
Article précédent : Les Carolingiens et le monde romain : les inventions d’Oleg de Normandie
Poursuivant son discours, Oleg de Normandie révèle la réalité de la lutte entre les hommes du Nord et les Carolingiens. Comme nous l’avons vu précédemment, Oleg de Normandie estime que les Mérovingiens et les Wisigoths sont les héritiers d’une tradition celto-scandinave qu’il a inventée, et que ces derniers auraient protégé les odinistes contre l’Église de Rome. Nous avons vu que ces hypothèses ne reposent sur rien. Nous avons également vu qu’Oleg de Normandie a mis en avant l’idée que les Carolingiens ont agi au nom de l’Église de Rome, afin d’imposer le christianisme dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest et remplacer le culte odiniste. Nous avons vu que cette hypothèse n’est encore une fois fondée sur rien. Mais si ces deux hypothèses sont posées par Oleg de Normandie, c’est pour nous amener à ce qui est pour lui le cœur du mensonge des inquisiteurs, la « traite des blancs », c’est-à-dire la traite des Saxons par les Carolingiens.
Dans cet article, nous allons montrer que le but des guerres de Charlemagne contre les Saxons n’a pas pour objectif la mise en esclavage de blancs odinistes, comme le croit Oleg de Normandie. Nous allons aussi aborder le cœur du sujet, celui des attaques vikings qui seraient, pour Oleg de Normandie, des libérateurs, s’attaquant au commerce des esclaves mis en place par les Carolingiens et les Musulmans, et conduit par les Juifs.
Nous verrons d’abord l’idée d’une lutte des Carolingiens contre les « derniers odinistes », puis les causes des guerres saxonnes, et enfin le fantasme des Vikings libérateurs.
La prétendue lutte contre les odinistes
Pour Oleg de Normandie, les Mérovingiens sont des odinistes, c’est-à-dire pratiquant la religion d’Odin, mais tolérants envers les autres religions. Par ailleurs, pour lui, les Mérovingiens sont en fait des Celtes [1]. Selon lui, une fois qu’ils ont pris le pouvoir, les Carolingiens auraient mené une véritable épuration ethnique et religieuse en Gaule contre ces odinistes [2]. Selon l’auteur, pour échapper à ces attaques, des « Gaulois réfractaires » auraient fui vers le nord et vers la Germanie, malgré l’interdiction qui leur est faite de bouger ou de se déplacer [3]. Le terme d’épuration ethnique comme celui de réfractaire font partie du langage contemporain des génocides, dont nous verrons qu’Oleg de Normandie use, tentant de créer un parallèle avec les événements du XXe siècle et notamment de la Seconde guerre mondiale, assimilant les Carolingiens au régime de Vichy ou à celui de l’Allemagne nazie.
Selon Oleg, les Carolingiens tentent d’imposer le Christianisme et d’éradiquer ce qu’il pense être le reste des cultes odinistes en Gaule. Il s’appuie sur plusieurs textes de loi émis par les Carolingiens, tels que le capitulaire de 742 de Carloman. Ce capitulaire, c’est-à-dire un ensemble de lois divisé en chapitres, est appelé le capitulaire de Liptinense [4]. Il interdit les pratiques magiques, les pratiques druido-odiniques [5]. Dans ce texte, le chapitre 4 indique Decrevimus quoque quod et pater meus ante praecibiebat, ut qui paganas obseationes in aliqua re fecerit, multetur et demnetur quindecim solidis, ce qui indique que toute pratique païenne est punie d’une amende de quinze sous [6]. Un autre texte de la même période, mais qu’Oleg de Normandie n’a pas étudié, est le Concile des Germains. Il se tient en avril 742 ou 743 en Austrasie, mais le lieu et la date exacts ne sont pas précis [7]. Dans ce concile, le canon 5 est plus précis sur l’interdiction du paganisme. Il demande aux évêques d’interdire les pratiques qualifiées de païennes, incluant les sacrifices, les divinations, les enchantements, ou encore les augures et les immolations. C’est un catalogue de pratiques païennes, qui ne peuvent pas spécifiquement être qualifiées d’odinistes. Donc, à moins qu’Oleg de Normandie ne démontre que toute pratique païenne est nécessairement odiniste, on ne peut estimer que le capitulaire et le texte du concile répriment spécifiquement des pratiques odinistes.
De même, Oleg met en avant un capitulaire de Charlemagne de 789 interdisant le culte aux fontaines et aux pierres comme étant une preuve de la lutte contre les odinistes [8]. Ce capitulaire est le très important Admonitio Generalis, publié en 789. Ce texte organise en grande partie l’ensemble de l’Église et de la société carolingienne. Le canon 65 précise l’interdiction des pratiques non chrétiennes, allant des augures aux incantations et autres pratiques magiques ; le second paragraphe indique aussi que les cultes rendus aux fontaines ou aux arbres sont condamnés [9]. Le texte ne qualifie pas ces pratiques d’odiniques, mais, pour Oleg de Normandie, tout culte non-chrétien est nécessairement druido-odinique. Il n’hésite pas à amalgamer les mégalithes de l’âge du bronze à cette religion, pourtant plus récente [10]. Pour Oleg de Normandie, ces condamnations sont une nouveauté et marquent un changement en Europe fondé sur l’imposition du christianisme par les Carolingiens.
En réalité, dès le VIe siècle, les dirigeants luttent contre les pratiques païennes, qui, malgré leur politique de christianisation, se maintiennent [11]. Lorsque les Carolingiens prennent le pouvoir dans la première moitié du VIIIe siècle, les populations de la Gaule sont presque entièrement christianisées. Ce phénomène de christianisation a été très étudié par les historiens, notamment par Charles Mériaux [12] ou Bruno Dumézil [13]. Oleg de Normandie cite ce second auteur, Bruno Dumézil, dans son ouvrage, Notre Dame d’Odin, mais sans doute sans l’avoir lu, car il ne cite qu’une conférence de cet historien intitulée Les invasions barbares [14].
En ce qui concerne le processus de christianisation de la Gaule, ce que les sources et les études indiquent, c’est que la Gaule est partiellement christianisée au début du VIe siècle [15]. Cette christianisation est accélérée par l’action des souverains mérovingiens et de l’épiscopat, notamment lors des conciles d’Orléans entre 538 et 541 [16]. Il faut attendre le début du VIIe siècle, et les règnes de Clotaire II (613-628) et de son fils Dagobert (628-639) pour que la christianisation des élites soit réellement effective. À cette date, il n’y a plus de païens à la cour du roi, et la lutte contre les pratiques païennes est encouragée [17]. On retrouve dans la Vita Amandi Prima, la Vie de saint Amand de Gand, une attaque contre les pratiques païennes, notamment les cultes rendus aux sources ou aux arbres [18]. Les études soulignent que dans la deuxième moitié du VIIe siècle, les pratiques païennes ne sont présentes que dans les zones périphériques du monde franc [19]. Dans son étude sur les conversions de l’Europe post-romaine, Bruno Dumézil montre bien que les habitants des royaumes mérovingiens sont très majoritairement chrétiens après la seconde moitié du VIIe siècle [20]. Donc, l’idée d’Oleg de Normandie que les Carolingiens cherchent à imposer le christianisme à travers des textes comme le capitulaire de 742 n’a aucun sens, car cela fait près d’un siècle que la très grande majorité de la Gaule est christianisée, bien que des pratiques païennes existent encore en marge du monde franc. De plus, la lutte contre les pratiques païennes faisait déjà partie des politiques des rois mérovingiens.
Il faut donc estimer une nouvelle fois que les assertions d’Oleg évoquant l’imposition par les Carolingiens de la religion chrétienne sont fausses, puisque cette dernière est déjà présente en Gaule mérovingienne, et que le paganisme n’est plus qu’une pratique marginale.
Quant à l’esclavage imposé par les Carolingiens, c’est aussi une idée qui ne s’appuie pas sur les réalités. Revenons uniquement sur la question de la mobilité des esclaves durant la période carolingienne, puisque selon Oleg, cette interdiction de quitter sa terre entraine des fuites de « Gaulois réfractaires » vers les terres des odinistes. Il met en avant ici le statut du serf qui est attaché à la terre et qui ne peut la quitter. La pratique de rester sur une terre n’est pas imposée par les Carolingiens, mais apparaît dans une loi romaine de 357, concernant les Coloni [21]. Oleg de Normandie ne fait pas réellement la distinction entre servage et esclavage. Il projette sur le VIIIe siècle une réalité du XVe/XVIe siècle. Si on parle en effet de chasement pour les esclaves, c’est-à-dire d’une fixation à la terre, on n’évoque jamais d’interdiction de déplacement dans le monde franc ou le monde carolingien [22]. Par ailleurs, on sait que des esclaves se déplacent et se voient même attribuer des terres qu’ils possèdent après trente ans d’exploitation selon le contrat d’aprision [23]. Il n’y a donc pas d’interdiction faite aux paysans de quitter leur terre.
Donc, l’hypothèse d’Oleg de Normandie que les Gaulois réfractaires n’ont pas le droit de quitter leur terre, poussant ces derniers à fuir vers la Scandinavie, tombe d’elle-même [24]. Or, cette hypothèse sous-tend la suivante, celle de la fuite des Celtes réfractaires en Germanie et en Scandinavie, tarissant le nombre d’esclaves à déporter et entrainant une guerre contre les Saxons, pour attraper de nouveaux esclaves.
Les guerres saxonnes
Selon Oleg, les païens gaulois auraient donc fui vers la Germanie. C’est pour cela que le roi des Francs, Charlemagne, aurait alors déclenché une guerre contre les Saxons dans le seul but de capturer des esclaves afin d’alimenter le commerce vers le sud, notamment vers le marché de l’Espagne musulmane [25]. Résumons : Oleg de Normandie estime que dans un premier temps, tous les « Gaulois réfractaires » sont déportés [26], puis, comme le stock d’esclaves se tarit, Charlemagne s’en prend aux Saxons. Il estime encore que lorsque les Carolingiens attaquent les territoires des Saxons, ils attaquent la dernière terre libre et non christianisée [27]. S’il est vrai que le christianisme n’est que très peu présent à l’est de l’Elbe, en revanche parler de terre libre ou de liberté n’a pas de sens, d’une part parce que le terme de liberté n’a pas alors le sens qu’il a aujourd’hui, et d’autre part parce que ces sociétés comprennent aussi des esclaves. Notre auteur ne s’embarrasse pas de comprendre les dynamiques du monde carolingien ou saxon ; il préfère une vision binaire entre gentils Celtes et méchants Carolingiens. De plus, Oleg de Normandie use de nouveau d’un vocabulaire hérité des guerres totales du XXe siècle : ainsi, les guerres saxonnes sont parmi les plus violentes de l’Histoire [28] ; il parle du « génocide de Werden » et de ses 4500 exécutions [29] ou de la déportation des autres dans des « camps de concentration » [30].
Ces guerres sont très étudiées, et sont connues par de nombreuses sources, comme des annales franques ou des capitulaires spécifiques aux Saxons [31]. Cela nous permet de connaître l’objectif de ces guerres. Les Saxons sont en contact avec les Francs depuis le VIe siècle. Les Saxons sont des peuples qui vivent au-delà du Rhin. Ils sont organisés en quatre tribus [32]. Les Saxons traversent souvent la Lippe, qui est la zone frontière entre les Saxons et les Francs, pour attaquer les possessions carolingiennes, notamment en Austrasie et en Hesse [33]. Dès les années 720, Charles Martel intervient contre les Saxons, car ces derniers mènent des raids contre le territoire franc. Charles va se battre plusieurs fois vers l’est. Il intervient contre les Saxons en 718, puis en 729 et en 724 [34]. Charles, roi des Francs, entend mettre fin à leurs incursions. Il lance une première expédition contre les Saxons en 772 et prend la forteresse de Syburg, qui est située sur la Ruhr, ainsi que celle d’Heresburg, sur la Diemel. Il atteint le sanctuaire des Saxons à Irminsul et abat le chêne sacré des Saxons, qui, selon eux, soutient la voûte céleste ; ce dernier est peut-être au niveau des sources de la Lippe (près de Bad Lippspringe) [35]. Il entend ainsi montrer la supériorité de la religion chrétienne sur la religion des Saxons. Les Saxons ripostent en lançant un raid contre le monastère de Fritzlar et le transforment en écurie. Ils pillent également le siège de l’évêque à Büragburg.
Alors que Charlemagne est en Italie, en 774, les Saxons lancent de nouvelles attaques contre les Francs [36]. Charlemagne décide de répondre et d’attaquer les Saxons ; mais il décide dans le même temps de les convertir afin de les pacifier [37]. Il reprend les forteresses de Syburg et d’Heresburg et atteint la Weser. Dans les sites qu’il a conquis, il fait construire des églises.
Les campagnes se poursuivent en 775 et 776, montrant les difficultés des Carolingiens, conduisant Charlemagne à engager une guerre encore plus puissante contre les Saxons. Le souverain franc obtient des conversions et un grand baptême est organisé aux sources de la Lippe [38]. Le souverain s’installe à Paderborn, près de l’endroit où les armées romaines ont été détruites en 9. Il y rassemble une grande assemblée en 777 et donne pour mission à Sturm, disciple de Boniface, d’organiser une mission chez les Saxons [39]. Les terres saxonnes sont divisées en plusieurs régions. Widukind, le chef des Saxons, se réfugie alors au Danemark et de là, parvient à attaquer les Carolingiens ; il détruit les églises nouvellement créées.
En 778, alors que Charlemagne mène une campagne en Espagne, les Saxons se révoltent, sous la direction de Widukind [40]. Charlemagne conduit alors deux campagnes successives, en 779 et en 781, afin de tenter de reprendre le contrôle de cette zone [41]. Il semble pacifier la région, mais, l’année suivante, les armées carolingiennes, conduites par Adalgisus, Geilo et Worad sont battues et massacrées par les Saxons dans le massif de Sülengebirge [42]. Lors de cette bataille, il semble qu’une partie des aristocrates carolingiens ont lancé des assauts non-coordonnés contre des forces saxonnes bien installées [43]. Charlemagne rejoint cet endroit et décide de se venger. Il atteint le confluent de l’Elbe et de la Weser à Verden et se fait livrer 4.000 ou 4.500 Saxons qu’il fait exécuter [44]. C’est le massacre de Verden, bien connu dans les sources. Il est possible que ce massacre soit la cause du durcissement de la résistance des Saxons [45]. D’autres Saxons sont déplacés et réinstallés à l’ouest du Rhin.
Charlemagne marche ensuite sur l’Elbe. Les Saxons sont battus, mais Widukind parvient à s’enfuir une nouvelle fois dans le Nord [46]. Une fois la campagne achevée, Charlemagne décide de diviser la région, et de la faire administrer par des Saxons [47].
En 784, il s’installe à Paderborn pour préparer la campagne suivante [48]. Les chroniques notent qu’en 784, les Saxons se révoltent, comme d’habitude [49]. L’année suivante, en 785, le chef saxon Widukind fait sa soumission [50]. Il se rend à Attigny pour recevoir le baptême et Charlemagne est son parrain [51]. Charlemagne publie un capitulaire d’une sévérité extrême, la Capitulatio de Partibus Saxoniae, pour tenter d’éviter toute tentative de rébellion : il précise notamment que tout acte contre l’Église carolingienne peut être puni de mort [52]. Cette soumission de la Saxe est accueillie comme une victoire. Alcuin la célèbre, tandis que le pape ordonne trois jours de Te Deum dans l’ensemble de la chrétienté. Il traverse le pays et installe des missionnaires et des comtes en Saxe. À partir de cette date, les Saxons sont en théorie présents dans les opérations militaires des Francs et aux assemblées annuelles [53].
La dureté de cette loi provoque une révolte ; d’autant que les Saxons profitent de la rébellion de Pépin le bossu contre son père, Charlemagne [54]. Lors de cette révolte, les Frisons et les Slaves se joignent aux Saxons, tandis que les Musulmans lancent eux aussi une attaque [55]. En 793, les Saxons attaquent et détruisent un détachement de l’armée carolingienne sous les ordres de l’évêque Thierry. C’est le signe d’une nouvelle révolte [56]. Les Saxons détruisent les églises et ravagent le pays.

À partir de 794, et après la tenue du Synode de Francfort, Charlemagne s’installe à Paderborn [57]. Il lance de nouvelles campagnes contre les Saxons avec deux colonnes [58]. Les Saxons se soumettent, une nouvelle fois, pour se révolter dès l’année suivante. Charlemagne recommence une politique avec des prises d’otages. On parle de 7000 otages en 795, et un nombre plus important les deux années suivantes [59]. Lors de cette campagne, il prend le contrôle des régions basses de la Weser et de l’Elbe [60]. Cette révolte semble montrer que la politique d’intégration par la force n’est pas fonctionnelle. Il faut le soutien d’une partie des élites saxonnes.
En 797, une nouvelle expédition franque permet la soumission une nouvelle fois des Saxons [61]. Il semble que la pacification est également obtenue en déplaçant des populations et en faisant appel aux ennemis des Saxons, les Slaves Abodrites [62]. Ces derniers semblent être incités à s’installer sur les territoires à l’est de l’Elbe [63].
La même année, Charlemagne édite un nouveau capitulaire, qui adoucit les mesures prises en 785 [64]. C’est le Capitulare Saxonicum, publié le 28 octobre 797 [65]. Le décret est plus modéré que le précédent. Mais cette politique d’assimilation des Carolingiens est renforcée par le déplacement de Saxons dans le reste des royaumes ; il semble que l’archéologie mette au jour ces déplacements, avec la constitution de nouveaux villages saxons, comme à Diesenhofen, en Bavière [66]. Les terres qui sont confisquées aux Saxons sont confiées à des évêques, afin de créer l’encadrement religieux de la région. Dès 789, l’évêque Willehad est installé à Brème. À Paderborn, on construit l’église du Saint-Sauveur, que l’on confie à Hathumar, un Saxon qui a été pris en otage et élevé à la cour des Francs. Les Carolingiens forment deux nouveaux évêchés à Verden et Minden, sur la Weser [67]. Ce sont les évêques qui organisent la nouvelle province. Ils se mettent en liaison avec les monastères qui s’installent et notamment le monastère de Verden sur la Ruhr, et le monastère de Helmstedt, qui est placé au centre du pays saxon [68].
Vers 802 et 803, Charlemagne met en place et par écrit une loi pour les Saxons. Cette loi donne aux Saxons un cadre juridique qui les rend équivalents aux Francs. À partir de 803/804, il ne semble plus qu’il y ait de révoltes de la part des Saxons [69].
La guerre entre les Carolingiens et les Saxons a été sanglante. Massacres, prises d’otages et déplacements de population ont été dans l’arsenal du roi franc. C’est sans doute, et sur un intervalle de près de quarante ans, la guerre la plus dure menée par Charlemagne. Parler de génocide et de déportation de masse semble exagéré. Les textes tendent à exagérer le nombre de victimes – des deux côtés – et à appuyer sur la victoire du souverain franc contre les païens [70]. Il y a bien eu des massacres des deux côtés, ainsi que des otages et des conversions forcées. Le bilan final est difficile à établir, mais il n’y a pas de génocide ou de déportations de masse, car dans les années suivantes, on parle toujours des Saxons. Surtout, l’objectif de la guerre contre les Saxons n’est pas de détruire la Saxe et d’annihiler les Saxons, ni surtout de capturer des esclaves, mais de prendre le contrôle de la région et de convertir les Saxons. Notons enfin que les termes de génocide et de camps de concentration, qui ne correspondent absolument pas aux réalités du VIIIe siècle, renvoient à un langage des guerres totales du XXe siècle. Oleg de Normandie met souvent en place ces anachronismes. Selon les définitions retenues par les juristes, le terme de génocide renvoie à une volonté politique centrale de détruire une population en raison de son origine, de sa religion ou de son appartenance ethnique [71]. Quant aux camps de concentration, ils apparaissent au moment de la Guerre des Boers (1898-1901), avec pour objectif de rassembler les populations rurales afin d’interdire aux Boers de se ravitailler [72]. Aucune de ces deux réalités n’est présente, puisque l’objectif des Carolingiens est la conquête et la conversion, et que si la pratique des otages est attestée, il n’y a pas de camps de concentration, les Saxons déplacés formant des villages.
Donc, l’hypothèse centrale d’Oleg de Normandie considérant que le but premier de Charlemagne est de mener la guerre afin de prendre des esclaves pour les vendre vers l’Espagne musulmane ne tient pas.
Elle est pourtant centrale dans l’esprit de l’auteur de ces vidéos, puisqu’elle sous-tend une sorte de vengeance des hommes du Nord, qu’Oleg de Normandie nomme de manière continue les Vikings.
Des guerres saxonnes aux guerres Vikings
Pour Oleg de Normandie, c’est pour aider les Saxons et les Celtes pourchassés et mis en esclavage par les Carolingiens, que les Vikings déclenchent leurs attaques contre les côtes carolingiennes. Nous allons voir qu’une fois de plus Oleg ne connaît pas le sujet qu’il est censé débunker ou sur lequel il est censé réinformer. D’abord, le vocabulaire qu’il emploie est très limité.
D’emblée, on est surpris qu’Oleg de Normandie emploie le terme de viking comme désignant un peuple ou un groupe ethnique là où les historiens emploient avec prudence le terme de Scandinaves. Le terme de viking n’apparaît que très rarement dans les textes de cette époque. Est viking, celui qui se lance dans une expédition militaire, commerciale ou d’exploration. L’expression consacrée est alors fara i vilking, qui recouvre l’idée de partir en expédition commerciale ou de pillage [73]. Il est difficile de savoir d’où vient le terme de viking. Selon Lucien Musset, il semble venir du terme vik (baie), désignant ceux qui se cachent dans les baies, par extension, les pirates [74]. On a aussi proposé que le terme soit dérivé du vieux norvégien vikja, tourner, qui se réfère à l’idée de ramer ensemble [75]. Else Roesdahl indique que ce terme vikingr en Norvégien de l’ouest désigne un pirate ou un voleur [76]. Le terme de viking dans la même langue, désigne aussi un raider qui attaque par la mer [77]. Ce que souligne Judith Jensch, c’est que le terme a changé de signification pendant cette période [78].
Par extension, ce terme est appliqué à tous les peuples du Nord, les termes étant Vikings pour la partie ouest et Varègues dans le monde russe, traduction en slave du terme viking [79]. Ce terme ne se trouve pas dans les sources écrites carolingiennes, qui parlent d’hommes du Nord [80]. Donc, les Vikings ne recouvrent pas tous les hommes du Nord, mais juste ceux qui se lancent dans des expéditions [81].
Les causes de ces attaques ont été longtemps difficiles à cerner. Pendant longtemps, on a mis en avant l’augmentation de la population en Scandinavie, poussant certains à chercher fortune au loin [82]. C’est d’ailleurs l’argument mis en avant par Oleg de Normandie, qui semble écarter le dynamisme interne, mais suppose que l’augmentation de la population est liée aux migrations des « Gaulois réfractaires » [83]. Cette idée de dynamisme externe n’est démontrée par aucune source. Celle du dynamisme interne, lié notamment à une amélioration du climat, démontrée par ailleurs, n’est pas retenue comme suffisante. Les changements politiques internes semblent aussi jouer un rôle important, comme le montrent les transformations du monde danois dès le VIIIe siècle [84].
Les positions d’Oleg de Normandie sont assez particulières. Pour lui, les attaques vikings sont une riposte contre l’emprise carolingienne. Il estime que le commerce leur est fermé avec tous les ports de l’Europe, qu’ils sont enfermés en Scandinavie [85]. Il estime encore qu’il y a un « embargo » des Carolingiens contre la Scandinavie [86]. Cet embargo ou cet enfermement du monde scandinave ne repose sur rien et, comme toujours, Oleg de Normandie ne donne aucune source. Cela lui permet d’estimer que les attaques vikings sont une sorte de « légitime défense » et que les Vikings ne sont pas des agresseurs [87].
La réalité est très différente. Reprenons les positions d’Oleg : certains « Gaulois réfractaires » fuient les Carolingiens, surtout après 772 et le début des guerres saxonnes ; ils se retrouvent dans l’état danois constitué du roi Godfrid. Une première fois, Oleg se trompe sur les dates et les personnes. Malgré le manque de sources, on sait que le ou l’un des souverains danois est Sigfrid [88]. Ce dernier ne s’intéresse pas réellement aux guerres avec les Saxons, mais on sait qu’il envoie en 782 un ambassadeur auprès du roi franc [89]. Le roi Godfrid est le successeur de Sigfrid après 798, sans doute son fils [90]. En 804, les Carolingiens ont pris le contrôle de la Saxe. Godfrid tente alors de s’emparer de la région du Schleswig et pour cela, il réunit une grande armée. En 808, il tente d’envahir les territoires des Obodrites, des tribus slaves ennemies des Saxons, afin de les contraindre à payer le tribut. Mais il semble qu’il soit contré par Charlemagne [91]. En 808, Charlemagne mène une attaque contre le Jutland, mais cette dernière ne semble pas empêcher les raids venus du Danemark contre la Frise et le pays des Saxons [92]. Il est possible que ce soit après cette campagne que Godfrid décide de construire le Danevirk, un mur pour se protéger des attaques venues du sud [93]. Selon certaines sources, il considère cette région comme une province danoise. Selon Eginhard, il n’est pas impossible que Godfrid ait prévu d’attaquer Charlemagne à Aix-la-Chapelle [94].
De son côté, il semble que Charlemagne ait prévu d’attaquer le Danemark, quand il a appris qu’une flotte de 200 bateaux danois a ravagé la Frise [95]. Dans ce raid, les Danois battent par trois fois les Frisiens et réussissent à emporter cent livres d’argent en tribut [96]. Godfrid est assassiné vers 809/810 [97]. Selon Oleg de Normandie, c’est Charlemagne qui est l’instigateur de cet assassinat [98]. Et selon lui, les premières « invasions vikings » seraient une riposte après cet assassinat [99].
En fait, les premiers raids scandinaves datent des années 793 et 794. Ainsi, le premier raid recensé en 793 ne touche pas une position carolingienne, mais le monastère northumbrien de Lindisfarne, sur les côtes de l’Angleterre actuelle [100]. Le raid suivant touche un autre monastère des îles Britanniques, celui de Monkwearmouth, l’année suivante, bien loin des domaines carolingiens.
Notons également que l’opposition qu’il effectue entre Vikings païens venant attaquer et Carolingiens, esclavagistes et imposant la religion chrétienne, ne tient pas. En effet, le christianisme est assez tôt présent dans les pays scandinaves. Vers 823, sollicitant l’alliance carolingienne, Harald Klak vient se faire baptiser à Ingelheim [101]. À partir de cette date, des missionnaires se rendent en Scandinavie. En 965, Harald à la Dent Bleue se convertit au christianisme et installe cette religion dans le Nord [102]. Vers 1000, l’ensemble des colonies et des groupes scandinaves des mers du Nord ont adopté le Christianisme, y compris en Islande [103].
Donc, dans ce volet, nous voyons encore qu’Oleg de Normandie invente des données afin d’essayer de nous faire croire à sa vision de l’Histoire. Il n’y a en effet pas de guerre contre les odinistes ; les guerres saxonnes ne sont pas non plus un génocide pour se procurer des esclaves, et les Vikings ne lancent pas de guerres en riposte aux Carolingiens. Il n’y a pas non plus de liens entre les attaques des Danois et la défense des Saxons. En plus de cela, Oleg de Normandie multiple les erreurs factuelles, arrangeant à sa sauce les événements pour inventer une histoire empreinte de conflits imaginaires entre les « païens » et les religions monothéistes.
Nous voyons encore une fois que la construction pseudo historique d’Oleg de Normandie n’est qu’un fantasme. Mais quel en est le but ? Veut-il seulement démontrer que Charlemagne n’est pas le souverain que l’on croit ou cherche-t-il à aller plus loin ? La réalité, c’est qu’il cherche à construire une idéologie dans laquelle les hommes du Nord ont le beau rôle et les adeptes des religions monothéistes, notamment les Juifs et les Musulmans, apparaissent comme des destructeurs et des liberticides.
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