Cet article est la traduction française de MONNIER Franck, « The so-called concave faces of the Great Pyramid : Facts and cognitive bias », Interdisciplinary Egyptology, 2022, V.1, 1, publiée avec l’accord des éditeurs. Lien vers l’article d’origine : https://journals.univie.ac.at/index.php/integ/article/view/6413/7413.
Abstract : Cet article fait le point sur la prétendue concavité des faces de la pyramide de Khéops. Une réévaluation de l’état du monument ainsi que la prise en compte des relations et descriptions de toutes les époques historiques conduisent à réévaluer les caractéristiques de ce creusement. Démonstration à l’appui, la réflexion amène à déterminer que cette particularité est apparue dans l’histoire récente du monument.
1. Introduction
La pyramide de Khéops a inspiré et inspire toujours une avalanche de discussions en tous genres sur sa géométrie, ses aménagements et sa quasi-perfection (Lehner & Hawass 2017 : 141-187 ; Monnier & Lightbody 2019 ; Lauer 1988 : 151-193). Tandis que l’égyptologie s’étend naturellement sur les questions d’ordre scientifique, les chercheurs alternatifs ne connaissent aucune limite pour l’extraire ou la détourner de son contexte historique (Lauer 1988 : 151-193).
Les courants alternatifs se plaisent à lui attribuer des propriétés géométriques plus ou moins complexes. L’une d’entre elles se dresse toutefois dans le domaine du plausible et exerce une certaine attraction sur les chercheurs issus de tous horizons. La pyramide n’arborerait pas quatre faces latérales mais huit, en raison d’une apparente concavité [1]. Sans avoir jamais été démontré, mais à force de répétition, ce qui relève d’une hypothèse s’est progressivement imposé comme un fait établi, amenant les discussions à se focaliser uniquement sur les raisons de cette forme si particulière.
Avec cet article, je reviens sur son apparition dans la littérature. J’exposerai les faits et les résultats d’une photogrammétrie effectuée en 2018 par la société française Iconem. En croisant l’état de l’archéologie et les données historiques avec les relevés, l’analyse conduira à faire la lumière sur l’origine très probable de ce creusement.
2. Le creusement des faces et la supposée concavité dans la littérature égyptologique
Flinders Petrie semble être le premier, en 1883, à caractériser et à définir géométriquement un creux au centre des faces de la Grande Pyramide :
« With regard to the casing, at the top it must — by the above data — average about 71 ± 5 inches in thickness from the back to the top edge of each stone. Now the remaining casing stones on the N. base are of an unusual height, and therefore we may expect that their thickness on the top would be rather less, and on the bottom rather more, than the mean of all. Their top thickness averages 62 ± 8 (the bottom being 108 ± 8), and it thus agrees very fairly with 71 ± 5 inches. At the corners, however, the casing was thinner, averaging but 33.7 (difference of core plane and casing on pavement) ; and this is explained by the faces of the core masonry being very distinctly hollowed.
This hollowing is a striking feature ; and beside the general curve of the face, each side has a sort of groove specially down the middle of the face, showing that there must have been a sudden increase of the casing thickness down the midline. The whole of the hollowing was estimated at 37 on the N. face ; and adding this to the casing thickness at the corners, we have 70.7, which just agrees with the result from the top (71 ± 5), and the remaining stones (62 ± 8). » (Petrie 1883 : 43-44)
L’archéologue britannique tente, dans la foulée, de donner un sens à ses observations. Selon lui :
« The object of such an extra thickness down the midline of each face might be to put a specially fine line of casing, carefully adjusted to the required angle on each side ; and then afterwards setting all the remainder by reference to that line and the base. » (Petrie 1883 : 43-44)
Quelques décennies plus tard, en 1921, les propos de Petrie inspirent en partie un ouvrage dont la portée dans les milieux alternatifs se révélera considérable : The Great Pyramid and its divine message par David Davidson (1924). Il est inutile de nous perdre ici à exposer puis à réfuter les élucubrations de cet auteur qui, comme bien d’autres avant et après lui, prétend avoir décelé des données calendaires et prophétiques dissimulées dans la moindre des proportions de la pyramide. L’image qu’il donne de l’édifice est toutefois importante en ce sens qu’elle exercera une influence sur tous les commentateurs qui s’attarderont par la suite sur ce point (fig. 1). Les mesures de Petrie sont prises au pied de la lettre et amènent à envisager que la pyramide n’arbore pas quatre faces triangulaires mais plutôt huit, chacune d’entre elles étant supposément parfaitement pliée au niveau de l’apothème [2].
En 1935, André Pochan donne une communication à l’Institut d’Égypte pour signaler le phénomène selon lequel, à chaque équinoxe, lorsque le soleil est parfaitement aligné dans l’axe est-ouest de la Grande Pyramide, ses faces nord et sud apparaissent comme creusées, en accord avec la description de Davidson (Pochan 1971 : 273-274). Il se persuade quant à lui qu’il s’agit d’un artifice pour que les Égyptiens aient pu être avertis du jour de l’équinoxe. Passée inaperçue, sa théorie sera exposée et illustrée en détails dans son ouvrage édité en 1971. Elle viendra alimenter et raviver un peu plus les débats quant à cette curieuse caractéristique. Les pseudo-sciences s’emparent donc très vite du sujet et les choses auraient pu en rester là si des chercheurs plus sérieux n’allaient se pencher eux aussi sur la question.
Vito Maragioglio et Celeste Rinaldi, dans leur magistrale description de la Grande Pyramide, soulèvent le problème et commentent les propos de Petrie (Maragioglio & Rinaldi 1965 : 16, 104). Ils admettent comme une possibilité que la concavité (selon leurs mots) ait été une précaution pour renforcer la tenue du parement au centre afin d’éviter tout glissement.
En 1983, Martin Isler soumet une explication liée à la méthode de construction (Isler 1983 : 27-32). La concavité pourrait s’expliquer selon lui par la méthode employée par les constructeurs pour contrôler la linéarité des côtés. L’emploi de très longues cordes aurait pu conduire à une légère variation du niveau des assises et donc à un défaut de planéité s’accumulant du bas vers le haut.
En 1996, José Miguel Parra reprend le dossier et, après avoir préalablement commenté l’auteur précédent, estime que l’approche archéo-astronomique de Pochan est plausible (Parra 1996 : 79-86).
Notons au passage que Jean-Philippe Lauer en touche quelques mots lorsqu’il évoque les travaux de Pochan mais ne tente aucune explication (Lauer 1988 : 186-187).
3. Les faits
Le creusement des faces attire l’attention dès lors que Flinders Petrie en offre un relevé en 1883 (voir ci-dessus). Seules une gravure et une planche de la Description de l’Égypte avaient auparavant illustré ce que Jomard décrivait comme des marches plus usées au centre qu’aux arêtes (figs. 8 et 9).
En 2004, la mission Scanning of the Pyramids Project enrichit le dossier de scans laser et produit une documentation tridimensionnelle de la pyramide de Khéops (fig. 2) (Neubauer, Doneus, Studnicka & Riegl 2005).
L’analyse des résultats d’une photogrammétrie exécutée par la société Iconem en 2018 sur le plateau de Giza m’a permis de tirer des informations complémentaires sur l’état des faces qui permettront d’évaluer les explications possibles (figs. 3-7). Celle-ci a été rendue possible par le tournage d’un documentaire produit par François Pomès et Label News, et dans lequel j’ai été impliqué en tant que conseiller scientifique. Demande fut faite d’exploiter ensuite les données à des fins scientifiques.
La représentation 3D tirée de cette photogrammétrie pouvant être décomposée en coupes horizontales, il est possible de suivre rigoureusement le tracé d’une assise de blocs à un niveau donné. J’ai ainsi pu superposer plusieurs coupes en me concentrant sur la face ouest de la pyramide (figs. 3, 4).
Il en ressort que le creusement des faces est loin d’être uniforme comme l’avait déjà mis en lumière la mission Scanning of the Pyramids Project (fig. 2). Les faces ne sont ni concaves, ni pliées exactement au niveau de l’apothème. En réalité, le renfoncement est de plus en plus prononcé à mesure que l’on s’approche du centre, mais avec une grande irrégularité (fig. 6). Toutes les assises ne sont pas creusées. Certaines le sont peu (près du sommet) tandis que d’autres le sont particulièrement (à la moitié inférieure). La profondeur maximale du creusement, située à l’apothème, dépasse les deux mètres par endroit, soit deux fois plus que la profondeur estimée par Petrie sur la face nord (Petrie 1883 : 43-44). Chaque face possède en son axe central un sillon très irrégulier se dirigeant du sommet à la base (fig. 7).
Tout cela confirme ce qu’a révélé le scan laser effectué en 2004 (fig. 2) et nuance considérablement les conclusions de Petrie. L’erreur de ce dernier fut sans doute de ne se reposer que sur un profil et des visées globales de la face nord et non de se focaliser sur des points de détails qui lui étaient techniquement impossible de relever exhaustivement. Une valeur moyenne se révèle dans ce cas précis statistiquement trop limitée pour pouvoir tirer au clair la nature de la déformation. Elle a en outre conduit par erreur des commentateurs à considérer comme un fait établi que les faces étaient planes et parfaitement pliées. L’illustration de Davidson est donc absolument fausse.
On a fait grand cas de photographies prises le jour de l’équinoxe, la lumière rasante du soleil révélant l’aspect concave ou plié de la face sud de la Grande Pyramide (Davidson 1924 : p. X (in 1941 edition) ; Pochan 1971 : 225). Le creusement existe bel et bien et l’impression d’uniformité est renforcée par le sillon central qui semble opérer une rupture nette de l’ombre au niveau de l’apothème. Il faut reconnaitre toutefois que l’impression est d’autant plus forte que la photographie est de mauvaise qualité, une résolution insuffisante amenant à estomper les nombreuses irrégularités et à simplifier l’effet produit. La paréidolie fait parfois le reste et pousse notre cerveau à réinterpréter les informations visuelles selon ce qu’il est censé percevoir. Peter Tompkins s’est étonné que le creusement des faces ait été ignoré si longtemps en dépit de l’existence de la gravure reproduite dans la Description de l’Égypte (fig. 8) (Tompkins 1973 : 108). Pourtant, Petrie lui-même n’y a prêté attention qu’après avoir effectué ses mesures. C’est ensuite seulement que, par un biais cognitif, cette prétendue caractéristique architecturale est apparue comme une évidence aux yeux d’autres commentateurs.
4. L’origine du creusement
Diverses explications ont déjà été proposées pour expliquer cette singularité. Celles liées à la construction et à l’architecture tombent toutes au regard de ce nouvel état des lieux.
Petrie y vit l’empreinte d’un artifice ayant permis aux constructeurs de pouvoir contrôler avec plus d’aisance la ligne à suivre pour poser les blocs de parement. L’irrégularité constatée l’exclut catégoriquement. De même qu’elle invalide un hypothétique moyen de renforcer la stabilité de la maçonnerie (Maragioglio & Rinaldi 1965 : 104 ; Verner 2001 : 195). L’aspect très chaotique de ce creusement exclut qu’il s’agisse d’une méthode de construction. Si les bâtisseurs avaient désiré renforcer la stabilité des blocs, ils l’auraient fait de manière systématique et rationnelle sur toutes les assises. Les autres pyramides ne révèlent d’ailleurs rien d’une telle technique (Arnold 1991b : 153-181).
L’hypothèse de Martin Isler (1983 : 27-32) ne pourrait être valable que si les assises étaient creusées vis-à-vis de la ligne de niveau ; ça n’est pas du tout le cas (Parra 1996 : 79-86).
Plus récemment, James Frederick Edwards y a vu un argument en faveur de sa théorie de construction (Edwards 2016). Selon lui, les pyramides auraient pu être construites par assises complètes en hissant tous les blocs de construction sur les faces. Les forces latérales des charges en mouvement auraient progressivement comprimé les blocs les plus proches du parement et ainsi creusé les faces. Pour que cet argument soit valable, il faudrait considérer que la Grande Pyramide fut construite selon une méthode complètement différente des autres monuments de ce type (elle seule possède un tel creusement de bas en haut). En outre, le revêtement en calcaire fin de Toura aurait immanquablement souffert d’un tel traitement.
Pour les raisons évoquées ci-dessus, il est également exclu que la pyramide ait pu afficher des faces concaves pour des raisons esthétiques ou astronomiques. L’hypothèse archéo-astronomique selon laquelle ce creusement des faces ne serait visible que les jours d’équinoxe est par principe fausse. Les quatre faces étant creusées, le soleil, lors de sa course quotidienne d’est en ouest parvient lorsqu’il est au zénith, dans l’axe nord-sud de la pyramide de Khéops et offre une lumière rasante aux faces est et ouest. Le phénomène est donc observable, même si l’intensité est moindre, tous les jours de l’année aux alentours de midi. Le plus important à ce sujet réside dans le socle et une partie du parement parfaitement rectilignes conservés à la base de la face nord, qui montrent sans aucun doute possible qu’avec son revêtement (Dash 2015 : 8-14) la pyramide possédait des faces parfaitement planes. Ce phénomène optique n’a donc pu se produire qu’à partir du Moyen Âge.
Il reste à évaluer une dernière hypothèse, celle d’une détérioration progressive provoquée par l’exploitation du revêtement. Sans analyse, celle-ci avait été jugée par Martin Isler comme impossible (Isler 1983 : 27). Pourtant, elle mérite une attention toute particulière au vu des témoignages laissés par les auteurs arabes et les voyageurs occidentaux que nous allons exposer ci-après.
La pyramide de Khéops a de longue date perdu son revêtement en calcaire fin de Toura. Les carriers du Moyen âge se sont acharnés à extraire les blocs pour bâtir, dit-on, des édifices du Caire et ses environs (Lauer 1988 : 24-29 ; Arnold 1991a : 25 ; Lehner & Hawass 2017 : 84-86).
Au 1er siècle av. J.-C., Diodore de Sicile prétend que la pointe du sommet a déjà disparu et qu’il existe une plateforme mesurant 6 coudées romaines sur 6 (soit 2,70 m) (Aufrère et al. 2021 : 199). Cette valeur est toutefois sujette à discussion puisque Diodore donne une longueur de la base erronée (210 m). Une prise de mesure ne signifie pas obligatoirement que le revêtement était démonté (même partiellement) à son époque pour accéder au sommet. Tout au plus, pouvait-il avoir souffert du temps. La pyramide de Khéphren possède encore son revêtement sur son tiers supérieur et cela n’a pas empêché des membres de l’expédition prussienne conduite par Karl Richard Lepsius de grimper jusqu’au sommet pour y faire un relevé (Lepsius 1897 : 27-28).
D’après l’étude des textes d’Abd Al-Latif (1161-1231) par Sylvestre de Sacy, la citadelle et l’enceinte fortifiée du Caire auraient été bâties au temps de Saladin (1138-1193) en démolissant les mosquées, les tombeaux et les petites pyramides de Giza (de Sacy 1810 : 171-172, 210).
D’après le même auteur, en 1196, le sultan Malik Al-Aziz s’était résolu à détruire les pyramides de Giza en débutant par celle de Mykérinos :
« Quand Melic-alaziz Othman ben- Yousouf eut succédé à son père, il se laissa persuader par quelques personnes de sa cour, gens dépourvus de bon sens, de démolir ces pyramides ; et l’on commença par la pyramide rouge (ndla : la pyramide de Mykérinos), qui est la troisième des grandes pyramides et la moins considérable. Le sultan y envoya donc des sapeurs, des mineurs et des carriers, sous la conduite de quelques-uns des principaux officiers et des premiers émirs de sa cour, et leur donna ordre de la détruire. Pour exécuter les ordres dont ils étaient chargés, ils établirent leur camp près de la pyramide ; ils y ramassèrent de tous côtés un grand nombre de travailleurs, et les entretinrent à grands frais. Ils y demeurèrent ainsi huit mois entiers, occupés avec tout leur monde à l’exécution de la commission dont ils étaient chargés, enlevant chaque jour, après s’être donné bien du mal et avoir épuisé toutes leurs forces, une ou deux pierres. Les uns les poussaient d’en-haut avec des coins et des leviers, tandis que d’autres travailleurs les tiraient d’en bas avec des cordes et des câbles. Quand une de ces pierres venait enfin à tomber, elle faisait un bruit épouvantable, qui retentissait à un très grand éloignement, et qui ébranlait la terre et faisait trembler les montagnes. Dans sa chute, elle s’enfonçait dans le sable ; il fallait derechef employer de grands efforts pour l’en retirer. » [3] (de Sacy 1810 : 177-178)
Abd Al-Latif rapporte qu’à la même époque un homme avait escaladé la Grande Pyramide et mesuré la plateforme sommitale. Elle faisait alors, selon lui, 11 coudées de côté ( 5 m) (de Sacy 1810 : 174-175, 216-217). Bien que Sylvestre de Sacy estime que le parement était intact en tout lieu (de Sacy 1810 : 214), celui-ci devait déjà avoir été exploité, au moins en partie, sans quoi l’ascension aurait été impossible.
En 1395, soit deux siècles plus tard, le seigneur d’Anglure est témoin oculaire de l’exploitation de son revêtement :
« (…) et nous vîmes qu’il y avait sur l’un de ces greniers, au milieu en montant, des ouvriers maçons qui s’efforçaient à déchausser les grosses pierres taillées qui faisaient parement et les laissaient dévaler vers le bas. De ces pierres sont faits la plupart des beaux ouvrages du Caire et de ses environs. L’interprète qui était avec nous certifia que l’on écorchait et exploitait ces greniers depuis mille ans, même s’ils ne sont encore qu’à moitié découverts. (…) » [4] (Bonnardot & Longnon 1878 : 66-67)
Deux gravures du 16e siècle montrent la pyramide de Khéops entièrement dévêtue (Münster 1544 ; Helffrich 1589, final plate) tandis qu’en 1615, la pyramide de Khéphren affiche son apparence actuelle (Sandys 1615 : 128). À cette date, l’exploitation des pyramides de Giza semble donc avoir pris fin.
En résumé, le démontage du revêtement de la Grande Pyramide aurait débuté avant la fin du 12e siècle et se serait poursuivi jusqu’au 16e au plus tard.
La littérature antérieure à la campagne d’Égypte conduite par Napoléon Bonaparte en 1798-1799 ne s’est pas montrée très prolixe pour décrire l’état extérieur de la pyramide. Elle se réduit en substance aux documents évoqués ci-dessus.
Edme-François Jomard, l’un des savants ayant participé à l’expédition française, est le premier à nous offrir de précieuses indications sur l’état des assises et des faces en général :
« Ces marches sont plus conservées vers les angles, plus ruinées vers le milieu des faces. » (Description, Texte, Descriptions, 2, Antiquités 1818 : 67)
« L’on se garde surtout de monter par l’apothème, parce que c’est la ligne de plus grande pente sur chaque face, et que par là il tombe à tout moment quelques débris de la plate-forme ou des autres points de cette ligne. La chute des fragments dans cette direction a même usé les bords des marches à tel point, qu’il n’y aurait aucune sûreté à monter à 20 pieds à droite ou à gauche de l’apothème. (…) Le climat agit peu sans doute sur les pierres du sommet ; mais, une fois que, par une cause quelconque, elles sont ébranlées, les Arabes et les visiteurs les détachent insensiblement, et elles sont précipitées du haut en bas avec énorme fracas, brisant dans leur chute les bords des marches inférieures. » [5] (Description, Texte, Descriptions, 2, Antiquités 1818 : 68)
Une gravure tirée de la monumentale Description de l’Égypte illustre les propos de Jomard (fig. 8) (Description, Planches, 5, Antiquités 1822 : pl. 8).
Sa légende précise :
« La partie claire marquée 10, un peu au-dessous du sommet, représente la rupture des pierres, qui est plus sensible sur la ligne de l’apothème que partout ailleurs, à cause de la direction que prennent dans leur chute les pierres qui se détachent du sommet. » [6] (Description, Planches, 5, Antiquités 1822 : Explications des planches)
Une autre gravure un peu plus ancienne, proposée par le militaire Grobert ayant aussi participé à la Campagne d’Égypte, est encore plus claire (fig. 9) (Grobert 1801 : pl. 2). Son auteur évoque par ailleurs les dommages que peut involontairement occasionner l’ascension du monument :
« L’ascension de la pyramide est assez fatigante. Il n’est pas inutile de prévenir les curieux contre une espèce de danger qui peut devenir funeste, et auquel on peut obvier par une légère attention. Plusieurs pierres ont des lézardes imperceptibles ; elles sont cuites par le soleil et décomposées par la vétusté. Il arrive parfois qu’en croyant trouver un appui ferme sur une assise supérieure, on la saisit pour franchir celle qui est plus élevée ; la pierre se détache étant amenée par le poids du corps, quoiqu’elle ait paru entière au premier aspect. » [7] (Grobert 1801 : 57)
Le sommet semble avoir été la cible des carriers assez tôt puisqu’une plateforme de 5 mètres de côté est décrite aux environs de 1200 (voir ci-dessus). Notons à ce sujet que John Greaves, au 17e siècle, ramène cette valeur à 4 mètres environ seulement (Greaves 1752 : 634). Cette divergence, imputable sans doute à de premières mesures peu fiables, montre néanmoins qu’entre le 17e et le 20e siècle, les dimensions actuelles de la plateforme étant de 11,7 sur 11,9 mètres (Kawae et al. 2019), un volume de pierre équivalent à près de 270 mètres cubes a été jeté du haut de l’édifice.
Dans la première moitié du 19e siècle, la vue en coupe de la Grande Pyramide par Howard Vyse et John Shae Perring montre un sommet largement démoli, et sa partie centrale, informe, s’élève encore de quelques assises (Perring 1839 : pl. I).
Lorsque Georges Goyon, un siècle plus tard, achève son relevé des graffitis laissés par les voyageurs sur les pierres de la Grande Pyramide, il est surpris de constater qu’au sommet, aucun n’est antérieur à 1800. Selon lui, les voyageurs des siècles précédents s’étaient amusés à faire dévaler un ou plusieurs blocs pour jouir du fracas entrainé par la chute (Goyon 1944 : XXIX (n. 2)). Ce type de « distraction » a donc pu se perpétuer au courant du 19e siècle.
5. Conséquences des détériorations sur la physionomie de la Grande Pyramide
La pyramide de Khéphren montre que les carriers arabes démontaient le parement de bas en haut (fig. 12). Les carriers progressant dans cette direction, les blocs d’une assise se trouvaient de cette manière mis en porte-à-faux et requéraient moins d’effort pour provoquer leur chute. Il en résultait qu’en faisant dévaler les blocs, chacun d’entre eux empruntait le même chemin que les précédents, usant et endommageant davantage le massif ainsi mis à nu.
Pour en évaluer les conséquences à la pyramide de Khéops, j’ai procédé à une estimation de la répartition des impacts produits par la chute répétée de blocs de parement sur une face triangulaire composée d’une quarantaine d’assises. La méthode est d‘une extrême simplicité. Il s’agit d’accorder une couleur à la valeur d’une cellule dans un tableau Excel, une couleur qui est fonction du nombre de blocs supérieurs ayant impacté ce point dans sa chute. J’ai en premier lieu assigné à chaque cellule d’un tableau en forme de pyramide une valeur numérique égale au nombre de blocs de parement situé au-dessus. La couleur change alors selon ce nombre de blocs. Il en ressort logiquement que plus nous approchons de l’apothème et de la base et plus le nombre d’impacts est important. Plus nous approchons de l’arête et du sommet et moins les impacts sont nombreux.
L’image produite éclaire ainsi en quoi la chute répétée de blocs impacte davantage et de manière progressive l’apothème et la base de l’édifice (fig. 10a). Nous avons bel et bien un creusement des faces qui pourrait s’apparenter à une concavité.
J’ai complété ma démarche en prenant en considération le démantèlement des assises du sommet qui a consisté à faire dévaler près de 270 m3 de blocs de pierre sur quatre faces déjà mises à nu. Comme on pouvait le supposer, l’enfoncement s’en trouve accentué au centre des faces (fig. 10b).
Notons que le résultat est très proche de la projection colorée produite par la mission The Scanning of the Pyramids Project de 2004 (comparer fig. 2 et fig. 10). Bien entendu, une telle modélisation ne doit pas être considérée autrement que schématique, étant donné que la maçonnerie de la Grande Pyramide est dans les faits de forme très hétérogène, que les blocs n’ont pas heurté toutes les assises, ni avec le même impact, etc. Pour toutes ces raisons, le creusement réel est lui aussi très variable. A cela s’ajoutent les dégradations imputables aux touristes qui ont dû considérablement accentuer l’usure au niveau des apothèmes. Il est indéniable malgré tout que les dépressions existantes suivent les lignes générales mises en lumière par ce graphique (voir aussi fig. 6).
Nous possédons dès lors une explication tout à fait plausible, en accord avec l’état de l’archéologie et l’histoire de l’exploitation séculaire de l’édifice.
Il est remarquable que les faces de la pyramide de Khéphren ne soient, quant à elles, pas du tout creusées [8]. À cela, il peut y avoir plusieurs raisons. Tout d’abord, son démantèlement a été interrompu et aucune dégradation n’est imputable aux voyageurs qui ne se risquent pas à l’ascension. Ensuite, sa maçonnerie est différente de celle de Khéops. Les blocs de parement étaient tous calés contre des backing stones de plus petites dimensions, eux-mêmes s’appuyant contre un massif de blocs à la disposition plus homogène (Monnier 2020 : 245-249, pl. 10). Les backing stones, très abimés, sont pour la plupart restés en place car ils ne répondaient pas à la qualité recherchée par les carriers.
La pyramide de Mykérinos, en revanche, possède un appareillage interne identique à celui de Khéops (Maragioglio & Rinaldi 1967 : 34-38). Elle fut néanmoins recouverte au quart inférieur d’un revêtement en granite rose qui demeure en grande partie sur la face nord. La photogrammétrie met en évidence un creusement similaire à celui de la Grande Pyramide, mais uniquement au-dessus de la base autrefois recouverte de granite, à partir de la quinzième assise (fig. 11b). Les côtés de cette base sont quant à eux parfaitement rectilignes [9]. Là aussi, cette différence peut s’expliquer par la méthode d’exploitation. Le granite étant une roche extrêmement difficile à entamer, les carriers se seront attaqués en priorité au revêtement de calcaire, de bas en haut selon leur habitude. Après seulement et sans doute bien plus tard, les blocs de granite furent démantelés, du haut vers le bas cette fois, en raison de la dureté du matériau [10] (Maragioglio & Rinaldi 1967 : 30) ; c’est ce que prouvent les vestiges encore en place. Ces blocs ayant dévalé sur le parement encore en place, le massif n’a pas souffert d’impacts répétés et a conservé son aspect rectiligne sur les quatre faces (fig. 11a, c).
6. Conclusion
La courbure des faces de la Grande Pyramide n’est donc fort probablement pas le fait des anciens architectes mais plutôt la conséquence des interventions relativement récentes sur le monument. Cela nous rappelle que l’histoire d’un édifice n’est pas limitée à ses origines. Son évolution et l’état dans lequel il nous est parvenu doivent être considérés dans leur entièreté, c’est-à-dire incluant son histoire récente.
Les interprétations archéo-astronomique et architecturale ne sont, elles, que les extrapolations malheureuses d’une prise de mesures limitée effectuée à la fin du 19e siècle. Elles provoquèrent en quelque sorte un cas de paréidolie, en ce sens qu’une fois évoqué un creux régulier par Flinders Petrie et posée l’invention de la pyramide à huit faces par Davidson, celle-ci s’est imposée comme une réalité indiscutable à de nombreux observateurs. Personne n’avait pourtant rien envisagé de tel auparavant, étant entendu que les faces étaient détériorées. Ceci met en lumière combien de nouvelles informations (dans ce cas, des mesures) peuvent conduire à la mésinterprétation d’une situation lorsque celles-ci se révèlent incomplètes, trop imprécises ou encore dissociées du contexte historique.
Remerciements
Je suis reconnaissant envers François Pomès de m’avoir accordé le droit d’analyser et de reproduire les données de la photogrammétrie faite par Iconem. Je remercie infiniment David Ian Lightbody pour son aide dans la traduction en anglais de cet article et Eliane Zivkovic pour son aide à améliorer la version française.
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