Le mètre, Pi et Phi selon l’astro-géométrie : un mythe
Article mis en ligne le 18 janvier 2020

par Alexis Seydoux

M. Leplat, a, dans une nouvelle vidéo faisant suite au débat avec Alexis Seydoux, lié le mètre, la coudée royale égyptienne et les nombres Pi et Phi [1]. Selon l’auteur de cette vidéo, le lien entre la coudée et le mètre est la pierre angulaire d’un nouveau paradigme historique qui renverserait les connaissances acquises en histoire et en archéologie [2]. Elle est en tout cas fondamentale pour Howard Crowhurst et Quentin Leplat, tenants d’une théorie, l’astro-géométrie, inventée au début du XXe siècle par Félix Gaillard [3]. Il estime que le lien entre mètre et coudée est si évident, que les positions des historiens et des archéologues, qui réfutent cette théorie, sont fragiles. Je ne vais pas revenir sur le nombre de sophismes et le manque de rigueur de cette démonstration, d’autres l’ont déjà fait [4]. Je voudrais revenir essentiellement sur les questions de méthodes et les questions historiques.

Cette étude autour des systèmes de mesure appartient à la métrologie historique. C’est la partie des sciences historiques qui s’intéresse à l’étude des systèmes de mesure anciens [5]. Elle s’est développée au XIXe siècle, notamment à partir des recherches sur les cultures de l’Antiquité, égyptienne et gréco-romaine, avant de connaître un renouveau dans les années 1970 [6]. Dans cette discipline, la méthode est précise : il s’agit d’abord de partir des étalons physiques et notamment ceux employés sur le terrain, puis des textes indiquant la mesure dans une unité ancienne que l’on peut alors diviser, et enfin sur des calculs récurrents afin d’essayer de trouver une mesure redondante [7].

D’abord rappelons les positions mises en avant par M. Leplat. Il reprend un article de 1952 du docteur (en médecine) Funck-Hellet, dans lequel la mesure de la coudée royale est liée au mètre, mais également au nombre Pi et au nombre Phi à travers une équation : un cercle d’un mètre de diamètre divisé par six donne la taille de la coudée royale de 52,36 cm ; les cinq/sixièmes restants de la coudée de ce cercle donnent le nombre Phi au carré [8]. Outre qu’un tel raisonnement est circulaire, car il implique de définir un cercle en mètres pour retomber sur le lien entre les deux mesures, il oblige aussi à ce que tous les postulats de l’équation soient justes ; si un seul argument n’est pas confirmé, alors le lien entre le mètre, la coudée royale, Pi et Phi n’est pas démontré.

Extrait de : Funk HELLET, “La coudée royale égyptienne, essai de métrologie”, in La Revue du Caire, Le Caire, 1952

M. Leplat estime que ceux qui s’opposent à cette théorie ont des arguments peu solides [9]. Il nous présente ce lien entre la coudée royale et le mètre comme une nouveauté trop récente et bousculant trop les paradigmes et les connaissances pour être admise par les archéologues et les historiens [10].

En réalité, plusieurs auteurs, avant Funck-Hellet, ont essayé de démontrer un lien entre les mesures égyptiennes et les mesures modernes. En 1745, dans un ouvrage attribué à l’astronome John Greaves (1602-1652), The Origin and Antiquity of Our English Weights and Measures Discovered, l’auteur, qui s’est rendu en Égypte, évoque le lien entre les mesures anglaises et les mesures antiques [11].

John Greaves
Couverture de The great pyramid ; why was it built : & who built it ? de John Taylor

John Taylor (1781-1864) est un des premiers à construire un lien historique entre les Européens et les Égyptiens dans un ouvrage publié en 1859. Sa théorie est que la pyramide est construite il y a 4.000 ans [12], par Noé [13]. Il estime également que la « coudée biblique » a une taille de vingt-cinq pouces anglais. Taylor fait partie de ces chercheurs pour lesquels la Bible est le fondement de toute connaissance.

L’Écossais Piazzi-Smyth reprend les travaux de Taylor, qui l’influencent beaucoup [14]. Il va plus loin dans ses calculs, et estime ainsi que le pouce égyptien est très proche du pouce anglais, avec uniquement un millième de différence [15].

Charles Piazzi Smyth

Enfin, le docteur Funck-Hellet est celui qui tente de lier le mètre et la coudée royale, à quoi il ajoute un lien avec le nombre d’or et avec Pi [16]. Il y a donc tout un précédent dans l’idée de lier les mesures anciennes et des mesures européennes modernes. Ce n’est donc pas une nouveauté.

Nous allons donc nous demander en quoi le raisonnement de M. Leplat ne peut être accepté, du fait de la non-validité de ses arguments.

Nous allons d’abord voir en quoi la division par six ne s’appuie sur rien, puis en quoi le nombre Pi n’est pas connu des Égyptiens, et enfin en quoi la coudée n’a pas une taille réglée à 52,36 centimètres.

Pour M. Leplat, il est nécessaire pour lier la coudée et le mètre de diviser le cercle par six. Mais, pourquoi par six ? Pour le tenant de l’astro-géométrie, le nombre six est valide, car la chambre du roi de Khéops forme un double carré et que donc, vu de haut, cela fait six modules [17]. C’est un argument que nous trouvons assez faible. En effet, si M. Leplat avait montré que le nombre six avait une fonction magique, ou récurrente dans les sources en Égypte, nous aurions pu prendre en compte cette vision. Mais rien de tel, et nous ne pouvons que souscrire aux remarques du blogueur Archéologie rationnelle [18].

Ainsi, le premier argument employé par M. Leplat ne semble pas fondé sur des données solides, car pourquoi ne pas prendre le nombre dix, la base de calcul en Égypte ?

Le second argument nécessaire pour que l’équation de Funck-Hellet soit valable, c’est la multiplication par Pi, et donc, la connaissance par les Égyptiens du nombre Pi.

Pour cela, il nous semble qu’il nous faut partir des connaissances des Égyptiens en mathématiques. Ce que nous savons des mathématiques égyptiennes est à la fois très important et limité : si des textes existent, aucun traité théorique ne nous est parvenu. En revanche, quatre documents ont été retrouvés : le Papyrus Rhind (British Museum, Londres), le Papyrus de Moscou (Musée Pouchkine, Moscou) et deux papyrus fragmentaires, le Papyrus mathématique de Kahoun (University College, Londres) et le Papyrus mathématique de Berlin (Alte Museum, Berlin) [19]. Les deux premiers offrent le plus de renseignements sur la pratique des mathématiques égyptiennes. Ainsi, le Papyrus Rhind découvert au XIXe siècle près du Ramesseum est une copie datée de la XVIe dynastie d’un texte plus ancien, sans doute du Moyen Empire [20]. Il comprend un groupe d’énoncés de problèmes et leurs solutions, notamment, des additions, des soustractions, des multiplications et des divisions. Il y a aussi des problèmes de géométrie, avec des calculs de volume, des calculs de surface ou des calculs de pente [21]. On a enfin des opérations de métrologie, avec des fractions de comptes, des conversions de mesures ou des divisions de rations [22]. Les problèmes sont organisés du plus simple au plus compliqué [23]. Le Papyrus de Moscou comprend lui vingt-cinq exercices, dont des exercices complexes où il faut calculer la surface d’une demi-sphère ou le volume d’une pyramide tronquée [24]. Donc, contrairement à ce qu’affirme M. Leplat, il existe des connaissances solides sur les mathématiques égyptiennes.

Papyrus Rhind, British Museum, Londres

Le papyrus de Rhind offre la méthode employée par les Égyptiens pour calculer les surfaces. L’exercice 48 et les suivants indiquent que les Égyptiens se servent de la proportion des 8/9e du diamètre du cercle pour calculer une surface [25]. Et comme l’indique Corinna Rossi, cette technique employée montre que les Égyptiens ne connaissent pas le nombre Pi [26].

Quentin Leplat tente de démonter cet argument par deux remarques. D’une part, en reprenant certains propos de Corinna Rossi, mais sortis de leur contexte, et d’autre part en s’appuyant sur une autre étude, celle de Ian Lightbody [27].

Commençons par ce dernier. M. Leplat utilise l’addendum d’un article de Ian Lightbody concernant les parements des pyramides, qui lui-même cite son travail plus ancien, sur des tombes. M. Leplat indique que cet article de Ian Lightbody confirme l’usage de Pi, grâce à l’usage de la proportion 22/7e, soit 3,14285 [28]. Mais, d’une part, ce n’est pas le nombre Pi, d’autre part, dans le même article, Ian Lightbody indique bien que les Égyptiens ne connaissent et n’utilisent pas le nombre Pi [29].

Le second élément est l’usage du travail de Corinna Rossi sur les mathématiques dans l’architecture égyptienne [30]. M. Leplat traduit une partie du texte qu’il décontextualise [31]. Cette partie est la conclusion du premier chapitre de Corinna Rossi, dans lequel l’historienne montre que le nombre d’or, la proportion d’or ou le nombre Pi n’ont aucune réalité dans l’architecture égyptienne. Et M. Leplat d’oublier la dernière partie du chapitre, dans laquelle elle dit que les objectifs de l’architecture, même sacrée, sont toujours les mêmes, à savoir mettre en place les bonnes distances, les bons angles ou encore les bonnes surfaces [32].

Ainsi, ce que les études sur les mathématiques égyptiennes et sur la corrélation entre les mathématiques et l’architecture montrent très clairement c’est que les Égyptiens ne connaissent pas le nombre Pi. M. Leplat montre qu’au mieux, les Égyptiens s’approchent de ce nombre, mais ne parvient pas à démontrer qu’ils le connaissent réellement.

Le dernier argument indispensable pour que le lien entre la coudée et le mètre soit établi, c’est que la coudée fasse exactement 52,36 centimètres. Pour cela, M. Leplat s’appuie sur l’article du docteur Funck-Hellet. Ce dernier ne calcule pas la coudée, il décide de la mesure qui lui convient.

Dans sa vidéo, M. Leplat choisit de suivre aveuglément Funck-Hellet. Ce dernier, après avoir indiqué que « la coudée suméro-babylonienne fut de 540mm » et que la coudée utilisée par Khéops mesure entre 523,5 et 524mm, indique : « choisissons 0,5236 » [33].

Les connaissances que l’on a sur les mesures égyptiennes se sont améliorées depuis 1952, date de publication de l’article du docteur Hellet. De plus, la métrologie historique a effectué de très nombreux progrès comme le précise M. Hocquet [34]. Elle peut s’appuyer sur des recherches solides et des méthodes spécifiques. Il se trouve que les études effectuées sur la coudée dans les ouvrages récents ne donnent jamais une taille unique ou précise. Ainsi, Dieter Arnold évoque une coudée mesurant entre 52,3 et 52,9 centimètres [35]. Corinna Rossi, dans la liste des mesures égyptiennes, donne une taille de 52,5 cm environ [36].

Coudée de Mâya, époque de Toutankhamon, ca. 1330 av. J.-C ; Musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes.

Reprenons les analyses récentes sur la taille de la coudée. On a découvert plusieurs coudées matérielles en Égypte ancienne [37]. Richard Lepsius (1810-1844) a ainsi retrouvé quatorze de ces bâtons de mesure ; la plupart ne sont pas des étalons, mais des coudées votives, c’est-à-dire des coudées qui sont placées dans des tombes. Elles sont en général en pierre, même si certaines sont en bois, qui est sans doute le matériau employé dans les coudées utilisées sur les chantiers [38]. Ces pièces ressemblent à des règles qui sont employées sur les chantiers de nos jours. Elles sont courtes (environ 52,5 cm), robustes et quadrangulaires [39]. Le front est oblique ; la partie supérieure sert à noter et à montrer les mesures [40]. La surface inférieure comprend le nom de son possesseur [41]. Les mesures indiquées sur ces étalons sont de sept palmes [42]. La longueur de ces coudées oscille entre 52,3 et 52,9 centimètres [43]. Il faut se rappeler que dans l’Antiquité, les mesures ne sont pas aussi standardisées qu’aujourd’hui [44].

Afin de trouver une mesure juste, le chercheur indépendant se débat pour le démontrer, alors que les travaux récents sur la coudée infirment une mesure tombant précisément à 52,36 cm. Néanmoins, et c’est la partie la plus longue de son exposé, M. Leplat tente de nous convaincre que la mesure de 52,36 cm est la seule valable. Afin de montrer que la position de Dieter Arnold, présentée plus haut, n’est pas celle qu’il faut suivre, l’auteur de cette vidéo rappelle que Arnold indique que ceux qui ont le plus travaillé sur la coudée sont Flinders Petrie (1853-1942) et Richard Lepsius. Ainsi, M. Leplat choisit de s’appuyer sur des travaux plus anciens. Et si Dieter Arnold les mentionne, c’est qu’il présente l’historiographie sur le sujet qu’il expose. Et le fait que Richard Lepsius et Flinders Petrie aient le plus travaillé – à la fin du XIXe et au début du XXe siècle – n’indique pas que leurs travaux sont exacts ou les meilleurs.

M. Leplat se replie sur un autre auteur ancien, Jomard. Il explique que ce dernier a pris quatre étalons et en a fait la moyenne, qui tombe sur sa mesure. Mais, donner foi à Jomard nous parait spécieux. En effet, Jomard publie à partir de 1809, avant le déchiffrement des hiéroglyphes et les fouilles méthodiques de l’Égypte [45]. Et utiliser une moyenne sur quatre étalons, alors que de nombreux étalons ont été découverts par la suite est une méthode par laquelle M. Leplat écarte les travaux récents. Et effectuer une moyenne n’a pas de sens, surtout avec quatre étalons.

Enfin, M. Leplat ne s’appuie pas sur les travaux qui montrent que la coudée royale est variable, et en tout cas pas aussi « précise » qu’il le souhaiterait. C’est ainsi que, étudiant les coudées et les mesures égyptiennes, Jean-François Carlotti indique que « l’Égypte n’a pas connu une mais plusieurs coudées en fonction de l’époque et même du bâtiment » [46]. Et Monsieur Carlotti de nous indiquer que la coudée doit être comprise entre 0,52 et 0,54 mètre au Nouvel Empire et en travaillant sur un groupe de bâtiments bien déterminé [47].

Ainsi, contrairement à ce que voudrait nous faire croire M. Leplat, aucun argument archéologique ne nous permet de donner une coudée dont la taille exacte serait de 52,36 cm.

Comme nous l’avons indiqué au début, pour que le lien entre la coudée royale et le mètre soit établi, il faut que les trois propositions du docteur Funck-Hellet, reprises par Quentin Leplat, soient exactes : la division par six, la présence de Pi dans les calculs égyptiens et une mesure exacte de 52,36 cm. Si une seule de ces propositions ne s’avère pas juste, alors le lien mis en place par le docteur Funck-Hellet et repris par Quentin Leplat et les tenants du mètre égyptien n’a pas lieu d’être.

Mais, nous voyons d’abord que la division par six ne repose sur aucune source sérieuse, que le nombre Pi est inconnu des Égyptiens et que la coudée ne mesure pas exactement 52,36 centimètres. Alors que l’absence d’une seule des conditions est nécessaire, nous voyons donc qu’aucune des conditions n’est réunie.

Comme le rappelle M. Hocquet, la métrologie est une partie importante de l’histoire des sciences ; le progrès des sciences va de pair avec l’amélioration des instruments de précision. Cela implique, bien sûr, que les instruments antiques sont moins efficaces que des instruments modernes [48]. Mais, M. Leplat n’applique pas les techniques modernes et préfère s’appuyer sur des arguments anciens, comme les travaux de Jomard, ceux de Richard Lepsius ou de Flinders Petrie, plutôt que sur ceux de Dieter Arnold, Corinna Rossi ou Denys Stocks. Pire encore, M. Leplat utilise pour appuyer ses théories certaines recherches, comme celles de Corinna Rossi, alors même que cet auteur invalide dans son ouvrage les théories présentées.

Alors M. Leplat estime que les chercheurs n’acceptent ses brillantes positions pour des raisons politiques, au sens large du terme. Mais ce n’est pas que les chercheurs refusent des idées venues d’en dehors du cercle universitaire. Il existe des exemples où des personnes qui ne sont pas sorties de l’académie ont apporté des idées nouvelles et ont été acceptées. En revanche, pour ces personnes, comme pour les universitaires, il n’y a qu’une chose qui importe, c’est que la méthode soit rigoureuse. Et c’est pour cela que les travaux de Funck-Hellet, d’Howard Crowhurst ou de Quentin Leplat ne reçoivent pas un accueil favorable : leur méthode n’est pas rigoureuse.

Et ce manque de rigueur, on le retrouve notamment dans la manière dont M. Leplat cite ou utilise ses sources et les recherches : il ne donne pas les dates de publication, rarement les pages ; de même, il n’effectue jamais d’historiographie, de revue de méthode ou d’analyse de l’existant.

Ainsi, pour conclure, nous pouvons dire que la proposition de M. Leplat de lier la coudée royale et le mètre, en y ajoutant Phi et Pi, n’est absolument pas recevable. Et ainsi, aucun nouveau paradigme ne peut sortir d’une telle proposition, car cette dernière ne repose sur rien.