom des rois pour qui les pyramides ont été construites ; ni Pline, ni aucun auteur ancien ne doute, contrairement à Jacques Grimault, que les pyramides aient été construites par les Egyptiens... D’autre part rien, dans le texte de Pline, n’évoque une « polémique », puisqu’il dit juste : « Le nom des princes qui les ont construites est encore un problème, et l’oubli est la juste punition de leur vanité. » Ce qui semble indiquer, non un désaccord entre les auteurs cités, mais tout simplement leur ignorance du nom des rois responsables de ces constructions.
– En dehors des onze auteurs disparus, il nous reste d’autres textes d’auteurs anciens, grecs ou romains : en plus d’Hérodote et de Pline, on peut mentionner Manetho, Diodore de Sicile, Strabon, Plutarque, Claude Ptolémée, Ammien Marcellin, Horapollon... Si beaucoup d’entre eux s’appuient sur Hérodote, ils utilisent également d’autres sources aujourd’hui disparues ou quasiment disparues : Agatharchide de Cnide, dont on reparlera plus bas, Artémidore d’Ephèse, Hécatée d’Abdère, Eudoxe de Cnide, Chérémon d’Alexandrie ; et par ailleurs presque tous se sont rendus en personne en Egypte, voire en sont originaires comme Ptolémée.
– L’idée que l’égyptologie « s’appuierait en grande partie » sur Hérodote relève soit de la manipulation, soit de l’ignorance totale de ce qu’est l’égyptologie contemporaine. Certes l’égyptologie utilise Hérodote, comme les autres rares sources textuelles sur l’Egypte ancienne ; mais le fondement de toute démarche historique, et l’égyptologie ne fait pas exception lorsqu’elle utilise les textes, est l’analyse critique de ces textes : critique externe et interne des sources, distinction entre sources primaires et sources secondaires... Hérodote fait et a fait l’objet de telles analyses, un des exemples les plus connus étant celui de la thèse de doctorat de Camille Sourdille en 1910. Plus récemment, l’Université Lyon 2 a consacré une journée d’étude à « Hérodote et l’Egypte », dont les Actes ont été publiés par la Maison de l’Orient et de la Méditerranée. On pourrait ainsi multiplier les exemples, sans compter que l’étude des textes gréco-romains ne représente qu’une infime partie de l’égyptologie, qui par définition est au carrefour de multiples disciplines, où l’archéologie tient aujourd’hui une place nettement plus importante que l’étude des textes anciens...
Dimensions de la Grande Pyramide
Ensuite, à 1h 01mn 00s, le film évoque rapidement l’Anglais John Taylor, qui aurait pourtant mérité une place bien plus importante. Il est en effet considéré, avec son livre The great pyramid ; why was it built : & who built it ?, comme le véritable « père » de la pyramidomanie, à l’origine de la longue lignée des pyramidologues qui, de Charles Piazzi Smyth à Jacques Grimault en passant par Charles Taze Russell (fondateur du mouvement des Etudiants de la Bible, ancêtre des Témoins de Jéhovah) ou le medium Edgar Cayce, recherchent dans les dimensions de la Grande Pyramide qui une manifestation divine, qui les traces des Atlantes ou des extraterrestres.
A propos justement des dimensions de la pyramide, le film montre, brièvement à 1h 03mn 38s, puis un peu plus longuement à 1h 04mn 04s, quelques pages extraites de l’ouvrage Determination of the Exact Size and Orientation of the Great Pyramid of Giza publié en 1925 par J.H. Cole, ingénieur travaillant pour le Service de Géodésie de l’Egypte. Tel qu’il est présenté dans le film, cet ouvrage semble donner une valeur très précise de la coudée, établie d’après les dimensions de la base de la pyramide. Or on peut observer quelque chose d’assez curieux ici : le film commence par montrer les pages 5 (« Measurement of the base of the pyramid ») puis 3 (« Precise levelling ») du livre :
Puis, à 1h 04mn 04s, on nous montre la page de titre, avec un zoom sur le bas de page contenant le lieu et la date de publication :
Et, sans transition, on nous montre cette page, contenant la valeur de la coudée calculée à partir d’une longueur moyenne de la base de la pyramide avec une précision à cinq chiffres (donc au centième de millimètre) :
Or cette page n’existe pas dans l’ouvrage de Cole ! Voici à quoi ressemble le tableau de résultats de Cole pour les dimensions de la base (page 6) :
La longueur moyenne de la base est donnée par Cole un peu plus bas sur la page :
Mais cette longueur moyenne est donnée avec trois chiffres seulement après la virgule (donc une précision au millimètre, ce qui est logique puisque la précision de ses mesures était aussi au millimètre), et nulle part Cole ne donne de valeur à la coudée, comme le lecteur peut le vérifier par lui-même dans le texte original. Je n’ai pas réussi à retrouver la source des valeurs données par le film, mais il est clair qu’une page d’un autre livre (ou de Jacques Grimault lui-même ?) a été ici interpolée [1], juste après que la caméra a longuement insisté sur la page de titre de l’ouvrage de Cole. Cette interpolation est volontaire, comme le confirme le discours de la narratrice au même moment :
Alors des experts l’ont déduite [la coudée - NdA] des dimensions de la Grande Pyramide et ont très précisément établi sa valeur en 1925, en donnant le chiffre de 52 cm, 3 mm et 6 dixièmes de mm.
Le but de la manoeuvre ? Pourquoi faire endosser à Cole l’extraordinaire précision de la coudée désirée par Grimault ? Pour avoir une estampille « officielle » sur ce chiffre ? Pour accentuer la confusion, prégnante dans le film, entre mesure des dimensions actuelles sur le terrain et calcul des valeurs supposées de la coudée et des dimensions originelles de la pyramide ? Mystère...
Pour terminer sur la valeur de la coudée, notons une petite curiosité à 1h 04mn 37s : la narratrice mentionne les estimations de cette valeur par les égyptologues Jean-Philippe Lauer et Jean Kérisel, et y rajoute celle de « l’astronome grec Eugène Emile Antoniadi ». Or l’astronome en question s’appelle Eugène Michel Antoniadi, et non « Eugène Emile ». Mais bon, l’erreur est vénielle...
La Grande Pyramide et la Terre
Des dimensions de la pyramide, le film passe ensuite aux relations supposées entre la pyramide et la Terre. Il commence, à 1h 22mn 19s, par mentionner la localisation de Gizeh « au centre des terres émergées », en s’appuyant sur l’ouvrage de l’abbé Théophile Moreux, La science mystérieuse des pharaons, datant de 1923.
J’ai déjà évoqué cette histoire de « centre des terres » dans cet article ; rappelons simplement que l’abbé Moreux, astronome et vulgarisateur reconnu, avait aussi un certain penchant pour l’occultisme, et qu’il a publié des ouvrages comme L’Atlantide a-t-elle existé ?, L’Alchimie moderne ou Que deviendrons-nous après la mort ?
Présenter l’abbé Moreux, comme le fait le film, comme « un astronome du XXème siècle » n’est donc pas faux, mais pour le moins incomplet, d’autant que son livre sur l’Egypte n’est pas un ouvrage d’astronomie. Par ailleurs, comme je l’ai montré dans l’article sur le « centre des terres », Moreux n’a fait que reprendre la thèse (fausse) de Gizeh « au centre des terres », comme les cartes qui l’accompagnent, du livre publié en 1864 Our inheritance in the Great Pyramid de Charles Piazzi Smyth, le « Grand Pyramidiot » de Leonard Cottrell.
Géographes grecs
On en arrive ensuite, à partir de 1h 22mn 36s, à une référence particulièrement intéressante :
Vingt siècles avant [l’abbé Moreux], Agatharcide de Cnide avait dit que la Grande Pyramide était une image géographique de la Terre
Cette mention d’Agatharchide (ou Agatharcide, Agatharchides...) de Cnide est accompagnée d’un portrait, une icône, non pas de l’historien et géographe grec du IIème siècle avant JC, mais de Photios (ou Photius), érudit byzantin et patriarche de Constantinople au IXème siècle :
La confusion s’explique assez facilement : le peu qu’on sait d’Agatharchide provient pour l’essentiel de Photios, qui a repris dans sa fameuse Bibliothèque (une collection de notices ou codices sur les ouvrages que Photios avait lus) des passages de deux de ses livres, et qui nous donne quelques éléments biographiques ; c’est sans doute pour cela qu’à défaut d’un portrait inexistant d’Agatharchide, le film nous propose celui de Photios.
J’ai donc cherché à retrouver le texte d’Agatharchide où il mentionnerait la Grande Pyramide comme une « image géographique de la Terre ». Le problème est qu’on dispose de très peu de textes de lui : de ses deux gros traités sur l’Europe et l’Asie il ne reste que quelques fragments ; seuls les livres I et V de son Traité sur la Mer Rouge ont été conservés par Photios. Les fragments d’Agatharchide ont été réunis et traduits en latin par le philologue Karl Müller dans deux volumes :
– Fragmenta Historicorum Graecorum publié en 1849 : volume III, pages 190 à 197 ; contenant divers courts fragments.
– Geographi graeci minores publié en 1855 : volume I, pages 111 à 195 ; contenant les livres I et V du Traité de la Mer Rouge transmis par Photios.
Même pour le lecteur ignorant le grec et le latin, il est assez facile de voir qu’aucun de ces textes n’évoque les dimensions de la Grande Pyramide. Le Codex de Photios contenant le Traité de la mer Rouge a été publié en français en 2002 par les Editions Anacharsis sous le titre Les Codices du merveilleux, et une grande partie de cette traduction peut être consultée en ligne. Agatharchide y parle de l’étymologie du nom de la mer Rouge, de la chasse aux éléphants en Ethiopie, du travail dans les mines d’or égyptiennes, du mode de vie des Ichtyophages de la mer Rouge, des girafes et des rhinocéros... mais pas des pyramides.
Mais si cette idée de la pyramide comme « image de la Terre » n’est pas dans les fragments d’Agatharchide, peut-être est-elle mentionnée par d’autres auteurs antiques, s’appuyant sur des textes perdus de celui-ci ? Agatharchide a souvent été utilisé par d’autres géographes de l’Antiquité, le plus connu étant Diodore de Sicile, qui affirme avoir tiré d’Agatharchide une partie des livres I et III de sa Bibliothèque historique. Dans le livre I-41 il reprend l’analyse d’Agatharchide sur l’origine des crues du Nil ; dans le livre III, au chapitre 11 il le mentionne au nombre des « historiens qui ont traité de l’Egypte et de l’Ethiopie » [2], et au chapitre 18 à propos des Ichtyophages ; de plus, une bonne partie de ce livre III semble s’appuyer, sans forcément le citer, sur le Traité de la mer Rouge (par exemple le passage sur les mines d’or, chapitres 12 à 14). Par contre Agatharchide n’est pas mentionné dans le fameux passage du livre I-63, consacré aux pyramides et à leurs dimensions, et de toutes façons ce passage n’évoque nullement l’idée d’une volonté de représentation de la Terre dans les pyramides.
D’autres auteurs citent ou mentionnent Agatharchide, mais jamais à ma connaissance en rapport avec les pyramides : Athénée de Naucratis le mentionne à plusieurs reprises dans Les Deipnosophistes en relation avec des évènements de la vie politique grecque et macédonienne ; Flavius Josèphe, dans les Antiquités judaïques, évoque son opinion sur le peuple juif ; Lucien de Samosate le cite dans son Exemples de longévité à propos d’un dénommé Hiéronyme qui aurait vécu 104 ans, Strabon le mentionne également dans le livre XVI chapitre 4 de sa Géographie à propos de l’étymologie de la mer Rouge... et enfin Pline le cite, en plus du passage mentionné plus haut, une nouvelle fois dans son Histoire Naturelle (livre VII chapitre 2-5), non pas en relation avec les pyramides, mais à propos d’un peuple d’Afrique.
Donc, à moins qu’il n’ait eu accès à des fragments totalement inconnus d’Agatharchide, ce qui serait quelque peu surprenant, ce n’est pas directement dans cet auteur que Jacques Grimault a trouvé cette idée de pyramide image de la Terre. D’où peut-elle provenir ? Agatharchide est souvent mentionné par les hellénistes et spécialistes de l’Antiquité, mais jamais pour d’éventuels écrits sur les dimensions des pyramides. Par contre on retrouve fréquemment l’idée d’un lien entre dimensions de la Grande Pyramide et celles de la Terre, avec des variantes plus ou moins complexes, sur de nombreux sites pyramidologiques et pseudoarchéologiques. Quelques exemples :
– « Le géographe grec Agatharchide de Cnide (IIe siècle av. J.-C.) écrivait déjà que les mensurations de la pyramide de Khéops intégrait des unités de mesure géographique. » et « Agatharchide de Cnide avait raison, l’échelle de la pyramide de Khéops reproduit bien la hauteur et la circonférence de la Terre au 1/43.200e. » Source
– « Au IIe siècle avant JC [...] le géographe et historien grec Agatharchides de Cnide concluait qu’elle ’incorporait des fractions de degrés géographiques’. En d’autres termes, la Grande Pyramide est un microcosme reflétant la Terre elle-même » Source : Opening the Ark of the Covenant : The Secret Power of the Ancients, the Knights Templar Connection, And the Search for the Holy Grail de Franz Joseph et Laura Baudoin, 2007
– « En fait, vers la fin du deuxième siècle avant JC, le grammairien grec Agatharchides de Cnide, tuteur des enfants du pharaon, apprit que la base de la pyramide avait précisément un huitième de minute de degré de longueur, c’est-à-dire qu’elle était d’un huitième de minute de degré de la circonférence de la Terre » et « Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, le tuteur d’un des derniers Ptolémées, Agatharchides de Cnide, apprit que la base de la Grande Pyramide avait une longueur d’un huitième de minute de latitude. Et de là il était possible de conclure que les constructeurs des pyramides savaient que la circonférence de la Terre était d’un peu moins de 25 000 miles [...]. » Source : From Atlantis To The Sphinx : Recovering the Lost Wisdom of the Ancient World de Colin Wilson, 2011
– « Agatharchides de Cnide, un historien et géographe grec qui vivait au temps de Ptolémée VI Philométor et de ses successeurs, rapporta que la base de la pyramide de Chéops correspondait à un huitième de minute de degré, et l’apothème à un dixième de minute de degré. Il rapporta aussi que la pyramide était surmontée d’un pyramidion de 4 coudées, qui pouvait être inclus dans un calcul, ou exclus, selon le problème à résoudre. Je crois qu’Agatharchides utilisait le pied de 12,1 pouces dans sa description, donnant 750 pieds pour la base, et ainsi 4 coudées égalent 6 pieds. » Source
On pourrait multiplier ainsi les exemples : chacun de ces auteurs s’appuie avec aplomb sur Agatharchide, allant pour certains jusqu’à le citer entre guillemets, sans jamais indiquer de source ni préciser dans lequel des fragments du géographe grec on peut trouver toutes ces précisions sur les dimensions de la base et de l’apothème, la référence à la circonférence terrestre, ou l’existence d’un pyramidion.
Il me semble que la source originelle de toutes ces affirmations (en tout cas c’est le texte le plus ancien que j’ai pu trouver faisant la relation entre Agatharchide et la pyramide) est un livre de Peter Tompkins, Secrets of the Great Pyramid, publié en 1971.
Tompkins est un ancien espion et anthroposophe qui, à côté de quelques livres plus ou moins historiques sur la deuxième guerre mondiale, a publié des ouvrages sur divers mystères (pyramide de Chéops, pyramides mexicaines, obélisques et Francs Maçons...), ainsi que des ouvrages d’inspiration steinerienne comme La Vie secrète de la Nature qui prétend convaincre scientifiquement le lecteur de l’existence du « petit peuple ». Dans Secrets of the Great Pyramid, le texte de Tompkins est suivi d’un appendice d’une centaine de pages intitulé Notes of the Relation of Ancient Measures to the Great Pyramid et écrit par Livio Catullo Stecchini. Stecchini est un curieux personnage : professeur d’université, spécialiste de métrologie antique, il a écrit divers textes sur les monnaies anciennes, les mesures agraires et les mesures de volume dans l’Antiquité ; mais il est aussi considéré par beaucoup de ses pairs comme un pseudoscientifique, d’une part du fait de son obsession métrologique, qui est de vouloir trouver par tous les moyens, y compris numérologiques, un système de mesures commun à tous les peuples de l’Antiquité, d’autre part du fait de son adhésion sans nuance aux idées scientifiquement absurdes développées par Immanuel Velikovsky dans son livre Worlds in Collision.
C’est dans cet appendice de Stecchini que se trouve l’origine des innombrables mentions d’Agatharchide par les pyramidologues. Le géographe grec est mentionné à plusieurs reprises pages 372 à 375 du livre (édition Harper & Row de 1971), avec luxe de détails sur ce qu’il aurait écrit :
– The interesting feature of Agatharchides’ report about the dimensions of the Pyramid is that he excludes the pyramidion from the reckoning. [...] From Agatharchides’ account one gathers that the Great Pyramid of Giza was topped by such a pyramidion, "small pyramid," as the Greeks called it [3]. ln the case of this Pyramid, at least, the pyramidion was used to achieve a mathematical result. (page 372)
– [...] the top of the Pyramid was conceived as cut off in the computation presented by Agatharchides.
An essential point ot Agatharchides’ account is that he describes the Pyramid as having an apothem which measures a stadium up to the pyramidion and having a side which measures 1 1/4 stadia. The term stadium has a double meaning : it refers to 1/10 minute of degree and it refers to a specific unit ol measurement. Agatharchides uses the term
in both senses. (page 372)
– From Agatharchides we learn that the apothem up to the pyramidion had a length of a stadium, that is, 1/10 of a minute of degree. (page 373)
– Agatharchides interprets the dimensions ot the Pyramid also by taking the word stadium as referring to the stadium of 600 geographic feet. (page 373)
– According to Agatharchides the side of the Pyramid is 1 1/4 stadia or 750 feet (230,847 millimeters), and the apothem is a stadium or 600 feet. The side of the base of the pyramidion is 9 feet. The figures indicate that Agatharchides was not concerned with presenting the actual dimensions of the Pyramid, but in illustrating the mathematical principles according to which the Pyramid had been conceived. (page 373)
– Having started with the mentioned meridian triangle, Agatharchides cut off the side so as to reduce the apothem to 600 feet and the base to 371 feet, excluding the part of the base below the half of the pyramidion. (page 374)
– ...
Quelles précisions extraordinaires pour un auteur dont on ne dispose que de quelques fragments ou citations ! Et à nouveau se pose le problème des sources, dont on pourrait espérer qu’un universitaire comme Stecchini les donnerait de façon extensive. Des auteurs mentionnés dans la bibliographie de l’appendice, pages 403 et 404, à ce que j’ai pu vérifier très peu mentionnent Agatharchide, et s’ils le font c’est à nouveau sans rapport avec les pyramides. Par exemple Hermann Kees le mentionne bien page 67 de Ancient Egypt ; a Cultural Topography, mais uniquement pour les renseignements qu’il donne sur le lavage de l’or décrit dans le Traité sur la mer Rouge évoqué plus haut. Ce n’est donc pas dans ces ouvrages que Stecchini a pu trouver toutes ces informations [4].
En fait, Stecchini le reconnaît lui-même, tout ce qu’il rapporte d’Agatharchide n’est que supposition : « l do not pretend to have reconstructed the authentic reckoning of Agatharchides, but I feel confident that I have understood the general drift of his interpretation ». Stecchini suppose que la source commune des géographes antiques (Diodore, Strabon, Pline...) sur l’Egypte est Agatharchide, et à partir de ces géographes il a « reconstruit » ce qu’aurait pu être le texte d’Agatharchide sur les pyramides... Sauf que : 1° il ne donne aucune référence précise aux textes de ces géographes antiques qu’il utilise ; 2° comme on l’a vu plus haut, on ne trouve non plus chez ces géographes aucune de ces précisions sur le pyramidion ou le lien entre les dimensions de la pyramide et celles de la Terre ; j’ai déjà donné plus haut un lien vers le texte de Diodore de Sicile, le lecteur curieux pourra trouver sur cette page l’ensemble des textes des auteurs antiques consacrés aux pyramides, et vérifier ainsi que, si certains mentionnent effectivement les dimensions des pyramides, aucun de ces auteurs ne fait allusion à un rapport avec le degré de latitude, la forme et la taille de la Terre, ni ne mentionne un pyramidion, a fortiori en or ou en argent comme le laisse entendre Stecchini [5], non plus que le moindre calcul avec ou sans ce pyramidion...
Plus fort encore, sur ce site qui réunit des textes dispersés de Stecchini, on apprend qu’Agatharchide n’aurait fait que reprendre ses informations d’un autre géographe grec, Aristagoras de Milet. Il n’est pas évident (Stecchini ne donnant toujours aucune source) d’identifier cet Aristagoras : il ne peut s’agir du tyran de Milet, dont Hérodote raconte qu’il aurait apporté à Sparte une carte montrant la Terre entière. Il y a bien un historien grec de ce nom, mentionné brièvement par Diogène Laërce dans Vies et Doctrines des Philosophes de l’Antiquité, et par Pline dans L’Histoire naturelle (voir plus haut), auteur de livres sur l’Egypte dont il nous reste quelques fragments réunis par Karl Müller (Fragmenta Historicorum Graecorum volume II). Mais Stecchini affirme que l’Aristagoras en question aurait vécu « dans la première moitié du IVème siècle avant JC », soit environ « un demi-siècle après Hérodote ». Quelques rares spécialistes attribuent effectivement Aristagoras au IVème siècle avant JC, sur la base d’une phrase écrite au VIème siècle après JC par Etienne de Byzance (« Aristagoras, légèrement plus jeune que Platon », fragment 6 page 99 de Müller). Mais cet historien semble avoir plutôt vécu sous Ptolémée II Philadelphe, donc au IIIème siècle avant JC, ce qui correspondrait mieux au fait que Pline, qui donne la liste des auteurs ayant écrit sur l’Egypte par ordre chronologique, l’ait placé entre Douris de Samos (début du IIIème siècle avant JC) et Artémidore d’Ephèse (Ier siècle avant JC). Quoi qu’il en soit, on a encore moins de fragments de cet Aristagoras que d’Agatharchide, et aucun texte d’aucun Aristagoras portant sur les pyramides... on peut donc affirmer ce qu’on veut ! Comme le dit mon ami LC qui se reconnaîtra : « Aristagoras serait donc la source hypothétique de la source putative (Agatharchide) de Diodore de Sicile... Pure spéculation : on se croirait dans La dent d’or de Fontenelle ! »
Pour en revenir à Jacques Grimault, qu’il ait repris l’idée de la pyramide « image de la Terre » chez Stecchini, ou qu’il l’ait trouvée sur un des nombreux sites web de pyramidologie, il est clair qu’il n’a pas pris la peine de vérifier à la source ; j’avais d’ailleurs déjà constaté chez lui cette tendance à s’abstenir des vérifications indispensables ici ou là.