Suite à l’émission de la Tronche en Biais du 19 avril sur le film de Jacques Grimault et Patrice Pooyard et sur les pyramides, je mets ci-dessous les éléments principaux de mon intervention sur les pyramides d’Égypte, accompagnés des liens vers les sources.
Les pyramides sont-elles des tombes ?
Il existe en Égypte une centaine de pyramides - sans compter celles qui ne sont pas encore connues, on en découvre régulièrement ! - dont une trentaine de grande taille, construites de la IIIème à la XIIIème dynastie, soit du XXVIIème au XVIIème av. JC, donc sur une période de près de 1000 ans.
Ces pyramides ne sont pas isolées, elles sont toutes insérées au sein d’un complexe funéraire (ou complexe pyramidal) qu’on retrouve pour toutes les pyramides de l’Ancien Empire mais aussi pour les mastabas royaux de la IIIème dynastie :
– temple bas ou temple de la vallée (dont les restes ont été retrouvés sous la ville moderne pour celui de la pyramide de Khéops [1]) généralement entouré d’une véritable « ville de la pyramide » où vivent les prêtres, fonctionnaires, ouvriers, artisans, serviteurs qui se consacrent au culte royal ;
– temple haut ou temple funéraire (ne reste que le dallage de basalte pour celui de la pyramide de Khéops) ;
– ces deux temples sont reliés par une chaussée construite et sans doute couverte (chaussée de plus de 700 m pour celle de Khéops dont on a retrouvé des traces [1]) ;
– de plus la pyramide est généralement accompagnée d’une pyramide satellite ou pyramide de culte sur le côté sud ou sud-est, parfois aussi de fosses à barques (cf le rôle funéraire de la barque solaire) ;
– et le complexe est souvent entouré d’une nécropole contenant de nombreux tombeaux de dignitaires et de membres de la famille du roi.
Une absence toute relative de momies dans les pyramides
L’argument de l’absence de momies est souvent avancé par les partisans des pyramides comme centrales électriques, vaisseaux extraterrestres ou « métamachines » (version J. Grimault). Il ne faut pas oublier que toutes les pyramides ont été pillées, souvent dès la première période intermédiaire ; il en est de même pour la quasi-totalité des tombeaux, même ceux cachés dans la vallée des Rois. Pour rappel, même les rares tombeaux découverts apparemment intacts, comme celui de Toutankhamon ou celui d’Aménémopé à Tanis, ont en fait été « visités », parfois très peu de temps après l’inhumation comme celui de Toutankhamon.
Cependant, de très nombreuses traces de pratiques funéraires ont été retrouvées dans les pyramides : sarcophages, mobilier funéraire de type vases canopes, fragments de momies en mauvais état... D’après un relevé effectué par F. Doernenburg (en) dans la littérature égyptologique, sur 26 grandes pyramides :
– 92 % contenaient un sarcophage
– 70 % du mobilier funéraire
– 50 % des fragments de momies et de bandelettes
sans parler des textes des pyramides gravés sur les parois des chambres funéraires à partir de la fin de la Vème dynastie.
L’égyptologue espagnol Jose Miguel Parra a publié en 2011 un article intitulé « Las momias de las pirámides » dans Espacio, Tiempo y Forma, Serie II, Historia Antigua, article où il recense la totalité des restes humains connus trouvés dans des pyramides, avec leur datation. La traduction française de cet article est disponible ici : Les momies des pyramides.
De plus, pour Khéops on a plusieurs auteurs musulmans (mais dont aucun n’est un témoin direct) qui relatent la découverte d’une momie ou d’un cercueil lors de l’ouverture de la pyramide par le calife Al Mamoun vers 830.
Donc on a bien un faisceau d’indices convaincants montrant que les pyramides sont des tombeaux ; ce qui n’empêche pas que leur fonction était probablement plus complexe : à la fonction funéraire s’ajoutaient probablement une fonction religieuse (symbolisme de la colline primordiale et culte du soleil) et peut-être une fonction politique (en) (grands travaux accélérant l’unification du pays).
Qu’est-ce qui permet d’attribuer la grande pyramide à Khéops ?
L’attribution traditionnelle de la grande pyramide à Khéops est mentionnée dans des textes de l’Antiquité :
– Hérodote, historien grec du Ve siècle avant JC
– Manéthon, historien égyptien du IIIe siècle avant JC (repris dans Eusèbe de Césarée par exemple)
– Diodore de Sicile, historien grec du Ier siècle avant JC.
Mais les égyptologues prennent ces textes avec beaucoup de recul critique : ce sont des textes tardifs (Diodore est temporellement plus proche de nous que de Khéops !) à utiliser avec précaution du fait des nombreuses erreurs, approximations et inventions qu’ils contiennent. Par exemple lorsqu’ Hérodote dit que Khéops a prostitué sa fille pour payer sa pyramide, les égyptologues ont tendance à ne pas prendre cette affirmation au sérieux. De même, Diodore dit que les pierres de la pyramide viennent d’Arabie, alors qu’on sait que ces pierres proviennent en quasi-totalité d’une carrière située à quelques centaines de mètres de la pyramide, sur le plateau même de Gizeh (les seules exceptions étant les pierres du revêtement, extraites à Tourah à une vingtaine de kilomètres au sud de Gizeh, et les poutres et dalles de granite de la chambre du roi, qui elles viennent des carrières d’Assouan à 800 km en amont sur le Nil).
Cependant cette attribution traditionnelle à Khéops est aujourd’hui largement confirmée par l’archéologie : le nom de Khéops apparaît en effet dans de nombreuses tombes des nécropoles de Gizeh appartenant à des dignitaires de son règne ; son cartouche est également présent, avec celui de son fils Djédefrê, dans la deuxième fosse à barque de Khéops ouverte en 2011.
Un cartouche scellé
Surtout, plusieurs inscriptions comportant le nom égyptien de Khéops, Khufu, ont été découvertes par le colonel Richard Howard Vyse en 1837 dans les « chambres de décharge » au-dessus de la chambre du roi, donc dans des pièces scellées et inaccessibles depuis l’époque de la construction, que le colonel Howard Vyse n’a pu atteindre qu’en utilisant des explosifs [2].
Cette découverte de Howard Vyse, qui confirme au-delà de tout doute raisonnable l’attribution à Khéops de la pyramide, a été remise en cause au XXème siècle par Zacharia Sitchin et après lui tous les auteurs « alternatifs » : Sitchin [3] affirme que les inscriptions auraient été peintes par Howard Vyse lui-même, en se basant
– sur une supposée faute d’orthographe dans le cartouche, qui utiliserait pour le « Kh » de Khufu le symbole « Re » (disque avec point) au lieu du symbole « placenta » ou « tamis » (disque avec hachures) :
– sur la supposée utilisation par Howard Vyse de peinture rouge pour peindre les noms des visiteurs aristocratiques de la pyramide, peinture qu’il aurait donc été tenté d’utiliser pour contrefaire le cartouche de Khufu ;
– et sur le « témoignage » du descendant d’un membre de l’expédition, Humphries Brewer.
Mais ces affirmations, répétées à l’envi par tous les « pyramidomanes » (dont Jacques Grimault), sont totalement fausses ; si on peut comprendre que certains les aient crues dans les années 80 où les moyens de vérification étaient peu accessibles pour le grand public, il est plus étonnant qu’aujourd’hui ces pyramidomanes continuent inlassablement à répéter les mensonges de Sitchin alors qu’il est aisé de les démonter :
– Khufu est bien écrit avec le symbole « Kh » - placenta, aussi bien sur le cartouche que sur les dessins originaux de Howard Vyse ou de ses collaborateurs Hill et Perring ; par contre c’est bien Sitchin le faussaire, lorsqu’il présente dans son livre Journeys to the Mythical Past un dessin du cartouche mal orthographié (« Ré-ufu ») en le faisant passer un dessin de Howard Vyse.
– Plusieurs des inscriptions, y compris un des cartouches contenant le nom de Khéops, sont en partie cachées par des blocs de 70 tonnes derrière lesquels elles se poursuivent : elles ont donc forcément été faites au plus tard au moment de la construction, car on voit mal un faussaire démonter discrètement ces blocs pour aller peindre derrière...
– Une des inscriptions représente le nom d’Horus de Khufu, Medjedu (la titulature royale comprend 4 noms différents à l’époque de Khufu, 5 par la suite) ; or ce nom était inconnu en 1837, on ignorait même alors qu’il s’agissait d’un nom !
– Tous les graffitis mentionnant les noms d’illustres visiteurs aristocratiques ajoutés par Howard Vyse dans les chambres de décharge ont été faits à la peinture noire, aucun à la peinture rouge.
– Enfin, le « témoignage » invoqué par Sitchin est plus que discutable : ce sont des notes prises par un certain M. Allen, arrière-petit-fils d’Humphries Brewer, en 1954, suite à une conversation avec sa mère, au cours de laquelle fut discutée une visite que celle-ci avait faite à une troisième personne supposée détenir certaines lettres de l’arrière-grand-père qui aurait assisté à la falsification par Howard Vyse... Comme témoignage direct, on fait mieux... d’autant qu’aucune de ces lettres n’a été retrouvée !
Pour en savoir plus sur cette question de l’authenticité du cartouche et des déformations ou mensonges de Zacharia Sitchin, voir "La Révélation des Pyramides" : Sitchin ou pas Sitchin ? ; voir aussi la série d’articles de F. Doernenburg, The forged name (en), The wrong letters (en) et The Horus-Name (en).
Certains s’étonnent par ailleurs du fait que ces inscriptions contenant le cartouche de Khéops tiennent plus du graffiti que de l’inscription royale ; en réalité les inscriptions des chambres de décharge représentent des noms d’équipes de travailleurs (Phylè) [4], par exemple : « L’équipe "L’Horus Medjedu est le purificateur des deux terres" ». On a des centaines d’exemples de telles marques dans d’autres monuments, par exemple dans la pyramide rouge de Dahchour ; il s’agit soit du nom des équipes de carriers, soit du nom des équipes chargées de la mise en place des pierres.
Ouadi el-Jarf et Pierre Tallet
Plus récemment on a eu une confirmation supplémentaire de la validité de l’attribution de la pyramide à Khéops avec les découvertes faites par Pierre Tallet qui fouille le site de Ouadi el-Jarf depuis 2011. Il s’agit d’un port sur la mer Rouge (golfe de Suez), utilisé sous le règne de Khéops, qui desservait les mines de turquoise et de cuivre du Sinaï ; on y trouve de très nombreuses inscriptions au nom de Khéops : sur des ancres de bateaux, des poteries, des blocs de fermeture des galeries servant de magasin...
Lors de la campagne 2013 a été découvert un lot de papyrus, les plus anciens papyrus inscrits jamais trouvés ; ils avaient été déposés, probablement dans un sac en toile, au moment de la fermeture d’une galerie. Ces papyrus retracent les activités d’une équipe d’ouvriers, et l’un est daté de « l’année suivant le 13ème recensement de Khéops », c’est-à-dire de l’année 27 du règne (recensement bisannuel du bétail).
Ces papyrus comprennent des documents comptables : livraisons de denrées à l’équipe (quantité, origine...) ; mais aussi un journal de bord de l’équipe dirigée par l’inspecteur Merer antérieur à la venue de cette équipe au Ouadi el-Jarf. Il s’agissait d’une phylè de probablement 200 hommes, bateliers et transporteurs, chargés en particulier de transporter depuis la carrière de Tourah des pierres très probablement utilisées pour le parement de la pyramide. Le journal décrit les activités de l’équipe sur des cycles de 3 jours : départ de Tourah, deux jours pour atteindre « l’Horizon de Khéops », c’est-à-dire la pyramide, un jour pour le retour à vide en remontant le Nil [5].
En prenant tout cela en compte, on a donc bien un ensemble d’indices largement suffisants pour affirmer que la pyramide a été construite sous le règne de Khéops.
La datation des pyramides
La chronologie égyptienne n’a longtemps été connue que par des sources historiques à manier avec précaution. Toutes les références temporelles dans les documents égyptiens sont datées par le règne du roi, donc la base de la chronologie égyptienne est la liste des règnes. Pour établir cette liste on dispose d’inscriptions :
– la pierre de Palerme : règnes et faits importants des 5 premières dynasties (musée de Palerme, découverte au XIXe)
– la Table de Karnak : liste de 61 rois à partir de Snéfrou (découverte en 1825)
– la Table d’Abydos : liste de 76 rois de la 1ère à la 19ème dynastie, commandée par Sethi Ier pour le temple d’Abydos
– la Table de Saqqarah : liste de 58 rois établie sous le règne de Ramsès II (découverte en 1861 dans la tombe d’un scribe).
Mais on dispose également de textes :
– l’Aegyptiaca ou Histoire de l’Égypte de Manéthon, IIIe siècle avant JC ; ce texte n’est connu que par des citations postérieures (Julius Africanus, Flavius Josèphe, Eusèbe de Césarée) qui ne s’intéressaient qu’à certains aspects (par exemple la relation avec la chronologie biblique), et il contient de nombreuses erreurs et incohérences ; Manéthon s’est probablement appuyé sur des inscriptions du type ci-dessus, mais c’est lui qui a « inventé » la division en dynasties (en).
– le Papyrus de Turin ou Canon royal de Turin, découvert en 1822 ; il liste les noms des dieux et de 300 rois, dont il donne aussi la durée du règne ; établi vers 1200 avant JC sous le règne de Merenptah fils de Ramses II, il s’agit du document le plus complet en ce qui concerne les listes royales, dont une partie est malheureusement perdue.
Tous ces documents sont plutôt des documents politiques qu’historiques : ce sont les listes « officielles » à l’époque où elles ont été établies, certains rois sont volontairement omis pour des raisons politiques ou religieuses (par exemple Akhenaton, le roi « hérétique », ou la reine Hatchepsout...) ; ces listes et documents sont incomplets, fragmentaires, avec des trous et des chevauchements d’un document à l’autre, mélangeant pour certains rois, rois mythiques et dieux...
Mais ils ont longtemps servi de base aux différentes chronologies traditionnelles, en calant les règnes par exemple sur des évènements astronomiques identifiables ; du fait des imprécisions liées à ces documents, ces chronologies offrent entre elles des décalages plus ou moins importants (quelques années à quelques décennies), surtout pour l’Ancien Empire.
Carbone 14
La chronologie traditionnelle a été globalement confirmée par les différentes campagnes de datation absolue utilisant le carbone 14 : la dernière étude globale publiée en 2010 (l’article scientifique est malheureusement derrière un paywall : « Radiocarbon-Based Chronology for Dynastic Egypt » (en), Science, juin 2010 - edit : l’article est disponible ici) tend à privilégier la chronologie haute, c’est-à-dire des dates légèrement plus anciennes que celles envisagées jusqu’ici.
Pour les pyramides proprement dites, il y a eu deux grandes campagnes de datation au radiocarbone (en) :
– la première en 1984, financée, ironie de l’histoire, par la Fondation Edgar Cayce (en) (du nom du medium et voyant) qui cherchait à prouver que les pyramides et le Sphinx étaient âgés de plus de 10 000 ans !
– la deuxième en 1995.
Au total plus de 450 échantillons prélevés sur divers monuments de l’Ancien et du Moyen Empire ont pu être datés par trois laboratoires différents (Texas pour 1984, Nevada et Suisse pour 1995), puis comparés avec les chronologies traditionnelles.
En ce qui concerne la grande pyramide, 46 échantillons (20 en 1984 et 26 en 1995) ont été prélevés à 19 niveaux différents de la pyramide, de la deuxième assise au sommet [6]. On ne peut bien sûr pas dater la pierre par le radiocarbone, mais entre les pierres apparaît un mortier réalisé par cuisson de gypse ou calcaire : on retrouve dans ce mortier des cendres et fragments de charbon, et ce sont ces charbons qui ont été datés.
Les résultats (en) donnent pour la grande pyramide un âge supérieur de 100 à 200 ans à l’âge théorique selon les chronologies traditionnelles : de 2780 à 2650 avant JC au lieu de environ 2580-2570 av JC.
Ces résultats confirment l’appartenance de la grande pyramide (et des autres, puisque les datations des autres monuments de la IVème dynastie donnent des résultats semblables, 100 à 200 ans plus âgés que la chronologie traditionnelle) à l’Ancien Empire. La différence de 100 à 200 ans peut s’expliquer au moins en partie par le problème dit « du vieux bois » (en) : du fait de la rareté du bois en Égypte, celui-ci était réutilisé le plus longtemps possible. Or la datation au radiocarbone indique la date de la mort de l’arbre ; si c’est du bois recyclé déjà âgé qui a été utilisé pour fabriquer le mortier cela explique une datation plus ancienne.
On assiste aujourd’hui au développement d’autres méthodes de datation ; une des plus prometteuses dans le cas des pyramides est la datation par luminescence (avec 2 variantes, optique OSL et thermique TLS) ; elle permet de dater le moment où une roche a été exposée à la lumière du soleil pour la dernière fois : on peut donc dater des blocs internes de la pyramide dont la surface n’a plus été exposée au soleil depuis la construction.
Cette méthode, encore quelque peu dans l’enfance, a été appliquée à Gizeh par Ioannis Liritzis (« Egyptian Monuments dated by Surface Luminescence Dating Method » (en), Journal of Cultural Heritage, 2014) à des échantillons prélevés sur le temple de la vallée (complexe pyramidal de Khephren), sur le temple du Sphinx et sur la pyramide de Mykerinos. Les résultats sont encore d’une grande imprécision (fourchettes de plusieurs centaines d’années) mais aucune date à Gizeh ne correspond à un âge préhistorique puisque le haut de la fourchette ne dépasse pas 2700 à 3000 ans avant JC.
En conclusion : on est encore loin d’une précision absolue pour ce qui concerne la chronologie de l’Ancien Empire et de ses monuments ; mais cela ne veut absolument pas dire qu’on ne peut pas les dater comme l’affirme le film La Révélation des Pyramides (« concernant la grande pyramide, il ne s’agit que d’opinions »). Quelle que soit l’imprécision de détail, on en sait assez pour pouvoir affirmer
– que les pyramides ont bien comme fonction principale une fonction funéraire ;
– que la grande pyramide a bien été construite par les anciens Égyptiens sous le règne de Khéops ;
– et que cela s’est fait aux alentours de 2500-2600 ans avant notre ère.
En vidéo
Une vidéo de Gollum Illuminati (chaîne Passé Recomposé) reprend en images une partie de cet article sur l’âge des pyramides :