Les Templiers en Amérique
Pour Oleg de Normandie, les Templiers sont présents en Normandie, mais également en Amérique du Sud. Il reprend ici l’hypothèse de Jacques de Mahieu dans son ouvrage, Les Templiers en Amérique [1]. Nous avons déjà vu que l’exploitation des mines par les Scandinaves est fausse. Mais est-ce que les Templiers auraient pu tout de même aller en Amérique ? La réponse est non. Ils ne disposent pas de bateaux capables de facilement traverser l’Atlantique. Leurs navires sont en général des nefs, c’est-à-dire des bateaux ronds à voile, comprenant un équipage d’une quarantaine d’hommes et les plus gros transportent 1500 pèlerins [2]. Ils sont surtout adaptés au transport de marchandises et d’hommes. Les nefs emploient essentiellement des voiles carrées et ne sont pas très manœuvrantes [3]. Elles ne sont pas adaptées à la traversée au long cours. Les Templiers disposent aussi de galères, plus classiques pour le transport en Méditerranée [4]. Ne disposant pas de voiles latines, ces navires auraient eu du mal à traverser l’Atlantique.
Mais Oleg de Normandie possède la preuve ultime de la présence des Templiers en Amérique, ce sont les sceaux [5]. Que savons-nous de ce système de sceau ? Le sceau est une manière de signer et d’authentifier un document. C’est un dispositif très ancien, les plus anciens étant datés de la période d’Uruk, vers 3.000 avant notre ère en Mésopotamie [6]. Au Moyen-âge, le sceau est un des systèmes employés pour authentifier, comme les chartes. Les sceaux sont en général conservés par les notaires, c’est-à-dire les personnes qui sont chargées d’écrire et de recopier les documents d’une institution, ou les dirigeants des ordres ou des administrations.
L’Ordre du Temple, comme les autres ordres combattants, met en place un système de sceaux pour authentifier les documents ; ce système est plus simple que celui de l’Ordre des Hospitaliers [7]. Le sceau comprend une mention : au recto Sigillum Militum et au verso : Templo Christi, que l’on traduit par Sceau de la milice du Temple du Christ [8]. Qui possède ces sceaux ? Le Grand Maître, le sénéchal, le visiteur et les commandeurs des provinces [9].
Le sceau classique reprend au recto comme thème un cheval portant deux cavaliers [10]. Au verso, on trouve une coupole [11]. La coupole représente le Dôme du Rocher, c’est-à-dire la place du Temple de Salomon à Jérusalem. En 1164, le visiteur d’Europe, chargé de la surveillance des maisons du Temple, utilise le sceau représentant les deux cavaliers, tandis que le Grand Maître s’identifie avec le sceau représentant la coupole [12].
Les sceaux des provinces sont bien différenciés. Celui du royaume de France comprend par exemple une représentation de l’église du Temple à Paris, alors que celui de l’Aragon et d’Angleterre comprend le symbole Agnus Dei.
Un sceau en particulier retient l’attention d’Oleg de Normandie, celui qu’il appelle le sceau secret du Temple.
Selon lui, trois « sources » attestent de ce sceau spécial des Templiers : la revue Atlantis, l’ouvrage de Jacques de Mahieu et celui de Thierry Wirth [13]. La première occurrence de ce sceau est un article du journal Atlantis, le n°216 de 1963, consacré aux symboliques templières [14].
Jacques de Mahieu reprend ce sceau [15]. Il représente, selon l’auteur argentin, un indigène avec une coiffe à plume, portant un arc [16]. Il comprend une mention, Templi Secretum (Secret du Temple), mention évoquant le sceau secret, permettant la transmission d’ordres particuliers. Jacques de Mahieu précise que ce sceau a été saisi sur les gens du Temple au moment de leur arrestation, en 1307 [17]. Il précise que l’on voit à l’œil nu « au-dessous de l’arc un svastika à branche recourbée dont la forme prédominait en Scandinavie à l’époque, et à droite, à la même hauteur, un odala » considéré par ce dernier comme la rune d’Odin [18].
Le sceau est repris par Thierry Wirth dans son ouvrage et, selon Oleg de Normandie, il l’aurait vu [19]. Mais dans son livre Thierry Wirth ne dit pas l’avoir vu. Il ne fait que citer Jacques de Mahieu en reprenant ce terme : « enfin, tous les historiens se rangent derrière l’avis de Jacques de Mahieu : à la même époque, les Templiers qui connaissaient l’existence de l’Amérique, comme le prouve leur sceau, et qui possédaient en sur l’Atlantique un port inexpugnable, inondent l’Europe occidentale d’une monnaie d’argent dont l’origine est toujours restée mystérieuse, mais qu’en Normandie la tradition populaire situe outre-océan. En bonne logique, la conclusion s’impose : le Temple importe l’argent d’Amérique » [20].
Afin d’accréditer cette thèse, Oleg de Normandie n’hésite pas à créer un faux grossier en ajoutant les deux symboles scandinaves, une swastika et un odala.
Dans une vidéo, Oleg reconnait cet ajout [21]. Il explique en effet qu’il n’a fait que rétablir la vérité car ces symboles ont été omis par le journal Atlantis, gangréné par l’esprit chrétien [22]. Il ajoute que Jacques de Mahieu savait que les signes scandinaves étaient présents et il le dit dans son livre. En revanche, Oleg de Normandie n’a pas placé ces signes là où Jacques de Mahieu les situe, mais au-dessus de l’arc.
Deux problèmes sont à mettre en avant. Le premier, c’est qu’Oleg de Normandie a produit un faux, car il a transformé un dessin dont il n’a pas vu l’original. Le second, c’est qu’il affirme que Jacques de Mahieu et Thierry Wirth ont vu l’original, qui se trouverait aux archives nationales. Or, d’une part, ni Jacques de Mahieu ni Thierry Wirth ne disent avoir vu ce sceau, et, d’autre part, personne n’indique que ce sceau se trouve effectivement aux archives nationales. Thierry Wirth ne fait que recopier les phrases de Jacques de Mahieu, sans jamais préciser que lui-même a vu ce sceau [23]. Quant à Jacques de Mahieu, exilé en Argentine, il n’indique jamais avoir vu de ses yeux ce sceau [24].
Or mise à part sa présence dans l’article d’Atlantis, on n’a aucune mention de ce sceau dans les sources sur les Templiers. On ne le trouve pas aux archives nationales. Mais Oleg de Normandie va plus loin dans son mensonge : ce sceau aurait été occulté par les Inquisiteurs, sans que l’on sache quand [25]. On est ici dans une double forgerie : celle d’une source et l’invention de sa disparition. Certains auditeurs d’Oleg de Normandie ne sont pas dupes : ils mettent d’ailleurs l’accent sur le fait que ce sceau a été truqué par Oleg de Normandie, et qu’il représente en fait un Abraxas.
Ces commentaires ont été – bien entendu – supprimés depuis. Car Oleg de Normandie n’accepte que l’on remette en doute ses affirmations.
Ce sceau représente en réalité un Abraxas. Le terme d’Abraxas est employé dans la magie juive dès la fin de l’Antiquité [26]. Il est repris dans la Gnose comme une image du Dieu. Le Temple le reprend pour une raison difficile à déterminer.
Oleg de Normandie, qui n’est pas à court d’imagination, indique qu’un autre sceau est odinique. Il s’agit de celui du Grand Maître, dans lequel on trouve trois triangles empilés. Pour Oleg de Normandie, c’est forcément le walknut, symbole du dieu Odin [27].
Ici, nous trouvons trois triangles empilés, alors que le walknut lui-même est composé de trois triangles entrelacés.
Ce n’est donc pas le même symbole. Mais, il est vrai que pour Oleg de Normandie, trois triangles ramènent obligatoirement à Odin, comme nous le verrons par la suite. Là encore, Oleg de Normandie détourne la réalité : ces trois triangles représentent le toit du Temple de Salomon, c’est-à-dire le siège des Templiers à Jérusalem [28]. Ce sceau, qui n’a rien de secret, contrairement à ce que dit Oleg de Normandie, est celui du Grand Maître de l’Ordre. Il est bien connu comme la plupart des sceaux du Temple.
Enfin, Oleg de Normandie s’appuie sur un troisième sceau, celui qui est sans doute le plus connu. Il représente deux chevaliers sur la même monture. Pour Oleg de Normandie, ce sceau représente Sleipnir, le cheval à huit pattes d’Odin [29]. Cela s’apparente clairement à une hypo-critique, c’est-à-dire qu’il ne prend en compte que ce qui va dans son sens, omettant tout ce qui n’étayerait pas son hypothèse. Ce sceau est celui de Bertrand de Blanquefort, daté de 1167 [30].
Selon le chroniqueur Barthélémy de Cotton, les deux cavaliers sur un cheval symbolisent la pauvreté de l’Ordre [31]. Une autre interprétation est celle de la solidarité entre les membres de l’Ordre.
L’analyse des sceaux par Oleg de Normandie est donc non seulement fantaisiste, mais entachée d’un faux grossier. L’auteur a inventé des preuves de la présence des Templiers en Amérique et inventé une relation entre l’Ordre du Temple et la religion scandinave.
Ces erreurs grotesques n’arrêtent pas notre auteur, qui considère également que les Templiers sont les créateurs du style gothique.
Créateurs du style gothique
Pour le narrateur, « c’est à force de verbiage et en jouant sur les mots que l’on veut nous faire croire que le gothique est une invention latine et chrétienne » [32]. Cette affirmation n’est étayée par rien et l’auteur emploie deux termes qu’il estime équivalents. Il semble que ce qu’il veut dire, c’est que l’origine odinique des cathédrales n’est pas reconnue, et que cela est lié à l’influence du Vatican sur l’Histoire [33]. Le Vatican est défini par l’auteur comme un suprématisme judéo-chrétien, contre les Celto-vikings [34]. Il affirme que les responsables de la construction de ces cathédrales, sous-entendues gothiques, ce sont les Templiers odiniques [35]. Mais, les textes ont été détruits par les « Inquisiteurs » [36]. Pour Oleg de Normandie, les cathédrales gothiques sont une prouesse technique venue de Normandie, car cette région celto-viking a une avance technologique sur le reste de l’Europe, du fait de leur héritage des Atlantes d’Hyperborée [37]. Il reprend ici une affirmation de Maurice-Erwin Guignard, jugeant le féodalisme de manière négative. Qu’en est-il vraiment ?
La misère féodale face à la Normandie triomphante
Selon Oleg de Normandie, ce qui sous-tend la construction des cathédrales gothiques, c’est l’avancée technique et économique de la Normandie libre par rapport à la Francie occidentale. Il cite alors Maurice-Erwin Guignard, qui estime que la Normandie est en pointe, tandis que la France « croupissait dans le sous-développement féodal » [38]. Il ne fait que reprendre un topos des historiens du XIXe siècle, qui estiment que le féodalisme est un désordre et un recul, et que la centralisation royale apporte progrès et paix [39].
Ce qui est mis en avant par la plupart des historiens pour définir la féodalité, c’est la mise en place de la seigneurie banale, c’est-à-dire celle des droits banaux [40]. Par féodalisme, on entend un système d’organisation de la société centré sur le fief, c’est-à-dire un territoire contrôlé par un seigneur (un aristocrate), et sur les liens de vassalité, c’est-à-dire des liens de clientèle et de suzeraineté entre ces aristocrates. Le féodalisme est un système qui permet de contrôler un territoire en créant une cascade de liens et de dépendance. Les études effectuées aujourd’hui ne parlent plus d’un désordre féodal, mais d’une organisation de la société et de l’état.
Il y a bien longtemps que les historiens qui ont travaillé sur les sources sont revenus de ce jugement de valeur. Marc Bloch, dès les années 30, évoque déjà le fait que le féodalisme est une forme d’organisation politique et sociale [41]. Par la suite, Georges Duby, dans sa thèse sur le Mâconnais, montre, lui aussi, que la féodalité n’est pas un recul [42]. Dans les années 1980 et 1990, l’idée que la féodalité est une forme d’organisation politique est admise par les historiens des XIe et XIIe siècles. Le débat tourne autour de trois thèmes : est-ce un désordre ? et est-ce que la féodalité est apparue en l’espace de deux générations à la fin de la période carolingienne et au début de la période capétienne ? ou est-ce que le féodalisme est une continuité par rapport au monde carolingien ? Ce débat opposant Éric Bournazel et Jean-Pierre Poly d’une part, partisans d’une fragmentation rapide du pouvoir central, et Dominique Barthélémy, qui estime que la féodalité est une forme d’ordre nouveau, qui se met en place sur un temps plus long, tout au long du Xe et du XIe siècle [43].
Ce système se met en place dès la période carolingienne, à la fois pour pérenniser le pouvoir et pour garantir la défense des frontières contre les raids, notamment des hommes du Nord [44]. Ce qui change, c’est qu’alors que les comtes nommés par le souverain sont révocables, leur charge devient petit à petit héréditaire. C’est la mise en place des châtellenies [45]. Cette mise en place s’accompagne de manière concomitante de celle des principautés, c’est-à-dire d’ensembles régionaux autonomes qui apparaissent alors que le pouvoir carolingien a du mal à contrôler ses périphéries. Les plus anciennes sont l’Aquitaine, qui émerge quand Guillaume se proclame duc des Aquitains en 909, ou la Normandie, que le roi des Francs accorde à Rollon en 911 [46]. La Normandie, fondée au Xe siècle, est une principauté dont le système de gestion est le féodalisme. Contrairement à ce qu’affirme Maurice-Erwin Guignard reprenant des idées qui ont plus d’un siècle, le royaume de France ne « croupit » pas dans le féodalisme alors que la Normandie déploie une modernité toute nouvelle. L’hypothèse est d’autant moins solide que la Normandie elle-même est organisée dans cette féodalité et que le duc de Normandie est à la fois le suzerain de ses châtelains, et le féal du roi des Francs. Elle n’est donc pas « en avance » sur le reste du royaume.
Mais, peut-être faut-il chercher ailleurs cette croissance économique et intellectuelle prétendue par Oleg de Normandie. Selon lui, la clé serait l’école de Chartres.
École de Chartres
Oleg de Normandie reprend encore l’hypothèse de Maurice-Ewin Guignard, qui estime qu’à Chartres se trouve un centre de savoir exceptionnel, l’École de Chartres. Elle serait le centre intellectuel du Moyen Âge. C’est ici que se seraient formés les architectes du Moyen Âge gothique [47]. Cette école a été créée par l’évêque Fulbert [48]. Oleg de Normandie en fait un évêque odinien parce qu’il n’a pas été béatifié [49]. Notons tout de suite la faiblesse de ce raisonnement : tous les évêques du Moyen Âge n’ont pas été béatifié, loin de là. Le fait qu’il n’a pas été béatifié ne fait pas de lui un païen. L’autre raison, c’est que Fulbert voudrait dire « ours de la prêtresse ». Fulbert est en effet un nom d’origine germanique, mais signifie peuple brillant (ful = volk, peuple ; bert = brillant).
Oleg de Normandie n’a pas cherché de sources, c’est-à-dire de documents de l’époque de Fulbert attestant de cela. Il omet, par exemple la Vita Fulberti Episcopi, qui a été rédigée par son disciple Sigon. Ce texte est intéressant, car croisé avec d’autres sources, il indique que non seulement Fulbert est l’évêque chrétien de Chartres, mais qu’en plus il participe de manière active au fonctionnement du royaume capétien et de l’Église chrétienne, en étant par exemple présent au concile de Chelles de 1008 ou au couronnement de Hugues, fils du roi Robert, à la Pentecôte 1017 [50]. Il n’est donc ni un évêque païen, ni un dignitaire de la Normandie druido-odinique. Dès lors, toute l’hypothèse de Chartres centre du savoir odinique de la Normandie païenne dirigé par Fulbert, évêque païen, s’écroule.
Certes, cette école de Chartres joue un rôle important dans ce qui a été appelé la renaissance intellectuelle du XIe et du XIIe siècle. C’est une école épiscopale, et non une université, qui doit, selon le droit canonique, c’est-à-dire le droit de l’Église, être présente dans chaque groupe cathédral. L’École de Chartres se spécialise dans les connaissances juridiques et dans l’étude du quadrivium, c’est-à-dire les sciences plus perfectionnées que sont la géométrie, la musique, l’astronomie et la musique [51]. Cette école est reconnue à la fin du XIe siècle par les écrits d’Yves de Chartres, qui a rédigé trois ouvrages de droit canon [52] et ceux de Thierry de Chartres, qui rédige vers 1140 une somme, l’Heptateuchon, ou livre des sept arts libéraux [53]. C’est sous Sive, mort en 1116, qu’elle connaît son apogée [54]. Si cette école a développé les arts libéraux, c’est toujours au service de la théologie que ces savoirs sont mis en œuvre [55]. On est bien loin d’une école odinique.
Contrairement à ce qu’affirme Oleg de Normandie, qui, encore une fois, suit aveuglément et sans vérifier Maurice-Erwin Guignard, ce n’est pas la seule école du renouveau intellectuel du XIIe siècle. Les écoles de Laon et de Paris développent également des connaissances et un savoir remarquable, la première en exégèse et la seconde en théologie [56]. Anselme de Laon, par exemple, est un des fondateurs d’une nouvelle école théologique [57]. Plus que Fulbert de Chartres ou Sive, celui qui est considéré comme l’esprit le plus brillant de ce temps est Abélard, formé à Paris et non à Chartres [58]. Donc, l’hypothèse d’un renouveau intellectuel centré sur uniquement sur l’école de Chartres est de nouveau contredite par les sources.
Notons, pour contredire Oleg de Normandie sur la prétendue liberté des Normands de Chartres, que l’école de Chartres glose fortement au XIe siècle sur la différence entre libre et dépendant (servi, collibert), notamment parce que la cathédrale de Chartres, dont dépend l’école, détient de ces dépendants. Il y a donc des serfs en possession de la cathédrale de Chartres [59].
L’école de Chartres n’est pas une école odinique ; elle n’est pas non plus le centre du renouveau intellectuel du XIe et du XIIe siècle. Est-elle à l’origine de la technique du gothique ?
La technique du gothique
Pour Oleg les premières cathédrales gothiques apparaissent en Normandie [60]. Il en veut pour preuve que la construction des cathédrales serait racontée de manière allégorique dans l’Edda [61]. Ce qui est mis en avant, c’est l’avancée immédiate et prodigieuse de ces cathédrales gothiques. Pour lui, « une grande civilisation a surgi en un éclair » [62]. Nous avons bien cherché, mais rien dans l’Edda ne se rapporte à la construction des cathédrales gothiques [63]. On a ici l’interprétation d’Oleg de Normandie, fondée sur sa propre version de l’Edda. Cela nous pose un problème, car il affirme avoir la « vraie » version de ce texte écrit au début du XIIIe siècle en vieil islandais, mais il ne semble pas qu’il connaisse cette langue. Donc, il semble qu’Oleg de Normandie a juste repris une traduction et a expurgé les passages qui n’étaient pas conformes à son idéologie.
Pour Oleg de Normandie, les deux inventions de l’architecture gothique, ce sont les voûtes sur croisées d’ogive et les arcs-boutants [64]. Les connaissances des Templiers auraient été obtenues entre 1118 et 1127 lors des fouilles du Temple de Salomon [65]. C’est un peu une légende qui ne tient pas la route, car parler de fouilles du Temple au XIIe siècle, c’est considérer que l’emplacement du Temple est connu ; ce qui n’est pas le cas. De plus, Oleg de Normandie lui-même ne croit pas à cette histoire, puis qu’il indique qu’il n’existe aucune trace du Temple de Salomon et que tout ça, « c’est de la spéculation religieuse » [66]. Donc, si on essaie de suivre le raisonnement de notre auteur, les Templiers auraient découvert des secrets dans un temple dont lui-même admet qu’on n’a aucune trace.
Déjà, nous devons définir ce qu’est le gothique. Cette définition est complexe ; elle a varié dans le temps et dans l’espace. Le terme de Gotico apparaît dès le XVe siècle en Italie, mettant en avant les bâtiments plus anciens comme barbares (germanique/gothique) par rapport aux nouvelles formes architecturales qui apparaissent en Italie, renvoyant à l’Allemagne les anciennes constructions [67]. Elle renvoie à l’idée que seuls les Allemands - les Goths - auraient été capables de constructions en pierres depuis la période romaine, mais que ces constructions ogivales n’avaient pas l’élégance de celles de la Rome antique [68]. Vasari, au XVIe siècle, indique que ces constructions sont monstrueuses, car les architectes goths auraient oublié les ordres antiques [69]. Le terme de gothique est donc péjoratif.
Au départ, le terme de gothique englobe toutes les églises du Moyen Âge. Puis, en 1825, on distingue le style roman du gothique, le premier étant consacré aux bâtiments construits en Europe de l’Ouest et qui semblent ressembler aux bâtiments romains [70]. Le roman est une évolution des styles carolingien et ottonien, mais avec une couverture en pierre [71]. Le gothique est une évolution technique du roman combinant la croisée d’ogive, l’arc-boutant et l’arc brisé [72]. Il n’y pas réellement de rupture entre le gothique et le roman ; c’est une évolution de la construction, le gothique introduisant de nouvelles techniques [73]. Au XIIe siècle, les maîtres d’ouvrage rassemblent dans leurs constructions trois nouveautés inventées séparément, la croisée d’ogive, l’arc-boutant et l’arc brisé. Au milieu du XIIe siècle, les églises de Saint-Denis, Saint-Étienne de Sens, Saint-Étienne de Bourges ou Notre-Dame de Paris portent ces évolutions. Le gothique n’est d’ailleurs pas vu comme une rupture, mais comme une progression par étapes [74].
Oleg de Normandie estime que depuis la Rome antique, l’architecture avait stagné, voire régressé [75]. Thierry Wirth indique que, tout d’un coup, en moins de cent ans, on met en chantier plus de quatre-vingts cathédrales et cinquante églises d’une taille inimaginable pour l’époque [76]. Il ajoute que des petites villes comme Chartres n’ont pas les moyens financiers de ces cathédrales [77]. Arrêtons-nous un instant sur ces affirmations. Est-ce que l’architecture a réellement stagné entre la fin de la période romaine et le début des constructions gothiques ? Et bien non. On sait que l’architecture romaine a permis des réalisations tout à fait remarquables, comme le Colisée ou le Panthéon. Mais penser qu’avant le XIe siècle, aucune réalisation d’importance n’a été construite montre un manque flagrant de recherche. Depuis la déposition du dernier empereur romain d’occident en 476, de grands édifices ont été construits. C’est le cas par exemple de Sainte-Sophie à Constantinople, au VIe siècle, Saint-Vital de Ravenne à la même époque, ou des abbayes carolingiennes comme Fulda ou Saint-Gall.
Dans les années 950, en dehors de la Normandie, de nombreux grands édifices romans sont construits. Ils adoptent un nouveau style, qui permet la construction de bâtiments plus grands et plus massifs, avec des couvertures en pierre ou en ardoise. C’est par exemple la cathédrale de Clermont en 946, la première grande abbatiale de Cluny (appelée Cluny I) entre 955 et 981, la cathédrale de Toul, entre 963 et 994, ou encore la transformation de la cathédrale de Reims en 981 [78]. Si ces bâtiments n’ont pas été conservés, c’est le plus souvent qu’ils ont été modifiés par la suite. Dès le début du XIe siècle, Raoul Glaber, un des auteurs dont se sert Oleg de Normandie, indique l’ampleur des nouvelles constructions en pierres en Europe de l’Ouest [79]. On a ainsi des traces de grands chantiers au mont Saint-Michel, à Saint-Martial de Limoges ou encore à Saint-Martin de Tours et Saint-Victor de Marseille. L’exemple des abbatiales de Cluny est remarquable. Après Cluny I, les moines bourguignons construisent Cluny II, trois fois plus grande que l’abbatiale précédente [80]. La troisième construite, dénommée Cluny III, dont le chantier est lancé en 1088, est le plus grand bâtiment de la chrétienté jusqu’à la construction de Saint-Pierre de Rome au début du XVIe siècle [81]. Cette abbatiale est plus grande que les cathédrales gothiques construites plus tard. Donc, il y a de grands bâtiments construits durant cette période. Et ces bâtiments apportent des innovations, comme le déambulatoire ou les chapelles rayonnantes, présentes dans la cathédrale de Clermont, ou à Saint-Philibert de Tournus. Notons que la Normandie développe aussi ses constructions chrétiennes. Après la première cathédrale construite à la fin du IVe siècle, l’archevêque Robert, avec le soutien du duc de Normandie, construit un nouvel édifice, une cathédrale bien plus grande, avec un transept marquant la forme de la croix latine, et des chapelles rayonnantes ; cette cathédrale est terminée sous le mandat de l’archevêque Maurille en 1063 [82]. Il en reste les fondations et la crypte. Nous voyons que, contrairement à ce qui est affirmé par Oleg de Normandie, de très nombreuses constructions utilisant des techniques nouvelles – voûtes appareillées, plan à déambulatoire et chapelles rayonnantes – ont été réalisées avant le XIIe siècle et le développement de l’architecture gothique.
Nous avons vu plus haut que le gothique, c’est l’assemblage de trois techniques, l’arc brisé, la croisée d’ogive et l’arc-boutant. Pour Maurice-Erwin Guignard, ce serait Saemund Sigfusson (1056-1133) qui aurait inventé ces techniques et aurait été l’architecte de la cathédrale de Chartres [83]. Oleg de Normandie reprend cette hypothèse sans vérification. Notre auteur va plus loin en indiquant qu’il a même été représenté sur la cathédrale elle-même, à la place donnée pour Pythagore sur le portail ouest de la cathédrale de Chartres. Sur ce portail, sont placés quatre personnages antiques considérés comme les fondateurs des sciences du quadrivium : arithmétique, astronomie, géométrie et musique. La tradition veut que chacune de ces sciences aurait été inventée par un savant : Pythagore pour l’arithmétique, Ptolémée pour l’astronomie, Euclide pour la géométrie, Boèce pour la musique. Ces quatre personnages sont représentés sur la façade de la cathédrale de Chartres, sans doute pour rappeler que l’École de Chartres a mis en avant le Quadrivium au début du Xe siècle et parce que Thierry de Chartres est, peu avant la construction de ce portail, le chancelier de l’École épiscopale de Chartres [84]. Les deux indices qui sont donnés par Oleg de Normandie, c’est que le personnage n’est pas ressemblant aux statues antiques et qu’il porterait la rune sowilo sur les bracelets. Cette idée est empruntée, de nouveau, à Maurice-Erwin Guignard. Ce dernier a inventé des images censées montrer l’appartenance du savant islandais à une « loge odinique » de Chartres.
Cette image est une forgerie, que Maurice-Erwin Guignard aurait retrouvée dans les « archives des notaires royaux », archives répertoriées nulle part. D’autant que les écritures gothiques qui sont représentées ici ne correspondent pas aux scripts du XIe siècle [85].
En revanche, le personnage de Saemund Siegfusson n’est pas une invention. Il est connu sous le nom de Saemund Sigfusson le sage (ou le savant) (inn frooi) [86]. C’est un savant scandinave, dont on connaît un écrit, une Histoire des rois de Norvège, malheureusement perdue. On sait qu’il s’est établi en Islande et meurt en 1133, bien avant la construction de la cathédrale gothique de Chartres [87]. Il faut rappeler que la construction de la partie gothique de Notre-Dame de Chartres commence en 1194. Il aurait d’ailleurs, en arrivant en Islande, transmis des connaissances variées, notamment un texte permettant de calculer les distances avec un astrolabe, De mensura astrolabii, un texte qui apparaît dans l’île entre 1050 et 1150 [88]. Il est considéré comme un sage et on indique que Ari Thorgilsson lui soumet son ouvrage, Islendingabok, pour qu’il donne son avis [89].
Une tradition plus tardive datant du XIII/XIVe siècle, indique qu’il aurait effectué des études dans le nord de l’Europe, sous la direction d’un maître très savant [90]. Il y aurait appris l’astronomie. Une autre tradition en fait l’homme le plus utile pour l’introduction de la chrétienté en Islande [91]. Pour Maurice-Erwin Guignard, c’est à Chartres qu’il aurait appris ces savoirs ; mais aucune source ne permet de l’affirmer. Aucune source n’indique non plus qu’il a été architecte. Saemund Sigfusson n’est pas l’architecte de la cathédrale de Chartres, ni l’inventeur de la construction gothique. Il est plutôt un sage islandais chrétien qui n’est jamais allé en Francie.
Pour Oleg de Normandie, la première cathédrale gothique construite est celle de Coutances. Oleg de Normandie nous montre une image de l’actuelle nef de la cathédrale de Coutances qui a été refaite au XIIIe siècle. Celle dont Oleg de Normandie nous parle a été inaugurée en 1056, en présence du duc de Normandie et de seigneurs normands ; elle est romane [92]. De plus, Oleg invente en expliquant que cette cathédrale – celle de 1056 – a une hauteur sous plafond de vingt-deux mètres, alors que c’est la hauteur de la nef du XIIIe siècle [93]. Enfin, les Celtes ou les Scandinaves ne sont pas des grands bâtisseurs en pierre.
Oleg de Normandie affirme que les cathédrales seraient issues de Normandie et auraient « immédiatement » bénéficié d’une architecture « de pointe », l’architecture gothique [94]. Ce serait digne de la meilleure ingénierie moderne [95]. Il pense qu’il n’y a pas eu de construction intermédiaire entre les deux [96]. Il s’appuie sur Wikipedia pour affirmer que les premiers arcs-boutants sont normands et seraient ceux de l’abbatiale de Saint-Étienne de Caen [97]. Il évoque ensuite la cathédrale de Durham [98]. Il indique que, pour l’histoire « officielle », le début du gothique c’est la « cathédrale » de Saint-Denis, en Francie [99]. Il évoque ensuite que les premières voûtes à croisée d’ogive apparaissent à l’abbaye de la Trinité de Lessay (1098) [100]. Il ne dit rien des arcs brisés. Donc, pour lui, nul doute, deux des trois dispositifs apparaissent en Normandie. Qu’en est-il vraiment ? En réalité, les historiens et architectes estiment que le gothique, c’est la combinaison entre la croisée d’ogive, venue du monde anglo-normand, et l’arc brisé, venu du monde bourguignon [101].
En réalité, la croisée d’ogive est plus ancienne. Elle est une évolution de la voûte d’arête qui apparaît en Italie et se diffuse en Bourgogne dès le XIe siècle [102]. La croisée d’ogive elle semble apparaître à Durham, dont la construction commence dès 1093 [103]. C’est dans ces grands édifices de construction romane, comme Durham, Tournus et Cluny, qu’a été mis en place ce nouveau voûtement, plus solide et plus léger. L’abbatiale de la Trinité de Lessay aurait également adopté ce dispositif, mais un peu plus tard. Ce n’est pas en Normandie que ce dispositif est inventé, mais il y est développé.
L’arc brisé apparaît lui en Bourgogne, dès le XIe siècle [104]. C’est une technique qui apparaît notamment dans l’église de Tournus [105].
Enfin, l’arc-boutant apparaît comme une extension des contreforts romans. Il est difficile de savoir où ils apparaissent, mais on en trouve en Normandie, notamment dans l’abbatiale de Caen.
Les trois techniques apparaissent donc indépendamment les unes des autres. Elles sont combinées pour la première fois en Francie, c’est-à-dire la zone autour de Paris. Les deux premières réalisations sont l’abbatiale de Saint-Denis, dont le maître d’ouvrage est l’abbé Suger, et la cathédrale Saint-Étienne de Sens, dont le maître d’œuvre est l’archevêque Henri le Sanglier [106]. La plupart des historiens estiment que ces premières réalisations sont encore une transition entre le roman et le gothique et quelques auteurs, comme Franz, parlent de roman ogival. Pour tous les auteurs, le premier gothique démarre après ces expériences en Île de France, avec les cathédrales Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Noyon et Notre-Dame de Laon ; cette dernière est considérée comme la première église mettant en œuvre toutes les techniques du gothique [107]. C’est dans le Bassin parisien que le gothique apparaît, à Sens, alors archidiocèse du Bassin parisien et à Saint-Denis au nord de Paris [108].
Nous voyons encore une fois qu’Oleg de Normandie a inventé des données en s’appuyant aveuglément sur des auteurs dont il n’a pas vérifié les sources. Il invente une Normandie libre, alors qu’elle est féodale et intégrée à la Francie, il invente une École de Chartres centre des innovations du XIe siècle, il invente encore le début de l’architecture gothique.
Qu’en est-il de son hypothèse suivante ? Celle de la fondation de l’ordre des Templiers par les guildes odiniques de Normandie. Pour l’auteur ce sont les Templiers qui auraient les connaissances scientifiques et les auraient diffusés en Europe [109]. Nous verrons plus tard la connexion entre les Templiers et les cathédrales. Nous allons voir si cette hypothèse est valable.