Article précédent : Une société mérovingienne héritière des Germains et ennemie des Romains ?
Après avoir estimé que les Mérovingiens en Gaule et les Wisigoths étaient le rempart des odinistes, nom qu’il donne à la religion scandinave, face aux Romains, Oleg de Normandie met en avant l’idée que les Carolingiens sont les suppôts de l’Église de Rome, dont le but est de diffuser le christianisme et de réintroduire l’esclavage [1]. Pour lui, les Carolingiens mettent en place un système esclavagiste afin d’alimenter les marchés et spécialement l’Espagne musulmane. À ces inventions, Oleg de Normandie ajoute les Vikings, terme qu’il emploie de manière continue sans le déterminer, comme vengeurs contre les Chrétiens de Rome et libérateurs des esclaves, notamment les Saxons pris par les Carolingiens lors des guerres saxonnes. Ces Vikings sont, pour Oleg de Normandie, renforcés par de nombreux Celtes païens qui se sont réfugiés dans le nord [2].
Nous avons déjà vu dans deux articles que les assertions sur les Mérovingiens et les Goths odinistes ne reposent sur rien. Nous verrons plus tard que les assertions sur la fin de l’esclavage, sur la traite des blancs et sur le fait que les marchands juifs soient les principaux commerçants d’esclaves, ne sont pas plus solides. Nous allons voir dans cet article comment Oleg falsifie les réalités historiques pour tenter d’affirmer que l’esclavage des blancs à partir de Charlemagne est fondé sur une volonté de destruction des groupes germaniques au-delà de l’Elbe, car ces derniers sont les représentants de la religion druido-odinique – le terme qu’il emploie – et s’opposent au christianisme. Il estime également que l’esclavage a disparu sous les Mérovingiens et les Wisigoths, avant d’être rétabli par les Carolingiens [3]. Cette vision est avant tout binaire : celle d’un monde libre celto-nordique et païen contre un monde romano-carolingien, soutenu par les religions monothéistes.
Nous examinerons d’abord les hypothèses de l’auteur sur l’origine et la prise de pouvoir des Carolingiens, puis celles sur les rapports entre les Carolingiens et Rome pour savoir si les premiers sont bien les auxiliaires de l’Église et, dans un prochain article, ce qu’il en est en réalité des Vikings.
Lutte entre les Carolingiens et les Celtes/Mérovingiens
Le discours d’Oleg de Normandie plonge dans l’anachronisme, c’est-à-dire en histoire le fait de proposer une explication ou une lecture d’une période en se fondant sur la vision d’une autre période [4]. Ainsi, selon notre chroniqueur, les Carolingiens auraient mis en place un régime intolérant, liberticide et totalitaire [5]. Selon lui, les Carolingiens imposent la religion chrétienne, mettent fin au libre-entreprenariat et imposent le servage [6]. Ces mesures sont répétées. Ainsi, selon Oleg de Normandie, Charlemagne fait interdire en 779 toutes les réunions de plus de dix personnes [7]. On ne sait pas d’où vient cette information, car le seul capitulaire de 779, dit capitulaire de Herstal, concerne essentiellement le rôle des évêques et des diacres [8]. Donc, non seulement Oleg de Normandie invente des sources, mais en plus, il construit là un discours anachronique, estimant que cela interdit les syndicats et les guildes de compagnons (qui n’existent pas à cette époque) [9].
Il évoque également une pensée liberticide [10]. Oleg ajoute que c’est un régime usurpateur qui ne respecte pas les lois de la guerre [11]. Pour lui, Charlemagne est le précurseur du Nouvel ordre mondial, le précurseur de la pensée unique [12]. Il place l’empereur des Francs dans la continuité de Jules César, destructeur des Gaulois [13]. On est là dans un délire anachronique assez marqué. Parler ici de nouvel ordre mondial montre bien qu’en réalité, le propos d’Oleg de Normandie n’est pas lié à une étude du passé, mais à une vision anachronique du passé, afin de décrire sa vision actuelle du monde. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Mais, revenons sur les termes employés ici, ceux de liberticide et de totalitaire. Le premier est d’ailleurs repris par Oleg de Normandie dans son ouvrage Notre dame d’Odin, pour qualifier les mesures prises par les gouvernements pour maitriser la crise sanitaire du COVID [14]. Le terme de liberticide indique des atteintes aux libertés telles que le monde actuel les entend. En effet, le terme commence à apparaître à la fin du XVIIIe siècle. Mais la signification du terme liberté a changé entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle ; ce terme, surtout, n’est pas applicable à la période carolingienne. Le terme de liberté désigne alors un état, celui des libertés obtenues notamment par un affranchi. Il indique également les libertés collectives contre la tyrannie. Il vient du latin libertas, et indique une absence d’arbitraire [15]. Au début du Moyen âge, il rappelle aussi l’idée qu’une région n’est pas soumise à un tyran [16]. Ce terme évolue ensuite et désigne au Moyen âge les libertés des communes, c’est-à-dire les droits obtenus par une commune face au pouvoir du souverain [17].
Le terme de totalitaire employé par Oleg de Normandie à l’encontre du pouvoir carolingien est également complètement anachronique. Le terme n’apparait que dans les années 1920 [18]. Le débat sur le terme est assez large. Pour Hannah Arendt (1906-1975), par exemple, il est une concentration des pouvoirs et une violence bureaucratique [19]. Dans les années 1950, cette définition s’est affinée. Ainsi, Carl Friedrich (1901-1984) et Zbigniew Brzezinski (1928-2017) définissent le totalitarisme comme un régime comprenant une idéologie totale et messianique, un parti unique de masse, un système de terreur renforcé par une police secrète, un monopole de la violence et une économie dirigée [20]. De fait, le totalitarisme est un régime qui impose un contrôle total de la société par l’intermédiaire de l’État, de l’administration et d’un parti unique. Cette vision ne peut absolument pas s’appliquer aux Carolingiens, qui ne disposent pas réellement d’un État, car le monde carolingien est avant tout une juxtaposition de royaumes différents, qui ne disposent pas non plus d’une administration, et qui disposent encore moins d’un parti unique.
Donc, la position d’Oleg de Normandie consistant à comparer le pouvoir carolingien à un régime totalitaire n’est pas fondée. Elle est à la fois anachronique et spécieuse. Cette comparaison montre qu’en réalité, l’auteur essaie de nous faire croire que ce qu’il appelle le « Nouvel Ordre mondial » est ancré dans une histoire ancienne, marquée par les monothéismes et la traite des esclaves. Ce seraient ces Carolingiens qui auraient mis fin au « régime celto-odiniste » mérovingien, avec l’aide de Rome, comme l’alliance entre l’islam, le judaïsme et la chrétienté aurait abattu les rois wisigoths. Comment ce discours se construit-il ? Il commence par la fin du monde mérovingien.
Oleg de Normandie estime qu’à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle, la Gaule mérovingienne est désorganisée par une guerre civile. Cette dernière est causée par les catholiques et par une pseudo-noblesse intéressée par l’argent [21]. Cette dernière se mettrait au service de Rome [22].
Mais là, Oleg de Normandie nous montre encore une fois sa méconnaissance de l’histoire qu’il est censé nous révéler. Dès le milieu du VIIe siècle, les souverains mérovingiens perdent leur capacité à gouverner, sans doute car ils ne parviennent pas à conserver le soutien des familles aristocratiques. D’autant que durant cette période, la Gaule mérovingienne est divisée en plusieurs entités politiques, dont les deux principales, l’Austrasie et la Neustrie, s’affrontent régulièrement [23]. Dans les deux royaumes, des familles finissent par occuper le poste essentiel permettant de contrôler le pouvoir, celui de Major domus, traduit par « maire du palais ». En Austrasie, la puissance des Pippinides en Austrasie date du milieu du VIIe siècle, sous Pépin Landen, dit aussi Pépin l’Ancien, maire du palais de Clotaire II [24]. Elle échoue à prendre le pouvoir, sous Grimoald, qui affronte le clan d’Ebroïn et celui de Wulfoald [25]. En Neustrie, c’est le clan d’Erchinoald qui s’impose comme maire du palais [26]. Les Pippinides s’appuient essentiellement sur leur position politique, celle de maire du palais d’Austrasie, sur leurs alliés, et sur leurs terres, essentiellement entre Meuse et Rhin [27]. Rien de cette puissance n’est lié à Rome. Mais, à partir des années 680, les Pippinides parviennent à écarter les clans adverses, notamment celui d’Ebroïn. Grâce à la victoire de Pépin II à Tertry en 687, les Pippinides prennent le contrôle à la fois de l’Austrasie et de la Neustrie [28]. C’est cette victoire qui marque le début de la légitimité des Carolingiens [29]. Pépin II augmente son pouvoir et prépare sa succession avec son fils Grimoald ; mais, ce dernier meurt avant son père [30]. Pépin II désigne alors Theodald, son petit-fils, comme successeur, écartant ainsi Charles, fils d’une concubine. À la mort de Pépin, c’est Plectrude qui assure la régence pour son jeune fils, ce qui affaiblit les Pippinides, et permet à leurs ennemis de contre-attaquer. Il faut plusieurs années à Charles pour, après avoir écarté Plectrude, asseoir son pouvoir. Les victoires d’Amblève (716), de Vinchy (717) et de Soissons (718) lui permettent d’écarter les opposants, notamment les Neustriens du clan de Theodoald qui est aidé par les Frisons (qui sont encore païens…). Donc, contrairement à ce qu’Oleg de Normandie affirme, les Carolingiens ne prennent pas le pouvoir grâce à une aristocratie stipendiée par Rome, mais dans une lutte entre les grandes familles de Neustrie et d’Austrasie.
Oleg de Normandie estime également que les premiers Carolingiens détrônent les Mérovingiens et prennent le titre de roi. Là encore, il y a des erreurs manifestes. D’une part, Charles Martel ne porte jamais le titre de roi des Francs, il prend le titre de prince des Francs (princeps Francorum) [31]. D’ailleurs, Oleg de Normandie se contredit, inventant en même temps la notion d’opinion publique, en indiquant que Charles Martel puis son fils Pépin doivent nommer des rois pour assurer leur légitimité. On est encore dans un mélange et une invention. Pour Charles Martel, après la mort du roi mérovingien Thierry IV, en 737, il laisse le trône vacant [32]. Il est vrai qu’en 741, lors de leur accession au pouvoir, Pépin III et Carloman rappellent un roi, sans doute à la fois pour museler la position de leur frère Griffo et car ils font face à une opposition de l’aristocratie en Aquitaine, en Alémanie et en Bavière [33]. Ainsi, en effet, Childéric III est replacé sur le trône, mais sans avoir la réalité du pouvoir [34]. Aucun diplôme n’est signé de son nom.
La construction du mythe des rois fainéants a été créée par Rome, selon Oleg [35]. Ce n’est pas exact. Ce mythe s’est forgé dans l’historiographie française du XIXe siècle, en s’appuyant sur des sources favorables aux Carolingiens. Il a été véhiculé par des ouvrages édités dans les années 1820, comme les deux ouvrages d’Augustin Thierry (1795-1856), Lettres sur l’Histoire de France et Récits des temps mérovingiens [36]. Ainsi, les sources, notamment le Continuateur de Frédégaire, ou encore Eghinard dans la Vita Karoli, qui soutiennent les Carolingiens, insistent sur la déliquescence de la famille mérovingienne et indiquent, par exemple, que ces derniers se déplacent dans des chars à bœufs [37]. Cette idée est reprise au XIXe par les historiens français, qui tentent d’opposer la dynastie triomphante des Carolingiens à celle déclinante des Mérovingiens, dans une vision très téléologique. Donc, l’idée que les Mérovingiens aient été qualifiés par Rome de « rois fainéants » est, encore une fois, totalement fausse.
Ces erreurs manifestes et cette manière de tronquer la vérité pour tenter de faire admettre ses hypothèses, sont encore plus criantes lorsqu’Oleg de Normandie estime que les Musulmans sont les alliés des Carolingiens, contre les Celto-Scandinaves.
L’alliance présumée entre les Sarrasins et les Carolingiens
Pour Oleg de Normandie, les sources ne parlent que de la bataille de Poitiers, et en font la légitimation de la prise du pouvoir par Charles Martel [38]. Il estime que cette bataille marque le changement de pouvoir entre Mérovingiens et Carolingiens [39]. Nous allons voir qu’Oleg de Normandie invente une nouvelle fois.
La bataille dite de Poitiers, qui semble se dérouler à Moussais, est un des nombreux affrontements entre les Musulmans et les Francs. Elle est bien connue par des sources, à la fois carolingiennes et musulmanes [40]. Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, les Musulmans réussissent à défaire le royaume wisigoth de Tolède, et à prendre le contrôle d’une très grande partie de l’Espagne. En 719, les Musulmans prennent la ville de Narbonne [41]. De là, les Musulmans lancent notamment en 721 un raid contre Toulouse, mais la ville est sauvée par l’intervention du duc d’Aquitaine, Eudes [42]. En 721, Eudes duc d’Aquitaine parvenait à les vaincre lors du siège de Toulouse. Le prince d’Aquitaine est alors au faîte de sa puissance. Selon Pierre Riché, cette victoire de Eudes est reconnue jusqu’à Rome (il y a donc une source romaine qui l’évoque) [43]. Mais les raids des Musulmans atteignent la vallée du Rhône et sont projetés jusqu’à Autun. En 725, ce raid atteint Sens et Langres [44]. Ce que semble ignorer Oleg de Normandie, qui explique que les « Arabes auraient livré leur première bataille à Poitiers » [45].
Dans les années 730, Charles Martel se tourne vers l’Aquitaine, à la fois pour lutter contre le duc d’Aquitaine, et pour lutter contre les raids musulmans. Les Aquitains sont battus par les Musulmans, qui poursuivent vers Tours et la riche abbaye de Saint-Martin. Le duc Eudes appelle le maire du palais franc pour obtenir un appui [46]. Les Francs rencontrent les Musulmans et les battent, sans doute à Moussais, vers le 25 octobre 732 [47].
Cette victoire a sans doute un retentissement important, notamment par le fait que Bède le Vénérable, qui ne sort pas de son monastère de Yarmouth, mentionne l’événement. Mais elle n’est pas mise en avant dans les textes carolingiens [48]. C’est la bataille de Berre, en 737, qui est mise en avant. Lors de cette bataille Charles Martel assiège la ville de Narbonne, mais ne parvient pas à s’en emparer [49]. Il ravage alors la campagne de la Narbonnaise, s’attaquant aux villes de la province, Agde, Nîmes, Béziers et Maguelonne [50].
Mais Oleg de Normandie va plus loin : la bataille de Poitiers mise en avant est pour lui le symbole de l’alliance entre Carolingiens et Musulmans, contre les Sarrasins, les derniers Celto-Mérovingiens. Les sources carolingiennes, notamment le Quatrième continuateur de Frédégaire ou les Annales Royales Franques, parlent d’une bataille entre les Sarrasins et les Francs. Mais pour Oleg, les Sarrasins sont des Bretons, car les crêpes sont au sarrasin, le blé noir [51]. Pour lui, cela se trouve dans les « vraies sources bretonnes », sources que, bien sûr, il ne cite jamais, ajoutant même que tous les chefs sarrasins avaient des noms celtes. Là encore, on est dans la pure invention. Aucune histoire de la Bretagne n’évoque jamais le fait que le terme de Sarrasin s’applique aux Bretons [52]. De même, il confond les Bretons et les Mérovingiens, montrant une nouvelle fois son incompétence terrible sur le VIIIe siècle [53].
Cela n’a rien à voir : le terme de Sarrasins vient du grec Sarakenoi, et désigne les Berbères et les nomades du Moyen-Orient à l’Antiquité [54]. Il est encore employé dans les textes byzantins, pour désigner les groupes nomades du Moyen-Orient [55]. Par ailleurs, les sources carolingiennes n’appellent pas les troupes musulmanes uniquement « Sarrasins », mais aussi « Arabes », terme que l’on ne peut pas réellement appliquer à des Bretons [56]. On serait ici en droit de se demander si Oleg de Normandie est réellement sérieux avec cette assertion.
Les sources utilisent aussi le terme de Sarrasins. Ainsi, dans la Chronique de Moissac, une chronique compilée à l’abbaye de Moissac au Xe siècle, il est indiqué que Abderaman, roi d’Espagne, avec une grande armée de Sarrasins, est passé par Pampelune et les Pyrénées et a attaqué la cité de Bordeaux (Abderaman, rex spaniae, cum exercitu magno Sarracenorum per Pampelonam et montes Pireneos transiens, Burdigalem civitatem obsidet) [57]. Donc, soit nos Sarrasins sont bretons, et sont d’abord allés en Espagne, sans que personne ne le mentionne, soit, ce qui paraît tout de même plus probable, les Sarrasins sont bien les musulmans d’Espagne, qui, comme en 721 ou en 725, lancent des raids en Gaule [58]. Par ailleurs, les sources musulmanes, assez tardives, n’indiquent pas que les Musulmans sont vainqueurs à Poitiers, contrairement à ce qu’affirme Oleg de Normandie [59].
Donc, pour Oleg de Normandie, les Musulmans et les Carolingiens sont alliés à la bataille de Poitiers [60]. Sa référence, c’est Papacito qui s’étonne « qu’il n’y ait pas de traces des Arabes dans un éventuellement cheminement vers Poitiers » [61]. Là encore, on devrait en rire. L’argument et la référence sont d’une faiblesse terrible. Cette séquence montre le manque total de connaissance ou de culture historique d’Oleg de Normandie, qui indique ainsi que c’est grâce aux Musulmans que Charles Martel devient roi des Francs [62].
Ainsi, contrairement aux assertions d’Oleg de Normandie, le premier Carolingien, Charles Martel, en battant l’armée d’Abd al-Rahman à Poitiers, ne met pas en déroute les derniers Mérovingiens, qui seraient des Celtes.
Oleg de Normandie estime que les Carolingiens n’ont pas pu battre les Mérovingiens sans le soutien de l’Église de Rome.
Les Carolingiens et l’Église de Rome
Il estime également que les Carolingiens ont pris le pouvoir sur les Mérovingiens avec le soutien de Rome [63]. Oleg de Normandie voit les Carolingiens comme le bras armé de l’Église romaine. Encore une fois, une telle affirmation montre le manque criant de connaissances de l’auteur. Ici, on doit revenir sur ce qu’est l’Église de Rome au VIIIe et au IXe siècle. Oleg de Normandie effectue une grande confusion entre romanisé et christianisé [64]. Romanisé renvoie à Rome, dans le sens de l’Empire romain. En revanche, c’est vrai que l’évêque de Rome prend, pour les Églises de l’Europe de l’Ouest, une certaine importance. Cette importance émerge au IIIe siècle, quand les papes Calixte (217-222) et Étienne Ier (254-257) revendiquent une position plus éminente, car ils font falloir que leur siège est l’héritier de l’apôtre Pierre, rapportant le passage de l’Évangile de Mathieu, tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam [65].
De plus, pour lui, l’Église catholique est en réalité orientale, associée au judaïsme et à l’islam [66]. Cette vision est totalement fausse. Le judaïsme est la religion des Hébreux, qui se met en place entre le VIIIe siècle avant notre ère et le IIe siècle de notre ère [67]. Le christianisme ne se met en place qu’après la mort de Jésus, dans les années 30 de notre ère, mais ne commence à réellement se développer au sein de l’Empire romain qu’après sa légalisation par les édits de Licinius (311) et de Constantin (313) [68]. Quant à l’islam, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, c’est une religion qui se développe au Moyen-Orient à partir du VIIe siècle [69]. Si ces religions ont des liens, et notamment si le développement de chacune est lié à des influences des autres, on ne peut pas les considérer comme équivalentes, alliées ou similaires.
Pour Oleg de Normandie, les Carolingiens doivent leur trône à l’Église de Rome et à la finance juive internationale [70]. Ici, le terme de finance juive internationale est totalement anachronique. Si, comme nous l’avons vu dans des articles précédents, certaines communautés juives participent à du commerce à longue distance, il n’y a pas de finance juive. Par ailleurs, cette notion de finance juive internationale sort de l’antijudaïsme chrétien pour entrer dans l’antisémitisme du XIXe siècle, associant les Juifs à la banque cupide et à la modernité de la société [71]. On est encore dans une forme d’anachronisme.
Oleg de Normandie indique que ceux qui tirent les ficelles, c’est l’Église de Rome [72]. Il y a là totale méconnaissance de la puissance réelle de Rome à cette époque. Or, les Carolingiens ont pris des biens de l’Église pour les redistribuer à leurs fidèles. Charles Martel est souvent accusé dans les sources d’avoir pillé les biens du clergé pour les donner à ses hommes. Cette idée est développée tardivement, mais, selon Paul Fouracre, elle n’est pas confirmée par les sources du VIIIe siècle [73]. Plusieurs Églises au VIIIe siècle ont vu leurs terres réduites ou prises par les princes à la tête de l’État. C’est sans doute le cas de l’évêché de Reims ou du monastère de Saint-Wandrille [74]. Après sa victoire contre les Musulmans, vers 732, Charles se met à consolider la Bourgogne. Il se tourne alors contre les alliés de l’évêque Eucheurius, puis il dépose Eucheurius. Ses terres et celles de ses alliés sont confisquées, et distribuées aux partisans de Charles Martel [75]. Cet épisode est connu dans une Vita Eucherii [76]. Cette spoliation est aussi mise en avant par les Églises au IXe siècle en Francie. Elles font des inventaires de leurs biens ; et lorsque des biens sont passés à des laïcs, ils estiment que c’est lié aux actions de Charles Martel, et à la distribution par ce dernier de ces biens à ses fidèles [77]. C’est essentiellement ses deux successeurs, Pépin et Charlemagne, qui ont pris des terres de l’Église [78]. Mais les deux successeurs de Charles Martel sont eux des réformateurs de l’Église.
Quant aux relations avec la papauté, elles sont complexes. En effet, en Gaule, Pépin est le premier à être sacré, la première fois en 751 et une seconde en 753 [79]. Mais contrairement à ce dit Oleg de Normandie, ce n’est qu’à la seconde que le pape intervient. C’est un échange de bons procédés, car en réalité, dans la première moitié du VIIIe siècle, la position de l’évêque de Rome est fragile, notamment face aux Lombards, qui, peu à peu, repoussent les Byzantins. Or, Constantinople, protectrice habituelle du pape, est brouillée, pour des raisons à la fois de doctrine religieuse et de protection politique. La rupture entre Constantinople et Rome est amplifiée par la crise iconoclaste qui touche l’empire byzantin à partir de 726 [80]. Mais le pape Grégoire II, et son successeur Grégoire III, ne soutiennent pas l’empereur, entrainant la riposte de l’empereur Léon III, qui décide d’enlever l’Illyrie, la Dalmatie, l’Italie du Sud et la Sicile du contrôle religieux de Rome [81]. Cela enlève à Rome une partie importante de ses revenus. Dans le même temps, les Lombards sont plus menaçants. Afin de se défendre contre cette menace, les papes Grégoire III et Zacharie cherchent des compromis avec Constantinople. Mais, malgré ces tentatives, comme l’empire byzantin ne peut apporter un réel soutien au pape, ces demandes n’ont aucune chance d’aboutir.
Dans le même temps, la chancellerie papale discute avec les Francs et les Bavarois, mais aussi les Lombards de Spolète et du Bénévent [82]. En 751, Aistulf de Pavie prend le contrôle de Pavie. C’est dans ce contexte que le pape Étienne II en appelle aux Francs [83]. Dans les lettres du pape avant 751 il les nomme subregulus, princeps, dux ou encore patricius [84]. C’est dans ce contexte et avec l’assentiment du pape que Pépin III renoue avec les traditions germaniques d’élection du roi, en réunissant une assemblée des Francs pour se faire nommer roi. Il est oint par les évêques de Gaule ; selon la chronique, c’est Boniface qui le couronne [85]. Donc, contrairement à ce qu’indique Oleg de Normandie, ce n’est pas le Pape qui est venu couronner Pépin III pour préparer une soi-disant imposition du christianisme en Gaule.
En juillet 754, le pape Étienne II couronne une nouvelle fois Pépin III [86]. Il voyage en 754 jusqu’à la cour franque pour sceller cette alliance personnelle amicitia, pax et caritas [87].Le pape lui donne le titre de Patrice des Romains. Ce titre fait de Pépin III le protecteur de l’Italie et du siège de saint Pierre [88]. Cet élément est mis en avant dans le Liber pontificalis et corroboré par le Clausula de unctione Pippini, qui est aujourd’hui considéré comme un texte témoignant de ces événements [89]. Par ce titre, Rome se fait le soutien des Carolingiens. Dans les textes, il est indiqué que désormais, les souverains doivent être choisis dans la famille des Pippinides [90].
Ce sacre, en plus de donner une légitimité spécifique aux Carolingiens, crée un lien particulier entre le souverain carolingien et Rome [91]. Cette alliance est construite pour être éternelle. Dans le même temps, le souverain et la famille carolingienne sont inclus dans les prières qui sont chantées et célébrées à Rome [92].
Donc, comme on le voit, les Carolingiens ne sont pas les auxiliaires de l’Église de Rome, car, d’une part, cette dernière est en position de faiblesse, d’autre part, c’est Rome qui vient chercher le soutien de Pépin III. De plus, comme on l’a vu, les Carolingiens se sont plutôt servi des terres de l’Église pour renforcer leur pouvoir et s’assurer le soutien des fidèles.
Donc, comme on le voit, les Carolingiens ne sont pas au service de l’Église. Mais, en plus, Oleg de Normandie veut noircir l’image du successeur de Pépin III, son fils Charles.
Charlemagne
Il estime que le principal esclavagiste est Charlemagne. Oleg de Normandie veut noircir le portrait du roi franc, en estimant que presque tout ce que l’on raconte sur Charlemagne est faux, et que l’on ne connaît pas grand-chose sur ce personnage [93]. Il pense également que les origines de Charlemagne sont obscures, avec une ascendance juive [94].
Ce qu’essaie de dire Oleg de Normandie, c’est que les Carolingiens sont des crypto-Juifs, c’est-à-dire des Juifs cachés. Son affirmation se fonde sur l’idée que la première épouse de Charles Martel serait une Rutrude, donc, selon lui, Ruth, un prénom à consonance juive [95]. Elle est donc la mère de Pépin, grand-mère de Charlemagne. Cette idée est en fait reprise d’une page Facebook sur les Templiers, qui cite l’ouvrage de David Zuckermann, A Jewish Princedom in Feudal France, 768-900 [96]. Cet ouvrage est assez critiqué pour le manque de sources, essentiellement légendaires, et par leur lecture qualifiée de « spectaculaire » [97]. C’est le cas de l’addition du Sefer ha Qabbala, qui raconte la prise de Narbonne par Charlemagne avec l’aide des Juifs de la ville. Ce texte est une légende, car la ville a été prise en 759 par Pépin III, le père de Charlemagne [98]. C’est aussi le cas du texte principal de l’étude de David Zuckermann, la Gesta Karoli ad Carcassonam et Narbonam, qui est un texte très mythifié et tardif – il date du XIIIe siècle - sur la prise de Narbonne [99]. En effet, la Gesta est dans la tradition des poèmes épiques du Moyen âge central et n’a que peu de rapport avec la réalité historique connue par les Annales du VIIIe siècle, comme la Chronique de Moissac. On observe ici la non-méthode d’Oleg de Normandie : du cherry picking, aucune vérification des sources et aucune lecture des études. C’est en effet en recopiant presque mot à mot un post Facebook que notre auteur décide des origines juives de Charlemagne et de l’existence d’un royaume juif en Narbonnaise.
Sorti du texte peu convainquant de Daniel Zuckermann, dont nous ne sommes pas certains qu’Oleg de Normandie l’a lu, qu’en est-il de cette région prétendument donnée à une royauté juive ? En fait, le fondement du raisonnement repris par Oleg de Normandie à Daniel Zuckermann et au site des Templiers, c’est le terme d’exilarque. Le terme d’exilarque est un terme grec, qui signifie le chef d’une communauté en exil [100]. Il n’est en rien un roi. Nous y reviendrons.
Pour expliquer les origines juives des Pippinides, et en s’appuyant sur le même post Facebook, il estime que la première épouse de Charles Martel est d’origine juive et porte le nom de Ruth. En réalité, elle porte le nom de Rotrude ou Chrotrude et sa famille est liée à Wido, un proche de la famille pippinide. Par ailleurs, le prénom est très largement employé : une sœur et une fille de Charlemagne portent ce nom [101]. Donc, l’idée des obscures origines juives de Pépin III, Charlemagne et leurs descendants n’a aucun fondement.
En réalité, les origines de Charlemagne sont très claires et bien connues par les textes et les sources. La famille de Charlemagne, appelée les Pippinides, émerge au début du VIIe siècle. Pépin Landen est cité une première fois dans la Chronique du continuateur de Frédégaire comme un des aristocrates mérovingiens qui en 613 appellent Clotaire II afin de mettre fin à la guerre civile qui déchire les Mérovingiens [102]. La montée en puissance de la famille pippinide est liée d’une part avec son alliance avec les Arnoulfides, et d’autre part à ses domaines qui se situent entre Meuse et Rhin, au niveau de la Belgique actuelle [103]. On est donc bien loin de Rome et de l’Italie, ou d’une origine obscure comme le prétend Oleg de Normandie. Cette famille se place au service des Mérovingiens d’Austrasie. Pépin Ier est ainsi le maire du palais du roi Dagobert, qui règne entre 629 et 639 [104]. Son fils Grimoald, est également maire du palais, mais ne parvient pas à s’assurer du pouvoir en Austrasie. C’est son petit-fils Pépin II, comme nous l’avons vu plus haut, qui s’assure le pouvoir en Austrasie et en Neustrie.
Quant à Charlemagne, l’arrière-petit-fils de Pépin II, sa vie est connue par de nombreux textes. La Vita Karoli est écrite par un de ses principaux proches, Eginhard. Charlemagne est le fils de Pépin III [105]. Il est couronné en 754 par le pape en même temps que son frère, pour préparer la succession de Pépin III. Sa vie est ensuite bien connue par les sources. Ainsi, notamment grâce à la Vita Karoli ou encore aux Annales Royales Franques, ou les Annales de Lorsh, on sait quand et où se déplace le souverain des Francs [106]. Enfin, on connaît aussi les actes du souverain, car on a conservé les diplômes et les capitulaires du souverain, ce qui permet également de connaître ses décisions [107]. Donc, contrairement à ce qu’affirme Oleg de Normandie, on connaît très bien les origines de Charlemagne et de sa famille, ainsi que ses décisions.
La principale accusation d’Oleg de Normandie contre Charlemagne, c’est d’indiquer que ce dernier est un Romain. Notons ici la double accusation : des origines juives et romaines. Pour cela, il avance comme argument que son nom est latin, Carolus Magnus [108]. D’abord, on est étonné d’une telle méconnaissance. Carolus Magnus n’est pas un nom romain, mais un nom en latin ; or, le latin est la langue d’usage dans le monde franc [109]. Par ailleurs, dans les textes de cette époque, il n’est pas appelé Carolus Magnus, mais uniquement Carolus (Karolus), c’est-à-dire la latinisation du nom Charles, qui est lui un nom germain (ainsi par exemple dans le capitulaire de 802 sur les Missi Domini) [110]. Le terme de Charlemagne est la francisation du terme de Carolus Magnus. Ce terme commence à être employé de manière commune dans les textes de Nithard, qui écrit dans les années 840, donc bien après la mort du souverain [111]. Donc, là encore, Oleg de Normandie ne connaît pas les faits. Le nom de Charlemagne n’est pas romain, mais juste dans la langue de cour, et le terme de Charlemagne ne lui est attribué que plus tard.
L’autre argument, ce sont les pièces de monnaie frappées à l’effigie de Charlemagne ; en effet, Charlemagne reprend en partie la symbolique romaine ; en revanche, il ne prend pas le principe de gouvernement ou les titulatures. Oleg estime que l’on reconnaît Jules César, qui n’a d’ailleurs jamais été empereur [112]. Ici, Oleg de Normandie confond le système impérial romain et le système impérial carolingien et ottonien. Les empereurs romains s’appuient sur la titulature de la république. Le terme d’empereur n’est d’ailleurs pas adéquat ; en effet, Auguste n’est « que » princeps, c’est-à-dire le premier, celui qui peut parler en premier au Sénat [113]. Sinon, Auguste porte les titres des magistratures qui lui sont conférés, comme celle de consul, ou de tribun de la plèbe [114]. Cette notion se modifie dans le temps, mais les titres restent ceux d’Auguste et de César. Petit à petit, le terme d’imperator passe de la désignation du pouvoir (celui qui détient l’imperium) au personnage lui-même (imperator). En revanche, Charlemagne ne tire pas son titre d’empereur des fonctions romaines. Il s’inspire des traditions chrétiennes, issues en partie de l’Ancien Testament autour des rois oints, et de l’idée de pouvoir prise notamment chez saint Augustin [115]. C’est pour cela qu’il reste roi des Francs (rex Francorum), roi des Lombards (rex Langobardorum) et protecteur de l’Église [116].
Oleg de Normandie estime que Carolus se réclame nouveau roi d’Israël, nouveau roi David [117]. On perçoit clairement ici l’idée que le roi Charles est non seulement imposé par Rome, mais qu’en plus, il tirerait son pouvoir du monde juif. En fait, il est appelé David dans les cercles proches et familiaux, qui se sont donné des surnoms [118]. Quand il indique que Charlemagne se conduit selon les principes de l’Ancien Testament [119] (chez Alcuin), c’est évidemment très laudateur, car l’image du roi David et du roi Salomon est vue comme celle d’un roi vertueux. De plus, depuis que les sacres existent en Europe de l’Ouest, c’est-à-dire depuis le sacre du roi Wisigoth Wamba, en 672, l’idée a été de reprendre le rite décrit dans l’Ancien Testament pour le roi David [120].
En plus de ces remarques de la part d’Oleg de Normandie qui manquent de fondements, notre auteur ajoute la création de l’école comme étant un moyen pour les Carolingiens de détruire la liberté. Dans son histoire fantaisiste, il existait des guildes « libres » qui transmettraient des savoirs avancés [121]. Charlemagne n’a jamais interdit les guildes, qui n’existent pas. Nous aurons sans doute l’occasion de revenir sur ce terme de guilde quand nous évoquerons la vision d’Oleg de Normandie sur les cathédrales.
Quant au système éducatif, dont Charlemagne n’est nullement l’inventeur, il a pour objet non pas d’arrêter la diffusion du savoir, mais de former des lettrés dont l’administration a besoin [122]. Le système de l’école dérive du système romain. C’est notamment Alcuin, un Saxon d’Angleterre, qui en est chargé. Cela va permettre de créer des bibliothèques, et donc, contrairement à ce que dit Oleg de Normandie, de diffuser des savoirs.
Ainsi, encore une fois, Oleg de Normandie invente n’importe quoi. Il croit que les Carolingiens ont pris le pouvoir pour battre les descendants des Celto-Mérovingiens dont on a déjà vu qu’ils ne sont qu’une invention. Il estime que les Carolingiens se sont appuyés sur les Musulmans pour battre les Sarrasins, qui seraient des Bretons. Nous avons vu que cette idée n’a pas de sens, car les Sarrasins désignent bien les Musulmans. Il ajoute ensuite que Charlemagne aurait des origines douteuses et serait un Romain, qui aurait détruit les libertés en Gaule. Il pense que les Carolingiens sont les suppôts de Rome, alors que Rome n’est à cette époque pas une puissance politique importante. Il faut attendre le XIe et le XIIe siècles pour que l’Église de Rome, détachée de Byzance, soit d’un réel poids politique.
On montre donc ici qu’Oleg de Normandie est dans de la pure invention qui n’a comme but que de fantasmer une histoire du haut Moyen âge mettant en avant une société « hyperboréenne », « pure » et « supérieure ». On est ici dans une construction identitaire sur laquelle nous reviendrons.
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