Mesures médiévales
Article mis en ligne le 10 juin 2020

par Alexis Seydoux

Dans un documentaire publié sur internet, M. Patrice Pouillard veut créer un lien entre la coudée égyptienne, le mètre et les mesures médiévales [1]. Pour M. Pouillard, la coudée égyptienne, qui pour lui a une taille de 52,36 cm, est reliée à une coudée royale médiévale [2]. L’ensemble de ces mesures serait également lié à une sorte d’étalon universel médiéval, la quine, elle-même raccrochée au nombre d’or [3]. Cette hypothèse s’appuie sur le témoignage de M. Pascal Waringo, compagnon maçon. Ce dernier nous montre une perche, qu’il appelle quine, dont il explique qu’elle comprend toutes les mesures médiévales, dont un empan de 20 centimètres et une coudée royale médiévale de 52,36 centimètres [4]. Même si M. Waringo précise qu’il existe au Moyen Âge des mesures différentes, il insiste sur la diffusion de cette quine depuis l’Île de France et la Picardie à l’ensemble du royaume.

Pour Patrice Pouillard et BAM, cette affirmation permet de démontrer un lien entre la coudée royale égyptienne et les mesures du Moyen Âge, prouvant ainsi la transmission de ces valeurs à travers les âges. Nous ne revenons pas sur la valeur de la coudée égyptienne fixée arbitrairement par M. Funck-Hellet à 52,36 cm, nous en avons déjà montré l’inanité [5]. Nous voulons revenir sur ces mesures médiévales pour montrer que les hypothèses avancées par MM. Pouillard et Waringo d’une mesure très ancienne héritée d’un passé très lointain ne reposent sur rien.

Il faut rappeler deux éléments ici. D’une part, M. Pouillard se concentre sur certains édifices, essentiellement les cathédrales gothiques, oubliant les églises et les bâtiments laïques, comme si les maîtres d’œuvre ne passaient pas de l’un à l’autre. Par ailleurs, les auteurs de ce reportage, suivant ainsi M. Quentin Leplat, estiment que l’on obtient les étalons par les mesures des bâtiments [6]. Cette technique va totalement à l’encontre des méthodes de la métrologie historique. Nous rappelons que cette méthode consiste à partir des étalons, puis des textes et enfin des mesures ; si cette dernière technique est employée, on ne peut dégager d’étalons, mais juste des proportions [7]. Pour les bâtiments médiévaux, la méthode est la même, comme l’explique Alain Guerreau [8]. D’ailleurs, ce dernier s’interroge sur la difficulté à mesurer les bâtiments, indiquant par exemple qu’il est très difficile de savoir d’où il faut prendre les mesures. Doit-on aussi prendre en compte les enduits, ou encore l’état du bâtiment, la largeur d’une ouverture ou de l’ensemble des blocs ? Ainsi, comme le relève Alain Guerreau, lorsque l’on mesure une porte de 85,3 centimètres, il faut tenir compte d’une marge d’erreur de 5,2 % [9].

Nous verrons d’abord que le lien entre mesure égyptienne et médiévale n’est pas évident, ensuite que le prétendu système de mesures médiévales ne repose sur aucune source réelle, et enfin que la prétendue diffusion de ces mesures n’existe pas et que la vision de MM. Waringo et Pouillard repose sur une méconnaissance du contexte et des réalités médiévales.

Lien entre les mesures égyptiennes et médiévales

L’Égypte a mis en place un système de mesure comprenant plusieurs unités, le doigt, la paume, la coudée, dont le fondement est anthropométrique [10]. Ce système de mesure est resté actif pendant toute la période pharaonique, et peut être au-delà. Ce système ne semble pas avoir été déployé au-delà de l’Égypte. En tout état de cause, lorsque les Romains prennent le contrôle de l’Égypte, les systèmes de mesure du monde romain s’imposent dans le bassin méditerranéen. Le système romain est lui inspiré des systèmes grecs, eux aussi anthropométriques. Mais, ils diffèrent sur plusieurs points. Ainsi, la coudée égyptienne dite royale, de sept palmes, est proche de 52,5 cm, alors que la romaine, de six palmes, est proche de 44,2 cm [11]. Ce système est notamment décrit par Vitruve dans ses ouvrages d’architecture à la fin de la République. Pour ce dernier, la mesure parfaite est une coudée de six palmes et de vingt-quatre doigts [12]. Il faut noter que la coudée romaine est équivalente à un pied et demi. Le fait que le système romain soit plus proche du système grec que du système égyptien et que la coudée romaine soit plus proche d’une coudée à six paumes montre déjà que le lien entre coudée romaine et égyptienne est faible. Cela est renforcé par le fait que, selon M. Pouillard, la principale coudée égyptienne comprend sept paumes, alors que les Romains se servent d’une coudée à six paumes.

À Rome, la mesure de longueur très employée dans le système romain est appelée « pied romain » ; c’est un étalon de longueur d’environ 29,57 centimètres [13]. Mais cette mesure n’est pas employée partout dans l’Empire. Il en existe des variantes régionales, comme le pied drusien, d’une longueur d’environ 33,27 centimètres. Ce pied aurait été adopté pour la Gaule par Drusus, légat en Gaule, pour respecter la mesure locale des Tongriens [14]. Cela montre que les Romains n’imposent pas un système de mesure, mais s’adaptent aussi aux systèmes locaux.

Après la disparition du pouvoir romain en Europe de l’Ouest, certains textes conservent la mémoire du système romain. Ainsi, Isidore de Séville, mort en 636, rapporte, dans le livre XV des Étymologies, son système de mesure :« le doigt est la plus petite des mesures des terres. Ensuite vient l’once, qui contient trois doigts. La palme contient quatre doigts. Le pied seize. Le pas contient cinq pieds. La pertica deux pas, c’est-à-dire dix pieds » [15]. L’auteur note que toutes ces mesures sont corporelles, sauf la pertica qui est plus grande. L’objectif de l’auteur du royaume wisigoth est de transmettre les savoirs du monde romain en les intégrant dans la foi chrétienne. Ainsi, il indique que la pertica est comme la canne qui servit aux dimensions du Temple de Jérusalem (le rapport entre la canne utilisée à Jérusalem et le pied romain est de six coudées bibliques pour dix pieds romains) [16]. Ce texte montre que les notions de l’antiquité classique sont peu à peu remplacées par des notions chrétiennes, inspirées des textes bibliques. C’est notamment inspiré du Livre des Sagesses, et de cette sentence mise en exergue par saint Augustin : sed omnia in mensura, et numero et pondere disposuisti que l’on pourrait traduire par « tout dans les mesures, les nombres et les poids est ordonné » [17]. De ce fait, dans l’exégèse médiévale, les nombres prennent une grande importance, car ils sont vus comme un ordonnancement voulu par Dieu.

Ainsi, nous voyons que ce n’est pas le système égyptien qui est maintenu au Moyen Âge, mais un système intégrant les mesures employées à Rome peu à peu associées à des notions bibliques.

Le Moyen Âge, plein de système de mesures

Il existe au Moyen Âge de très nombreux étalons : aunes, perches, cannes, coupes, pots et bottes [18]. Comme les moyens de calcul rapide ne sont pas très nombreux, on adapte ces étalons aux tailles et aux objets à mesurer, afin de ne pas avoir de chiffre supérieur à mille et même supérieur à cent [19]. De ce fait, il n’existe pas toujours d’unité et de sous-unité : chaque étalon est une unité en soi qui ne se divise pas nécessairement en sous-unité. La canne est une unité, le pied une autre ; en revanche, on peut diviser une unité en demi ou en quart [20]. On tend, pour une construction, à mettre en place un module, sous forme d’une canne ou d’une verge, souvent de dix pieds de long [21]. Pour les auteurs, l’hypothèse est un bâton qu’ils appellent « quine ». Si le terme de Quine existe, dérivé du latin quinas – cinquième, il n’est en France, que synonyme d’un jeu de hasard [22] ; en Espagne, le terme sert en effet à désigner une mesure, mais pour les liquides [23]. Cette quine n’est donc pas une mesure médiévale. Elle apparaît en réalité dans une brochure récente appelée Cahier de Boscodon, censée démontrer les liens entre toutes ces mesures [24]. Dans les pages 1.4.2 à 1.4.4, les auteurs détaillent ces idées. Mais, ils n’en apportent aucune preuve ; ils se bornent à reproduire des schémas qui ne reposent sur aucune donnée de terrain [25]. C’est d’ailleurs dans ce même cahier qu’est développée l’idée de la corde à douze nœuds, qui, elle non plus, ne repose sur aucune donnée de terrain [26]. Il semble qu’une partie de ces idées soient issues des travaux de Louis Charpentier, mort en 1979, qui évoque la corde à douze nœuds des druides, sans jamais évoquer de sources [27].

Parfois, plusieurs étalons servent pour le même bâtiment, sans que ces étalons soient forcément liés les uns avec les autres. C’est par exemple le cas à Regensburg, en Bavière où trois étalons sont employés pour la construction du Ratthaus : un pied, une coudée et une toise [28]. Dans ce cas, la toise comprend six pieds ; la coudée est indépendante [29]. Le pied est d’une taille de 31,4 centimètres. Quant à la coudée, elle a une longueur de 40,57 centimètres [30]. Elle est proche d’autres coudées comme celle que l’on a trouvée à Bologne, qui fait 40,6 centimètres [31]. On voit donc qu’il n’y a pas de relations entre toutes les unités et que la coudée employée en Europe a une taille proche de quarante centimètres.

Étalons du Ratthaus de Regensburg
(photo Werner Heinz)

On a d’autres exemples de cette variété de mesures. Ainsi, en Angleterre, à la fin du haut Moyen Âge, sous Edouard l’Ancien (r. 899-924), de nouvelles villes sont construites, répondant à la croissance démographique et économique de cette période. Et pour l’aménagement urbain de Winchester, on se sert d’un étalon de 5,03 mètres (16 pieds et demi) [32]. On est bien loin de la coudée. Un autre exemple est donné pour les églises romanes du XIe et XIIe du Mâconnais, étudiées par Alain Guerreau. Les mesures font ressortir le pied romain de 27,5 cm comme module [33]. On peut citer encore l’exemple des bastides dans le sud de la France, bien documenté, dans lesquelles l’étalon est une canne d’un peu moins de deux mètres, mais qui peut varier d’une fondation à une autre [34]. C’est aussi le cas des mesures en Provence, où on note des mesures différentes entre des cannes de compte et des cannes administratives, notamment pour les surfaces [35].

Pour l’auteur ce ne sont pas tous ces bâtiments qui ont de l’importance, mais uniquement les cathédrales gothiques. Il y a là un tropisme de la cathédrale gothique, à la fois perfection architecturale, temple de « savoir » et chef d’œuvre de loges de compagnons, partageant des secrets. Il faut d’abord rappeler que la cathédrale n’est pas une nouveauté gothique. Elle est depuis au moins le Ve siècle l’église où siège l’évêque sur sa chaise, la cathedra, on parle d’ailleurs de « groupe épiscopal » [36]. Il faut également rappeler que le gothique est avant tout une technique architecturale, qui touche également les autres bâtiments religieux (chapelle, abbatiale, prieuré, etc…) et civils (palais, hostel).

Les constructions gothiques commencent essentiellement dans la région autour de Paris, au milieu du XIIe siècle [37]. On indique en général que la première construction gothique est la nef de l’abbatiale de Saint-Denis, bâtie sous l’impulsion de l’abbé Suger et consacrée en 1144 [38]. Saint-Étienne de Sens est la première cathédrale construite, mais le premier grand chantier gothique est celui de Notre-Dame de Paris, dont les travaux commencent vers 1160 [39].

Pour ces constructions, il n’est pas facile de connaître tous les modèles et toutes les tailles employées. Il faut donc se référer, lorsqu’ils existent, aux étalons qui sont restés sur le chantier. Le plus souvent, cet étalon est aux mains du maître d’œuvre sous la forme d’une virga que l’on traduit par verge [40]. Ainsi, pour la construction du château d’Ardes, le maître Simon, qualifié de doctus geometricalis operis, vient avec sa propre mesure [41]. On en trouve d’autres représentations dans des enluminures de cette période, mais également dans quelques pierres tombales comme celle de Hugues Libergier, maitre maçon de l’église Saint-Nicaise de Reims [42]. Il est à noter que le détenteur de cette virga peut être aussi désigné architecte (le terme commence à apparaître au XIIe siècle), maître maçon ou artifex ; tous ces termes désignent le maître d’œuvre, terme également employé [43].

Pierre tombale de Hugues Libergier, Reims

Plusieurs modèles existent et il n’y a pas de règle pour cet étalon, mais sa taille est souvent le sixième d’une perche de vingt-quatre pieds, soit environ 1,30 mètre [44]. La virga est souvent découpée en divisions égales. Ce module n’a rien d’universel. Ainsi, pour la construction de la cathédrale Saint-Jean de Lyon, construite aux XIIe et XIIIe siècles, le module est un pied de 32 centimètres [45].

Découpage modulaire de la cathédrale Saint-Jean à Lyon, Alain Guerreau

Ainsi, la proposition d’une quine contenant toutes les unités est une invention récente qui ne repose pas sur les sources du Moyen Âge. La pratique qui se met en place est donc d’avoir un étalon physique, en bois ou en fer, qui sert de référence pour une construction ou pour une urbanisation.

Les mesures imposées par le pouvoir

Selon Patrice Pouillard et Pascal Waringo, les unités de mesure sont imposées par le pouvoir. Il y a là une vision très ancienne de l’Histoire des monarchies féodales, que l’on retrouve dans la mise en place de l’Histoire de France à la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle [46]. La réalité est bien différente, ce qui montre, encore une fois, que les auteurs ne se sont pas penchés sur la réalité du monde qu’ils étudient, mais y ont plaqué leur croyance. Ainsi, Alain Guerreau indique qu’une mesure peut avoir cours dans une grande aire géographique, comme dans un secteur plus petit ; ce sont les autorités locales qui les mettent en place [47]. En revanche, le pouvoir central n’intervient au Moyen Âge que très rarement dans la régulation des mesures [48].

Dans l’empire romain, plusieurs systèmes de mesures sont présents selon les régions, comme le montre l’usage du pied romain et du pied drusien simultanément. Il semble que la première tentative pour mettre en place un seul système de mesure dans le monde romain ait été entreprise par Dioclétien en 301, dans son édit des prix, appelé Édit du Maximum [49]. Cet édit a pour objectif essentiellement de stopper l’inflation qui gagne alors l’empire romain et de fixer un maximum pour les prix des denrées ; dans le même temps, il régule le poids des denrées en mesure commune de l’Italie romaine [50]. Cet édit montre ainsi deux choses : les prix sont fixés sur des mesures ; les mesures ne sont pas toutes les mêmes dans l’Empire romain.

Dioclétien, empereur 284-305, musée archéologique d’Istanbul.

Entre le Ve et le VIIIe siècle, de nombreux royaumes se forment. Dans certaines régions, notamment dans le nord de l’Europe de l’Ouest (Angleterre, Pays de Galles), ou dans l’ouest de l’Espagne, les traditions romaines s’estompent. Sur le continent, les Pippinides (Charles Martel (714-741), Pépin III dit le Bref (741-768) et Charlemagne (768-814)) parviennent à réorganiser les royaumes francs, thuringiens et bavarois et s’étendre en Italie, en Espagne et sur les territoires saxons [51]. Pendant la Renaissance carolingienne (fin du VIIIe siècle et IXe siècle), la cour de Charlemagne essaie de réguler les pratiques dans l’ensemble des domaines qu’il contrôle et de normaliser les pratiques. C’est aussi le cas pour les mesures. Le premier acte, l’Admonitio generalis, publié en 789, insiste sur des mesures justes : « des mesures régulières et correctes, des poids justes et réguliers » [52]. Et l’auteur de cette mesure indique que ces mesures doivent être fondées « sur les lois et les principes de notre Seigneur » [53]. Il y a donc un double changement de paradigme : le choix d’une mesure est d’abord une action de justice, elle doit être ensuite fondée sur les textes saints. En 794, alors qu’une famine touche ses royaumes, Charlemagne fixe le prix du pain ; il introduit en même temps des mesures communes, de la même manière que Dioclétien dans son Édit du Maximum [54]. Malgré ces décisions, il faut rappeler plusieurs fois l’usage des étalons, montrant que cette pratique semble avoir du mal à se répandre. Avec l’éclatement du pouvoir carolingien après la mort de Louis le Pieux, en 840, le pouvoir souverain n’impose plus de mesures ; ce sont les pouvoirs locaux, pour des raisons essentiellement fiscales ou commerciales, qui assurent non pas la mise en place, mais le contrôle des mesures. C’est donc chaque entité, pour ses besoins locaux, qui va introduire des étalons, les contrôler et tenter de les imposer.

Détenir la mesure, c’est avoir un pouvoir. Les puissants – seigneurs ou villes commerçantes – cherchent à imposer leurs mesures, afin d’en tirer un avantage économique [55]. Aussi, les souverains ou les suzerains n’imposent pas des mesures, mais le contrôle des mesures. En revanche, le système de mesure doit être simple et utilisable par des personnes qui ne savent pas lire ; les opérations à effectuer sur les systèmes de mesure doivent donc être simples [56]. Avant l’introduction de la numération arabe, le calcul avec les chiffres romains demande des opérations compliquées, qui ne sont pas faciles, même pour les lettrés.

Au XIIe siècle, il n’y a donc pas un pouvoir « en île de France et en Picardie » qui cherche à imposer des mesures. Et encore moins en ce qui concerne les cathédrales. Une cathédrale, c’est une église plus importante que les autres, car elle est le siège de l’évêque, et ce au-moins depuis le Ve siècle [57]. Et, lorsqu’une église cathédrale est construite, ce ne sont pas des maîtres d’œuvre royaux qui décident de la construction, mais l’évêque et son chapitre, c’est-à-dire l’ensemble des chanoines qui soutiennent l’évêque dans la gestion du diocèse [58]. Donc, cette idée de l’imposition d’une « quine royale » par le roi à l’ensemble du royaume est une erreur. Cette idée donc d’une coudée royale médiévale, imposée par le pouvoir dans l’ensemble de ses domaines ne tient pas.

Construction du Temple de Salomon, par Jean Fouquet

Par ailleurs, les auteurs estiment qu’il y a là, en plus de ces mesures communes dont on voit qu’elles n’existent pas, un système de transmission des savoirs par des loges. Cette idée est encore présente dans les études sur les chantiers des cathédrales dans les années 1960 et 1970 [59]. Mais, les études plus récentes montrent que sur les chantiers des cathédrales, les savoirs se transmettent entre maîtres d’œuvre, sont conservés par le chapitre ou sont repris par les maîtres d’œuvre suivants [60]. D’ailleurs, des maquettes, des plans, des épures ont été retrouvés, non pas au sein des loges, mais bien des fabriques des cathédrales, preuve que les savoirs ne sont pas conservés par les maîtres d’œuvre, mais bien par les maîtres d’ouvrage [61]. La fabrique ou opera en latin est une institution ad-hoc en général gérée par le chapitre de la cathédrale [62]. C’est aussi la fabrique qui gère le suivi de l’architecture et notamment les gabarits et les étalons [63]. Ainsi, les auteurs s’appuient sur une ancienne théorie d’une gestion de la construction par des corps de métier autonomes vendant leur savoir jalousement de chantier en chantier. Par ailleurs, les cahiers de Villard d’Honnecourt montrent qu’il existe des dessins qui se transmettent ; ainsi, Villard d’Honnecourt a voyagé en Europe, jusqu’en Hongrie, preuve que les prétendus dessins secrets ne reflètent pas les études du terrain [64].

Un chantier médiéval, Psaultier de Canterbury

Ainsi, les théories alternatives mêlant savoir caché ancestral, transmission orale et nombre mythique, sous-tendant que les cathédrales ont été construites par des initiés ne reposent sur rien. C’est aussi le cas d’une transmission secrète d’une coudée royale médiévale, dont – bien sûr – la taille serait rigoureusement la même.

Nous voyons donc bien que l’idée d’une transmission des mesures égyptiennes dans l’Europe de l’Ouest du Moyen Âge ne repose sur rien, puisque ce sont les mesures romaines qui sont en place dans cette partie de l’Europe à cette époque. De même, l’idée d’un système de mesure médiéval ou d’un outil commun ou comprenant les différentes unités de mesure ne repose sur rien et est sans doute une invention romantique du XIXe siècle. Enfin, cette idée que ces mesures auraient été imposées dans un vaste espace par le pouvoir, notamment à l’occasion de la construction des cathédrales gothiques, est également inopérante, puisque d’une part ce n’est pas le roi qui est le maître d’ouvrage, mais qu’en plus, le pouvoir se borne à contrôler ces mesures. Par ailleurs, rien ne démontre l’emploi d’une quine – terme qui ne semble pas désigner une mesure au Moyen Âge.

Ainsi, l’idée d’une mesure universelle médiévale, liée aux mesures égyptiennes et rattachée au mètre n’a aucun sens. C’est une invention des auteurs de ce documentaire, qui cherchent à créer un amalgame entre mesures antiques et mesures contemporaines, afin de faire croire à un savoir ancien et sacré. À cela s’ajoute une vision bien ancienne des loges des cathédrales, voulant faire croire à une transmission secrète de ces mesures aboutissant au mètre.

Il y là un mélange de méconnaissance de ce qu’est la construction médiévale, et une vision romanesque des constructeurs, ainsi qu’une idée préconçue des mesures héritées « du passé ». Ainsi, la quine n’est qu’une invention récente, qui ne repose sur rien de concret et en tout cas sur aucune source médiévale. Il y a donc, dans l’hypothèse du lien entre les mesures égyptiennes, le mètre et les mesures médiévales, et dans l’hypothèse de la quine, un ensemble d’incohérences, de méconnaissances du chantier médiéval et de ses composantes. On est ici, encore une fois, dans une théorie à priori qui ne repose sur aucune recherche.