Les grottes de Barabar
Première partie
Article mis en ligne le 2 mars 2020

par Alexis Seydoux

Il existe des structures humaines qui interrogent par leur position, leur construction, leur emploi. Elles paraissent en effet tellement spécifiques, que certains ne veulent pas les attribuer aux sociétés ou aux cultures locales, car ces dernières ne paraissent pas assez avancées. Les grottes de Barabar et de Nagarjuni, près de la ville de Gaya, dans l’état du Bihar, en Inde, taillées dans la roche, en sont un exemple [1]. Elles sont au nombre de sept : Lomas Rishi, Sudama, Visvakarma, et de Karna Chopar pour le groupe de Barabar ; Gopi, Vapi et Vadahikta pour le groupe de Nagarjuni [2]. Ces grottes, selon les inscriptions, ont été commandées par Ashoka pour les premières et son fils Darsatha, pour les secondes, deux souverains de la civilisation des Maurya [3]. Elles sont destinées aux Ajivikas. Le nom de Maurya définit une dynastie indienne, qui dirige une grande partie du monde indien entre 321 et 188 avant notre ère [4]. Ashoka et Dasartha sont deux souverains de cette dynastie. Quant aux Ajivikas, c’est une secte ascétique indienne du premier millénaire avant notre ère.

Aquarelle britannique des grottes de Barabar au XIXe siècle

Hypothèse de BAM

Un documentaire intitulé Bâtisseurs de l’Ancien Monde (désormais désigné BAM), réalisé par Patrice Pouillard en 2019, considère que ces grottes sont trop complexes pour être construites par des Maurya, car ces derniers n’auraient pas les outils nécessaires pour une telle « précision » [5]. L’auteur affirme : « Car si les Maurya sont tels que décrits dans l’Histoire, de toute évidence, ils n’en sont pas les auteurs » [6]. L’idée défendue dans ce film, c’est que ces grottes sont plus anciennes, qu’elles ont été réalisées par des personnes ou par une civilisation disposant d’une technologie supérieure, puis réemployées par les Maurya. Les auteurs s’appuient, pour défendre cette hypothèse, sur deux éléments : d’une part, la grotte inachevée, celle de Lomas Rishi, serait une copie ratée construite par les Maurya, d’autre part, les écritures Maurya laissées sur place seraient d’une qualité inférieure à la réalisation des grottes. Dans ce film, l’auteur évoque des grottes isolées, comme si ces dernières étaient hors du temps et hors de l’espace, et ne parle que très secondairement de l’Inde des Maurya ou des Ajivikas, destinataires des grottes. De plus, pour BAM, ces grottes ont été conçues pour résonner à certaines fréquences [7]. Enfin, dans un article publié sur son site, Patrice Pouillard ne mentionne que très peu de travaux de recherche, se bornant à citer l’ouvrage de Hu Phuuc Lo, Buddhist Architecture, assez généraliste, et ne traitant pas spécifiquement de l’art de la période Maurya, ni de ces grottes [8]. Dans ce même article, M. Pouillard mentionne qu’il s’est appuyé sur la page Wikipedia, dans sa version française, et cite M. Gupta, mais sans l’avoir lu [9]. Il semble donc que si l’équipe de BAM s’est rendue sur les lieux, elle a ignoré les études sur la grotte.

Historiographie des grottes

M. Pouillard et son équipe estiment qu’il n’existe que très peu de travaux sur ces grottes. En effet, possession britannique, l’Inde, à la différence du Cambodge ou du Vietnam, a peu attiré les équipes d’archéologues français, ce qui explique le faible nombre de publications en français. Les grands spécialistes français de l’Inde ancienne sont Alain Daniélou qui a essentiellement travaillé sur les questions religieuses, et Gérard Fussman, professeur au collège de France [10]. En revanche, la littérature anglaise est bien plus abondante, notamment une histoire de l’Inde chez Cambridge en plusieurs volumes [11]. Ainsi, il existe plusieurs ouvrages sur le sujet car l’empire Maurya et les grottes de Barabar ont très vite attiré les chercheurs et les archéologues. Cette littérature ancienne est très largement complétée par des études plus récentes. De plus, comme l’explique Gérard Fussmann dans ses cours au Collège de France, l’intérêt pour l’Inde ancienne, et notamment la période Maurya, s’est accru depuis 1947 [12].

Carte des grottes de Barabar par Cunningham, après 1865.

Ces grottes ont d’abord été mentionnées par l’anglais Cunningham, qui publie le plus ancien article en anglais, dans l’Archeological Survey of India reports, des années 1862/65 [13]. En 1926, deux études sont publiées dans le Journal of Bihar and Orissa research Society, volume XII, part I : une par Jackson en 1926, « Notes on the Barabar hills » [14], et une par Banerji-Sastri sur une des façades des grottes, appelée « The Lomas Rishi Cave façade » [15]. D’autres travaux ont été publiés, notamment par Percy Brown, qui a effectué une étude générale sur l’architecture indienne, hindouiste et bouddhiste en Inde [16]. De son côté, Philippe Stern publie en 1954 un des premiers articles en français, « Les ivoires et les os découverts à Begram – leur place dans l’évolution de l’art de l’Inde », publié dans les Nouvelles archéologiques à Begram [17]. Les vues de cet auteur sont reprises par Jeannine Auboyer dans un article publié dans Journal of the Indian Society of Oriental Art, en 1974 sous le titre de « The Cavern of Lomas Risi, Barabar Hills, Bihar » [18]. Tous ces travaux ont été dépassés par ceux de Huttington en 1974 [19] et de Gupta en 1980 [20]. Il n’y a pas, à ma connaissance, de travaux très récents sur ces grottes.

Sources

Ces travaux s’appuient sur des sources relativement nombreuses. Il y a un texte, l’Arasthastra compilé sans doute au IIe siècle, les récits de l’ambassadeur Mégasthène, qui sont perdus mais dont de très nombreux extraits ont été recopiés par d’autres auteurs, et les textes laissés par les Maurya eux-mêmes dont les inscriptions majeures sur des falaises, des inscriptions mineures et surtout, des inscriptions disposées sur des colonnes [21]. Il existe aussi de bonnes sources numismatiques, car l’Empire Maurya frappe de la monnaie [22]. À cela, s’ajoutent les renseignements archéologiques assez nombreux, notamment les colonnes ou les restes de la ville de Pataliputra, la capitale des Maurya [23]. Les sept grottes de Barabar et de Nagarjuni comptent parmi les sources du monde maurya.

Description

Ces grottes sont situées à une centaine de kilomètres du district de Patna, qui était Pataliputra, la capitale d’Ashoka, alors que le documentaire BAM estime qu’elles sont au milieu de nulle part [24]. Elles sont construites dans un secteur connu pour ses collines en granite et ses deux lacs pluviaux.

Position des grottes de Barabar et de Nagarjuni
Carte des grottes de Barabar (avant 1914)

Le premier groupe est celui de Barabar avec ses quatre grottes [25].

Lomas Rishi, la plus connue du fait de son entrée, est creusée dans un affleurement de granite. Cette grotte est orientée vers le sud. Elle comprend une salle rectangulaire de 4,27 mètres sur 2,54 mètres et une salle intérieure circulaire d’un diamètre de 2,79 mètres [26]. Ces deux salles n’ont pas été achevées. Elle comprend également un porche en bas-relief.

La seconde est celle de Sudama, qui comprend également deux salles : une salle rectangulaire de 9,98 mètres sur 5,94 mètres, et une salle presque circulaire qui imite les huttes en bois indiennes, avec un diamètre d’environ 5,79 à 6,07 mètres [27]. Le plafond est vouté ; il est haut de 2,06 mètres sur les côtés et 3,73 mètres dans son centre [28]. La salle intérieure comprend un renfoncement inachevé qui pourrait être une niche, ou une entrée vers une autre salle qui n’a pas été creusée [29]. Les deux salles sont polies [30].

Grotte de Sudama

La grotte de Karna Chopar est placée sur l’autre côté de l’affleurement et est orientée vers le nord [31]. Cette grotte ne comprend qu’une seule salle, qui mesure 10,24 mètres sur 4,27 mètres [32]. Elle est aussi couverte d’un plafond vouté, qui mesure 2,01 mètres de haut sur les bords et 3,05 mètres au milieu [33]. Dans la salle, on trouve une banquette assez peu élevée et taillée dans la roche ; elle s’élève à 38 centimètres du sol, mesurant 2,29 mètres de long et 76 cm de profondeur [34]. Cette grotte est entièrement polie, sauf la banquette.

Grotte de Karma Chopar selon Cunningham.

Enfin, près de l’affleurement où se trouvent les trois premières grottes, on trouve la grotte appelée Visva-Jhopan ou Visvakarma [35]. Cette grotte est aussi orientée vers le sud. Elle comprend une salle rectangulaire, qui mesure 4,27 mètres sur 2,54 mètres et une salle intérieure circulaire d’un diamètre de 2,79 mètres, qui n’a pas été achevée [36]. Dans cette grotte, on trouve une alcôve peu profonde. Si la salle intérieure est inachevée, la salle extérieure est bien polie [37].

Le second groupe est celui de Nagarjuni. Il comprend trois grottes. La grotte de Gopi ou Gopika est située sur la face sud du massif de Nagarjuni. Elle est en hauteur, à environ quinze à dix-huit mètres du sol, accessible par un escalier qui comprend des marches assez abruptes [38]. La grotte ne comprend qu’une seule salle d’une dimension de 13,95 mètres sur 5,84 mètres [39]. Les deux extrémités de la grotte sont semi-circulaires, ce qui donne un plan elliptique. Les parties extérieures du mur sont à 1,83 mètre, tandis que le haut de la grotte est à 3,05 mètres [40].

Grotte de Gopi selon Cunninigham
Entrée de Gopika

La grotte de Vapi ou Vahiyaka est placée sur la face nord de la colline, sur une arête rocheuse. Comme la grotte de Gopi, elle ne comprend qu’une seule salle, qui mesure 5,11 mètres sur 3,43 mètres [41]. Elle comprend un porche de petite dimension sur le devant, de 1,83 mètre sur 1,68 mètre [42]. Le toit est voûté. La hauteur du toit est de 1,45 mètre sur les bords externes et de 3,26 mètres sur sa partie la plus haute. Le porche et l’intérieur sont soigneusement polis.

Enfin, la grotte de Vadahikta ou de Vedihikta est placée dans un défilé étroit, proche de la grotte de Vapi [43]. Elle est assez petite, car elle ne mesure que 5,10 mètres sur 3,43 mètres [44]. Dans cette dernière, les murs sont courbés depuis le sol ; de ce fait, la hauteur est de 2,34 mètres seulement [45]. La surface de cette grotte est également polie.

Toutes ces grottes comprennent des entrées trapézoïdales. Les entrées de Vapi et de Visvakarma sont fermées par des portes en bois, dont on remarque des traces de fixation [46]. Seule la grotte de Lomas Rishi comprend un décor en bas-relief.

Ces grottes appartiennent au Maurya, le plus important État de l’Asie du Sud durant cette période [47]. Cet empire se met en place avec Chandragupta vers 321/320 avant notre ère, connu par ailleurs par des sources grecques comme Mégasthène et Plutarque [48]. L’empire couvre un espace allant du Golfe du Bengale aux piémonts de l’Himalaya ; il s’étend vers le nord jusqu’au sud de l’Afghanistan actuel et vers le sud jusqu’au dernier tiers du Deccan ; enfin, vers l’ouest, il borde la Perse, qui, à l’époque, est le royaume séleucide. Sa dimension est bien connue grâce aux inscriptions que l’on trouve dans l’ensemble de cet espace. Chandragupta a des relations avec les royaumes qui se sont formés après la mort d’Alexandre le Grand, notamment son voisin séleucide, avec qui il entretient des relations diplomatiques.

Extension de l’empire Maurya sous Ashoka et position des piliers et des inscriptions

À la mort ou au retrait de Chandragupta, vers 297, un de ses fils, Bindrusa lui succède. Ce dernier meurt en 272, et il faut attendre quatre ans pour que son fils et successeur Ashoka prenne le pouvoir, sans doute du fait d’une crise de succession qui n’est pas bien documentée. Le règne d’Ashoka est le plus connu et le mieux documenté, notamment à travers ses divers édits sculptés. C’est sous son règne et celui de son fils, Dasartha, que les grottes sont taillées et dédiées [49]. L’empire atteint alors sa plus grande dimension, qui n’est dépassée que sous les Moghols au XVIe siècle de notre ère [50]. On sait que l’État d’Ashoka est bien organisé, qu’il commerce intérieurement et extérieurement, qu’il lève des impôts et qu’il dispose d’une armée importante.

Deuxième partie : Barabar : les grottes impossibles ?