
Nadija Nukic, c’est le nom de la géologue qui fut, durant un temps, "coordinatrice du comité géologique" (en) de la Fondation de M. Osmanagic. Elle est l’auteur des rapports sur les sondages et forages réalisés durant l’automne 2005 à la demande de Semir Osmanagic, puis est restée sur le site comme principale géologue de l’équipe pendant toute la première partie de l’année 2006. Elle avait ensuite mystérieusement disparu de toutes les nouvelles publiées par la Fondation, à la fin de l’été 2006, à peu près en même temps que Senad Hodovic, directeur du Musée de Visoko, quittait lui aussi l’équipe. On n’avait depuis plus entendu parler d’elle, jusqu’à ce qu’elle fasse un retour remarqué sur la scène de "l’affaire des pyramides" en se prêtant à une interview, publiée vendredi 30 octobre 2007 dans les colonnes du magazine BHDani (bs) (les archives de BHDani sont réservées aux abonnés, mais une copie de cette interview est disponible sur le blog de Stultitia (bs)). Signalons au passage que cet hebdomadaire indépendant fait véritablement figure d’exception dans la presse bosnienne : c’est le seul, alors que tous les autres journaux reproduisent à longueur de page et sans le moindre recul les communiqués de la Fondation, à avoir régulièrement publié des réactions critiques, ainsi que des interviews d’archéologues comme Anthony Harding et Zilka Kujundzic-Vejzagic, et à avoir mené un véritable travail d’investigation journalistique sur certains des aspects les plus discutables de l’affaire, comme par exemple les liens de M. Osmanagic et de sa Fondation avec diverses tendances "New Age" et sectaires.
Cette interview de Mme Nukic, menée par le journaliste et doctorant en Histoire Vuk Bacanovic, est assez éclairante sur les méthodes et pratiques de l’équipe Osmanagic ; on y trouve peu de véritables révélations, mais plutôt la confirmation de nombreux éléments déjà relevés et dénoncés par les critiques du projet.
Rapports non publiés
Un de ces éléments est la non-publication, par la Fondation, de rapports scientifiques pourtant commandés par elle. Mme Nukic en mentionne deux ; l’un a été réalisé par le Dr Enes Ramovic, ingénieur en géodésie et directeur d’une société appelée GEO ETA. Il aurait réalisé pour le compte de la Fondation un rapport sur les sondages géologiques de Pljesevica - la "pyramide de la Lune" ; d’après Mme Nukic, ce rapport aurait été retourné à son auteur par M. Osmanagic pour qu’il le "corrige" et y apporte des modifications. Quoi qu’il en soit, ce rapport n’a jamais été publié.
L’autre rapport "disparu" est celui de Mme Nukic elle-même, réalisé à l’automne 2005 au moment des premiers forages géologiques. Mme Nukic confirme dans cette interview ce que j’avais supposé ici dès l’année dernière, c’est-à-dire qu’elle a réalisé deux rapport, l’un sur les trois sondages superficiels, l’autre sur les six forages profonds. Si le premier a bien été publié (bs) sur le site de la Fondation et traduit (en) en anglais [1], le second, nous dit Mme Nukic, n’a jamais été publié nulle part. Elle confirme également que c’est bien de ce rapport qu’ont eu connaissance ses collègues de l’Université de Tuzla, et qu’ils ont correctement analysé dans leur propre rapport (bs) la façon dont M. Osmanagic, dans son livre "La pyramide du Soleil de Bosnie" (bs), déforme et trahit ce rapport (en "inventant" des "anomalies" géologiques là où Mme Nukic n’en avait pas vu). Elle affirme de plus que le géologue égyptien Barakat n’a pas pu prendre connaissance de ce rapport, la traduction anglaise qui aurait dû lui être remise ayant mystérieusement "disparu" elle aussi.
On peut noter qu’en réaction à la publication de cette interview, la Fondation s’est fendue d’un démenti (bs) le 3 décembre, en affirmant que le rapport de Mme Nukic avait bien été traduit et publié sur le site de la Fondation, et en republiant (bs) dans la page des actualités ce rapport qui a toujours été présent dans la rubrique "rapports scientifiques". Or le rapport ainsi mis en avant comme preuve d’un mensonge de Mme Nukic n’est pas le rapport manquant, mais bien le premier, celui sur les sondages de surface, dont Mme Nukic n’a jamais dit qu’il n’avait pas été publié. Le deuxième rapport, lui, n’a pas été publié sur le site de la Fondation, et ne l’est toujours pas, malgré la confusion que ce "démenti" essaie de semer entre les deux rapports. Démenti qui, par ailleurs, "oublie" d’expliquer la disparition du rapport du Dr Ramovic... Ajoutons qu’un nouvel article (bs) (copie (bs) sur le blog de Stultitia), paru ce vendredi 7 décembre dans le numéro suivant de BHDani, mentionne deux autres rapports non publiés au moins, ceux de l’archéologue Silvana Cobanov et du géologue Stjepan Coric. On imagine bien que si ces divers rapports avaient confirmé sans ambiguïté les thèses de M. Osmanagic, ils auraient été publiés à grand renfort de points d’exclamations sur le site de la Fondation...
Squelettes et proto-alphabet
Mme Nukic évoque également dans cette interview quelques autres "disparus" : il s’agit tout d’abord du squelette trouvé lors des sondages sur Visocica à l’automne 2005, et envoyé semble-t-il pour analyse à Londres. Mme Nukic n’a jamais obtenu les résultats de l’analyse, et semble convaincue que c’est parce que l’âge du squelette ne "convenait" pas. De son côté, M. Osmanagic affirme dans son "démenti" qu’il n’a jamais obtenu les résultats de l’analyse non plus, mais que de toute façon, le squelette ayant été trouvé près de la surface, il n’a aucun intérêt puisqu’il n’est pas lié aux constructeurs de la "pyramide"...
Mme Nukic mentionne également un sondage intéressant sur Visocica, où ont été trouvés à deux ou trois mètres de profondeur "des pierres et matériaux organiques carbonisés" ainsi qu’un fossile de crinoïde âgé de 300 millions d’années ; et elle explique que M. Osmanagic a pris, contre l’avis de son équipe, la décision de fermer ce sondage, et que les analyses du matériau organique n’ont jamais été réalisées. D’une manière générale, dit-elle, les sondages ont été ouverts par M. Osmanagic au petit bonheur la chance, "dès qu’une pierre apparaissait à la surface", sans consultation des quelques scientifiques de l’équipe, scientifiques dont la présence, Mme Nukic semble s’en rendre compte maintenant, ne servait à M. Osmanagic qu’à donner l’impression d’un "travail sérieux".
Guère sérieuse, en revanche, apparaît la grande découverte de M. Osmanagic père, celle du "proto-alphabet" de Visoko ; en effet, d’après Mme Nukic, les "symboles" gravés sur un mégalithe du tunnel de Ravne (une flèche, un "E" et un "M"), sur lesquels Muris Osmanagic base toute sa théorie du "plus ancien alphabet du monde", auraient été gravés... en 2006 !
Mme Nukic affirme en effet qu’il existe des photos de ce même mégalithe sans aucun symbole ; qu’elle a vu la première fois ces symboles lors d’une de ses premières visites dans le tunnel, et qu’il était évident à ce moment-là qu’ils étaient fraîchement gravés [2] ; et enfin qu’un des travailleurs de la Fondation lui a avoué avoir gravé ces symboles (représentant les initiales des prénoms de ses enfants) pour s’amuser.
M. Osmanagic s’est empressé de démentir (bs) ces informations, affirmant que ces symboles ont été découverts par le géologue égyptien Barakat accompagné de mineurs, et que de nombreux autres symboles ont été découverts ensuite, tous étant décrits dans un "rapport scientifique" disponible sur le site de la Fondation dans la rubrique "Iz mog ugla" (en fait de "rapport scientifique", il s’agit des textes quelque peu délirants de M. Osmanagic père analysés ici). Cependant, le magazine BHDani, dans son dernier numéro, non seulement maintient cette histoire de symboles gravés par un des travailleurs de la Fondation, mais donne même le nom de ce travailleur, Ensad Husic, qui, contacté par la rédaction, a confirmé qu’il a bien "gravé les signes dans le grès" dans le tunnel de Ravne "pour s’amuser" (voir le post scriptum).
Pelleteuse et gros sous
Mme Nukic évoque encore dans son interview quelques autres épisodes de sa participation aux travaux de la Fondation. Par exemple, sur l’utilisation d’une pelleteuse pour "fouiller" Pljesevica : "J’ai entendu parler d’une pelleteuse en train de creuser sur Pljesevica, et j’ai immédiatement téléphoné à Semir. Il m’a d’abord dit qu’il n’était pas au courant, alors qu’il était derrière ça en personne. Quand je suis arrivée sur Pljesevica et que j’ai vu le trou profond de trois mètres, j’ai eu un véritable choc. Semir a juste rigolé et dit ’Qu’est-ce que ça peut faire ?’" Elle explique que c’est à cause de ce genre d’attitude anti-scientifique qu’elle a fini par quitter le projet, après avoir été, dans un premier temps, "remerciée" du poste qu’elle occupait au Comité directeur de la Fondation, pour avoir demandé à consulter le rapport financier.
Cette interview confirme bien l’absence totale de méthodologie scientifique dans le travail de la Fondation, et le fait que les rares scientifiques qui ont participé au projet n’ont servi que d’alibi à M. Osmanagic. Elle montre aussi que - oubliant commodément qu’elle a quand même participé au projet pendant plusieurs mois et soutenu les thèses de M. Osmanagic au cours de nombreuses interviews données au printemps 2006 - Mme Nukic ne semble aujourd’hui plus du tout convaincue de l’existence de "pyramides" à Visoko. Elle décrit par exemple Pljesevica comme une merveille géologique, et explique que les "dallages" de grès ornés de ripple-marks créés par les vagues pourraient former une attraction touristique majeure. On pourra certes reprocher à Mme Nukic d’avoir attendu si longtemps pour dire tout cela, et d’avoir contribué, par son silence, à l’expansion incontrôlée de la pseudo-science en Bosnie. Reste qu’elle est la première des scientifiques ayant travaillé pour le compte de M. Osmanagic et ayant quitté le projet à s’exprimer ouvertement dans un média de Bosnie, et que son exemple pourrait bien être suivi par d’autres, si l’on en juge par exemple par le courrier envoyé à BHDani par le Dr Amer Smailbegovic dont des extraits sont publiés dans le dernier numéro (bs), courrier dans lequel il prend ouvertement ses distances avec la Fondation de M. Osmanagic [3].
La réaction de M. Osmanagic à la publication de cette interview a été, on s’en doute, assez violente. Il a commencé par publier sur le site de la Fondation un "démenti" (bs) sous forme de lettre adressée à un de ses sycophantes. Il multiplie dans cette lettre les détails sur les tractations financières entre Mme Nukic et la Fondation (salaires, paiements pour les différents rapports), l’accusant d’avoir "exploité" le projet de la Fondation à son profit, et affectant de ne voir dans son interview qu’une forme de vengeance d’une personne intéressée déçue dans ses espoirs financiers. Cependant, comme on l’a vu plus haut, ce démenti ne répond pas aux principales accusations portées par Mme Nukic.
Par ailleurs, la Fondation a annoncé, le même jour où ce "démenti" de M. Osmanagic était publié, son intention de porter plainte contre le magazine BHDani (bs). Il est reproché à ce magazine d’avoir "diffamé" et publié des mensonges, et d’avoir "présenté le projet de recherches de la vallée des pyramides de Bosnie de façon non objective". Reste qu’on a du mal à prendre au sérieux cette menace de procès : la Fondation lance un appel à des "avocats volontaires" qui accepteraient de la représenter dans son action judiciaire (faut-il comprendre par cette expression que la Fondation n’envisage pas de payer ses avocats plus que les "volontaires" qu’elle recrute pour ses fouilles ?), et les invite à la contacter par email ; et elle annonce tenir à la disposition de ces avocats toute la documentation nécessaire [4], en particulier les "coupures de presse"... M. Osmanagic s’imagine-t-il vraiment pouvoir convaincre un tribunal que son projet n’est pas le pseudo-projet décrit par BHDani à l’aide des coupures de la presse de bas étage collectionnées sur le site de la Fondation ? Celle-ci par exemple (bs), qui décrit en détail les "radiations négatives vertes" émises par la "pyramide du Soleil" et ses propriétés pseudo-médicales (un visiteur autrichien est censé avoir été guéri de son cancer après une promenade sur Visocica...) ?
Bref, je ne pense pas que le directeur de BHDani ait beaucoup de soucis à se faire pour cet éventuel procès. Personnellement, je trouve que c’est presque dommage : j’aurais bien aimé voir M. Osmanagic démontrer devant un tribunal le sérieux de son projet à l’aide de crânes de cristal, de gadgets révolutionnaires, de schémas de "radiateurs" ou "oscillateurs" (bs) géants, et autres pseudo-artefacts...