La forteresse qui n’existait pas
Article mis en ligne le 21 juillet 2008

par Irna

« Rien ! Là-haut il n’est pas resté pierre sur pierre. Quand les Turcs l’ont incendiée il y a cinq cents ans rien n’est resté. »

C’est ainsi que M. Semir Osmanagic évoquait, à la fin de l’été 2006, la ville médiévale de Visoki, forteresse royale et coeur du royaume médiéval de Bosnie, au cours d’une présentation des "pyramides" de Visoko.

Cette affirmation est revenue maintes fois dans sa bouche ou sous sa plume depuis trois ans, dans deux types de circonstances :

 soit lorsqu’il se défend contre un reproche des archéologues et historiens locaux, qui l’ont parfois accusé de détruire ou menacer les ruines médiévales par ses fouilles ; ainsi, dans une lettre ouverte (bs) à un de ses opposants, le professeur Enver Imamovic, en mai 2006 : "La ville royale de Visoki a été brûlée jusqu’aux fondations lors de la conquête ottomane il y a 550 ans. [...] Aujourd’hui il n’y a littéralement plus pierre sur pierre" ;

 soit lorsqu’il conteste l’interdiction qui lui a été faite de poursuivre ses "fouilles" dans la zone protégée autour de la vieille ville de Visoki, zone protégée étendue par la Commission pour la protection des Monuments nationaux à l’ensemble de la colline de Visocica (couvrant donc la forteresse royale elle-même, et la ville dont on suppose qu’elle s’étendait sur les pentes de la colline autour de la forteresse) ; ainsi, dans un communiqué repris par la presse en juin 2007 (bs) sous le titre "Que protége la zone protégée ?" et reproduit ci-dessous

on trouve : "L’absence totale d’intérêt des institutions culturelles ces dernières décennies a conduit à l’abandon de ce site, et aujourd’hui il n’y a plus là ni murs ni surfaces visibles". La Fondation de M. Osmanagic propose même sur son site, à la même époque, une vidéo prise d’avion (bs) de la "ville royale inexistante de Visoki", vidéo grâce à laquelle, d’après le communiqué de presse, "on voit clairement que sur le sommet de la pyramide du Soleil de Bosnie, autrefois appelée Visocica, il n’y a rien à protéger".

Cette ville inexistante, où "il n’y a rien à protéger", une équipe du Musée de Sarajevo, dirigée par Mme Lidija Fekeza et M. Mirsad Sijaric, a pourtant commencé à la fouiller. Après une quinzaine de jours de travail préparatoire (débroussaillage, repérage) fin septembre 2007 [1], les fouilles proprement dites se déroulent depuis le début du mois de juillet 2008, et apportent démenti sur démenti aux affirmations de M. Osmanagic.

L’équipe a mis au jour une quantité impressionnante de murs et de passages :

et a sorti du sol en moins de 15 jours plus d’artefacts que M. Osmanagic n’en a trouvé en trois ans :

une clé

des pièces de monnaie

sans parler de très nombreux fragments de céramique, ainsi que des éléments d’une architecture sophistiquée :

Un des membres de l’équipe, Fuad Secerovic, en train de tenter une reconstitution d’une ouverture monumentale :

Bref des éléments archéologiques qui tous confirment les suppositions des historiens sur le rôle de la ville de Visoki, forteresse et capitale royale, durant le Moyen Age. Les fouilles, qui pourraient durer jusqu’à cinq ans, viennent à peine de commencer, et l’on peut espérer qu’elles apporteront bien d’autres découvertes intéressantes, autrement plus précieuses pour le patrimoine culturel et historique de la Bosnie-Herzégovine que les pseudo-pyramides de M. Osmanagic.

Il semble d’ailleurs que certains actuels ou anciens supporters de M. Osmanagic et de ses pyramides aient senti le vent tourner. C’est le cas par exemple de M. Senad Hodovic, directeur du musée de Visoko, et un des premiers soutiens et complices de M. Osmanagic dans son projet : il a longtemps été membre du comité de direction de la Fondation, et c’est sous sa "garantie scientifique", ou plutôt celle du musée qu’il dirige, que M. Osmanagic a pu obtenir ses premières autorisations de fouille en 2006. M. Hodovic s’est ensuite fait de plus en plus discret dans le projet, jusqu’à l’abandonner complètement - mais sans jamais dénoncer ouvertement la pseudo-archéologie de M. Osmanagic. Quelques mois plus tard, au moment où la presse annonce le futur déblocage en 2008 de 250 000 KM (bs) pour les fouilles de la forteresse médiévale, il est le premier à se précipiter, en septembre 2007, pour annoncer à la presse (bs) les premières découvertes, avant même les archéologues chargés des fouilles :

ou bien à nouveau, le 4 juillet 2008, où il est encore le premier à donner une interview (bs) à RTV Visoko depuis le site.

C’est également le cas, entre autres, du journaliste Adnan Jasarspahic, qui avait publié en 2006 et 2007 des articles dithyrambiques sur M. Osmanagic et ses pyramides - à sa décharge, il n’était pas le seul, puisque la quasi-totalité de la presse locale a fait preuve dans cette affaire d’une absence totale d’esprit critique et de déontologie. M. Jasarspahic reprend maintenant le même style, les mêmes envolées lyriques sur "la découverte la plus importante de l’histoire de la Bosnie-Herzégovine", mais cette fois pour parler de la forteresse de Visoki (bs) où, nous dit-il, il ne s’agit plus de "théories variées, nous avons vu des faits et des artefacts"... Veut-il signifier par là que d’autres fouilles ne présentent ni "faits" ni "artefacts" ?...

Parmi les nouveaux convertis à "l’archéologie officielle", on trouve également un certain Goran Cakic. Cet ingénieur au chômage est un membre éminent de la Fondation de M. Osmanagic, on le trouve un peu partout sur le terrain et il a publié sur le site divers "rapports" à hurler de rire (voir ici sur les pyramides/arches, et ici sur les "pyramides de Mars"). Lui aussi s’est précipité sur le site de la forteresse de Visoki et l’a fait savoir par un texte, publié sur le site de la Fondation (bs) mais également adressé à la presse (bs). Il y flatte éhontément l’archéologue en charge du site, Mme Lidija Fekeza, et se rappelle même, comme c’est curieux, avoir lui-même autrefois fouillé le site en compagnie de l’historien et archéologue Pavao Andelic [2]. Pourtant, comme le relève Stultitia (bs), c’est le même M. Cakic qui affirmait il y a peu que la colline de Visocica n’avait "jamais été étudiée"...

La Fondation de M. Osmanagic elle-même, dans un communiqué du 18 juillet 2008 (bs), et bien que les fouilles de Visoki soient menées par des représentants de la "science officielle" honnie, se réjouit du regain d’intérêt pour la "richesse historique" de Bosnie-Herzégovine ; elle tente surtout de s’approprier les résultats de l’équipe du musée de Sarajevo, en affirmant 1) que la restauration de la vieille ville de Visoki a toujours fait partie de ses priorités ; et 2) que c’est la Fondation qui aurait sollicité du ministre Ferid Otajagic en août 2006 l’attribution de 200 000 KM pour les travaux sur la vieille ville.

Voilà un bel exemple de la "réécriture de l’histoire" si chère à M. Osmanagic. Comme on l’a vu plus haut, M. Osmanagic et ses amis, loin de les considérer comme une priorité, ont plutôt eu tendance à minorer l’importance de la vieille ville et de la forteresse de Visoki, voire à nier leur existence en affirmant qu’il n’y avait "plus rien à protéger". Si la rencontre mentionnée par le communiqué avec le ministre Ferid Otajagic a bien eu lieu (elle est mentionnée à deux reprises dans les nouvelles de la Fondation, le 3 septembre (bs) et le 11 septembre 2006 (bs), ainsi que sur le site de la radio-télévision de Visoko (bs)), l’objet de cette rencontre n’avait pas grand chose à voir avec la restauration de la vieille ville de Visoki, puisqu’il s’agissait de faire proclamer la "vallée des pyramides de Bosnie" Parc National.

Il est vrai que la Fondation a élaboré, en 2007, un "projet sur l’étude et la conservation de la vieille ville de Visoki" (bs) [3] ; mais :

 ce projet, rédigé par Muris Osmanagic, date du 21 avril 2007, soit quelques jours après l’annonce de l’attribution en 2008 de 264 000 KM sur le budget de la Fédération de Bosnie pour la restauration de la vieille ville de Visoki (bs) [4] ;

 à part quelques généralités sur la ville médiévale copiées/collées sur Wikipédia, le projet, que j’avais analysé ici, ne comprend en tout et pour tout que 6 lignes sur la restauration de la vieille ville proprement dite ! Tout le reste n’est qu’un copié/collé des projets précédents de la Fondation sur les "pyramides".

Il est donc fort probable que l’on puisse reconstituer ainsi le déroulement des événements :
 la Fondation, qui ne s’est jamais intéressée, au contraire, à la vieille ville, apprend dans le courant du mois d’avril 2007 qu’une importante somme va être attribuée à la restauration de Visoki ;
 dans l’urgence, le 21 avril, M. Osmanagic père "bricole" un projet, à partir des textes déjà existants sur les "pyramides", en y ajoutant des extraits de Wikipédia et quelques généralités sur le "nettoyage" et la "présentation" de la vieille ville, dans le but de se voir confier la restauration, et donc la subvention fédérale, dont on imagine assez bien à quoi la Fondation l’aurait utilisée ;
 les jours suivants, le "projet" est envoyé à divers organes gouvernementaux, et le 23 avril la Fondation fait une "offre de collaboration" au Musée national de Sarajevo (ce courrier est publié sur le site de la Fondation (bs)) ;
 le 27 avril, le responsable de la Commission pour la protection des Monuments nationaux, Dubravko Lovrenovic, envoie un fax à diverses autorités alertant du danger représenté par le projet Osmanagic, qui ne vise qu’à permettre à la Fondation, sous prétexte de conservation de la vieille ville de Visoki, de continuer les fouilles, interrompues en 2006, dans la zone protégée par le classement en monument national (fax également publié sur le site de la Fondation (bs)) ;
 le 29 avril, la Fondation publie un texte (en) où elle se présente comme victime de M. Lovrenovic et de la Commission pour la protection des monuments nationaux, texte qui ne fait bien sûr aucunement le lien entre sa vertueuse décision de "protéger" la vieille ville et la subvention fédérale de 260 000 KM annoncée quelques jours plus tôt... subvention qui, heureusement, a finalement permis le magnifique travail évoqué plus haut par l’équipe du Musée de Sarajevo.

Pour conclure, je dirais que M. Osmanagic a peut-être raison sur un point : il est possible qu’il soit, très indirectement, à l’origine des fouilles actuelles sur le site de la vieille ville, au sens où sa pseudo-archéologie destructrice a pu accélérer la décision, amener les autorités fédérales à considérer comme prioritaires les fouilles d’une cité médiévale dont il était bien décidé à prouver qu’il ne restait pas "pierre sur pierre" [5]...


Dernière minute !

Je viens d’apprendre, aujourd’hui 7 août 2008, que le site de la forteresse de Visoki a de nouveau été victime de vandales (bs), sans qu’on sache si ce sont les mêmes qui avaient déjà sévi en septembre 2007. D’après l’archéologue Mirsad Sijaric, les dégâts sont énormes, au point que l’équipe soupçonne, plutôt que l’acte gratuit d’une ou deux personnes isolées, une groupe entier équipé d’outillage lourd, voire d’explosifs. Certaines des structures récemment dégagées, en particulier une citerne, ne pourront peut-être pas être restaurées...

Lamentable et criminel... Il faut se le demander encore une fois : à qui profite le crime ? Qui peut avoir intérêt à compromettre ainsi, par deux fois, l’étude et la restauration d’un monument national ?