En 1878, au bout de l’allée des Morts, le peintre José María Velasco s’est hissé au sommet de la pyramide de la Lune pour faire une toile du paysage qui s’étend face à lui, plus au sud.
L’allée des Morts n’est qu’un vague soupçon, un tracé bordé de quelques monticules sur lesquels monte la végétation, fuyant vers les montagnes dans le lointain. Sur la gauche, à l’est donc, un imposant morceau se détache du sol, laissant entrevoir probablement quatre ou cinq niveaux sur lesquels sont parvenus à se blottir par endroits des arbres.
Le tableau ne laisse pas de doute, c’est une construction artificielle, qui d’ailleurs donne son nom à l’œuvre : Pirámide del Sol en Teotihuacán.
Avec de nombreux paysages de Velasco, celui-ci est aujourd’hui exposé au Museo Nacional de Arte, à trois rues du centre-ville de Mexico et des restes du Templo Mayor. A une quarantaine de kilomètres du lieu où il a originellement été peint.
Teotihuacan est aujourd’hui l’un des sites précolombiens les plus visités du Mexique. La majeure partie des lieux a été dégagée depuis des décennies, laissant les deux pyramides libres à l’ascension, l’allée des Morts dégagée et de très nombreux édifices mineurs visibles. La ciudadela au sud et, un peu partout, de petites constructions à deux, trois ou quatre niveaux.
Au petit matin, depuis l’un des hôtels bordant le site et alors que l’on s’en approche à pied ou en véhicule, on peut voir s’élever des montgolfières parties surplomber les vestiges et les montagnes. Peut-être qu’en s’élevant assez, ils finissent par distinguer loin, plus loin, le volcan Popocatepetl de Malcolm Lowry « dont la cime, gigantesque baleine émergée, se carrait à nouveau hors des nues ». [Au-dessous du volcan, 1947]
Mais Teotihuacan, c’est aussi un repère à fantasmes, un vivier pour nombre de « chercheurs » persuadés de pouvoir y trouver quelque chose qui, là aussi, les amènerait plus loin, au-delà. Un secret ignoré, une vérité cachée.
Pourquoi Teotihuacan fait-elle autant rêver ?
Là où en zone maya c’est Palenque et quelques gravures sur une tombe qui parviennent à rassembler les théories les plus extravagantes, pourquoi les amateurs de théories de l’étrange se consacrent régulièrement à Teotihuacan plutôt qu’aux restes du Templo Mayor, ou ne vont pas s’aventurer bien plus au sud par exemple pour redéfinir les ruines de Monte Alban à coups de chiffres magiques ou de calculs tournés vers les étoiles ?
Comme beaucoup de lieux revendiqués par les chercheurs de vérité, ufologues ou spécialistes en réinterprétation historique, ce qui fait d’abord parler de Teotihuacan – ou plutôt ce qui fait parler Teotihuacan –, c’est son silence.
Bien entendu, il y a d’abord le silence historique d’un pays dont on voudrait nous faire croire que la conquête espagnole a totalement anéanti les racines, et perdu du même coup une supposée vérité détenue par les populations amérindiennes. Une sorte de lecture romantique du temps qui passe et se perd.
C’est le sauvage en pagne, le barbare dévêtu qu’assène par exemple Patrice Pooyard et dont on ne parvient pas vraiment à savoir s’il est une construction faussée que reproche le réalisateur (et on pourrait lui donner en partie raison), ou bien une caricature excessive qui légitime du même coup pour lui l’incapacité de construire de tels lieux (qu’il s’agisse des lignes de Nazca, de Tiwanaku, ou d’un autre lieu précolombien, du Mexique au Pérou en passant par la Bolivie et les pays avoisinants).
Ensuite, il y a le silence local.
Ce qui fait que l’on s’autorise à fantasmer une société, un lieu, une époque, c’est l’absence d’informations.
C’est pour cela que von Däniken se précipite chez les Mayas et sur la stèle de Pakal, jusqu’au moment où leur écriture redevient parfaitement lisible et provoque un relatif désintérêt pour la zone… en tout cas jusqu’au fameux calendrier supposé s’arrêter le 21 décembre 2012.
C’est ce qui justifie les appels récurrents aux Olmèques, l’une des plus anciennes civilisations de Mésoamérique dont il ne reste que quelques vestiges éparpillés.
Et dans le cas de Teotihuacan, l’absence de textes ou de données autres que les restes archéologiques, et dans le même temps l’aspect imposant du site et de ses pyramides, cela participe à créer un cadre idéal pour tenter d’y voir de supposés mystères.
A l’origine, il y a la fondation de Teotihuacan, vers -200, par une population indéterminée, peut-être déjà multiethnique dès ses premiers balbutiements.
Sans y comprendre grand-chose, Deïmian évoque un site « principalement de facture aztèque », un constat plus que paradoxal quand quatre siècles au moins séparent la civilisation teotihuacan de celle des Mexicas (nom plus approprié pour parler des Aztèques – mais nous utiliserons ici l’un ou l’autre) !
Planète RAW, plus justement, évoque une création par les Toltèques. Mais cela demande à être fortement nuancé.
« Toltèque », cela peut signifier la population de Tula et ses environs, mais ce vocabulaire désigne également des maîtres artisans ou artistes en langue nahuatl. Et donc, quand des récits aztèques parlent d’architectes toltèques à Teotihuacan, il faut plutôt y lire une admiration des Aztèques pour les constructeurs et leur savoir-faire, et non l’attribution des lieux à une population du nord. En prime, la période d’influence toltèque est également postérieure à l’apogée de Teotihuacan…
Ceux qui parlent des lieux, ce sont donc les Aztèques. Et c’est un problème récurrent pour appréhender Teotihuacan de façon correcte : il faut valider le récit d’une seconde civilisation qui arrive cinq à six siècles après celle dont il est question.
Et on ne sait d’ailleurs pas précisément d’où sont originaires les Aztèques… S’agit-il d’un groupe déjà présent et émergeant au XIVe siècle, ou plutôt d’un peuple nomade comme le veut leur tradition et potentiellement originaire du nord-ouest ?
Ils présentent deux spécificités : leur langue appartient au groupe uto-aztèque, famille de langues particulièrement présente sur la côte ouest et au nord, notamment partagée avec les Comanches ; ils construisent des pyramides doubles comme le fameux Templo Mayor dédié à la fois à la divinité de la pluie Tlaloc et à Huitzilopochtli, divinité spécifiquement aztèque. Deux éléments qui tendraient à valider la théorie d’une migration, et à éloigner un peu plus les Aztèques de Teotihuacan dans le temps et dans l’espace.
Si l’on parle de la fondation toltèque de Teotihuacan, on s’appuie donc sur un récit aztèque. C’est entendu.
Mais lorsque l’on parle de « Teotihuacan », on utilise là encore une dénomination qui est elle-même aztèque.
« La cité où les hommes se transforment en dieux » comme le traduit Deïmian n’est qu’un appel à peine voilé de sa part aux théories des anciens astronautes. Même réflexe lorsqu’il se réfère aux géants « venus des cieux », les quinametzin, qui ne sont jamais descendus sur terre ou arrivés du ciel selon les récits aztèques, mais se sont plutôt succédé avec les différents soleils et les humanités successives de la mythologie indienne.
En réalité, l’étymologie de « Teotihuacan » est incertaine.
« Là où se font les dieux », « Lieu où les dieux se réunirent », « Lieu des adorations », les options sont multiples. Si le nom renvoie très certainement aux dieux, il n’est pas question d’y transformer des hommes.
Que reste-t-il alors de cette cité dont la tradition est racontée par d’autres, et au nom d’origine incertaine ?
L’archéologie a révélé des éléments essentiels : on trouve à Teotihuacan des objets issus de diverses cultures mexicaines contemporaines, et également des restes humains dont certains sont identifiés comme provenant des zones mayas par exemple. Il y a des échanges commerciaux avérés et une influence étendue à plus de 200 ou 300 kilomètres de là lors de son apogée vers 150-450. On a également établi que la cité et ses alentours comptaient une population de plus de 100 000 habitants , peut-être jusqu’à 250 000.
De rares glyphes ont été découverts par Eduardo Matos et Rubén Cabrera qui présentent une parenté avec l’écriture aztèque, ce qui laisse penser que les Teotihuacans étaient également de langue nahuatl.
Pendant plusieurs siècles, Teotihuacan est l’un des centres névralgiques de la Mésoamérique. Et, aux alentours du VIIIe siècle, pratiquement au même moment que les civilisations mayas, Teotihuacan chute après environ un millénaire d’existence. Les lieux sont peu à peu délaissés.
En 2003, de fortes pluies tombent sur la région. Devant le temple de Quetzalcoatl, le sol s’écroule.
Une cavité vient d’être révélée.
C’est une première étape qui conduit à un tunnel qui s’engouffre sous la pyramide, tunnel lui-même régulièrement bloqué par une série de murs, et qui s’enfonce jusqu’à un emplacement situé au niveau du centre de la pyramide, avec en prime un dénivelé souterrain là où se situent les escaliers à la surface. Les lieux seront étudiés jusqu’en 2016, dévoilant des dizaines de milliers d’objets, statuettes, restes animaux et humains.
Il existe une galerie du même type sous la pyramide du Soleil, déjà vidée lors de sa découverte, probablement par les Aztèques.
Et en 2017, c’est sous la pyramide de la Lune qu’un autre tunnel est détecté.
Ces lieux souterrains sont une tradition partagée par de nombreuses civilisations mésoaméricaines, avec chacune des spécificités, choisissant pour les uns d’intégrer les galeries directement à l’édifice (avec les Mayas à Palenque notamment), ou de creuser des sites pour des offrandes (avec le Templo Mayor pour les Aztèques, ou ici à Teotihuacan).
Le monde souterrain est essentiel à la mythologie aztèque, comme aux peuples voisins.
Il s’agit du Mictlan, là où séjournent les morts. En rien des « enfers » comme le mentionne Planète RAW, au sens européen ou chrétien du mot.
Il peut s’agir également du Chicomoztoc, « le lieu des sept grottes », le lieu d’origine des tribus nahuatls, sorte de ventre maternel d’où émergent les peuples.
Et il peut tout aussi bien s’agir des deux à la fois. Le monde mésoaméricain est pensé de façon cyclique et binaire. Les opposés sont faits pour se rejoindre. Là où l’on peut monter sur la pyramide, notamment pour y procéder à des sacrifices, on peut également y creuser pour déposer des offrandes.
Le lieu de vie est un lieu de mort ; ce qui descend répond à ce qui monte ; et ainsi de suite.
Il faut noter également qu’à Mexico et aux alentours, où que le regard se tourne, on voit des montagnes sur la ligne d’horizon. Et ces montagnes sont souvent criblées de trous, de petites grottes créées par les mouvements sismiques dans la région.
C’est le cas par exemple des abords de Texcoco, à l’est de Mexico, lorsque l’on se rapproche du Mont Tlaloc.
Avec un ami, je m’étais rendu sur un minuscule site en hauteur, surplombant une partie de la vallée, peut-être un point d’où démarrait la cérémonie du Feu nouveau. Tous les 52 ans, à la fin du cycle calendaire aztèque, toutes les lumières étaient éteintes et le feu était rallumé depuis un lieu spécifique pour à nouveau illuminer l’ensemble de la ville et du lagon de Mexico.
Là, à l’hypothétique point de départ du rituel il y a cinq siècles de cela, nous avons assisté à une cérémonie chamanique, mélange de rites préhispaniques, chrétiens et new age.
Une quinzaine de personnes chantonnent des paroles où se mêlent des mots nahuatls et espagnols, jettent des fleurs et des petits bijoux métalliques de mauvaise qualité dans un petit espace autour duquel ils tournent, psalmodiant vers les quatre points cardinaux. Un peu plus bas, un des gardiens du site s’énerve après des adolescents qui se cachent entre les fourrés et les renfoncements naturels de la colline où ils vont pour fumer – probablement de la drogue.
Le Chicomoztoc a trouvé un nouvel usage.
Et 60 ans plus tôt, comme un écho à ce qui est en haut et ce qui est dedans, Octavio Paz écrivait : « La nuit tombe sur Teotihuacan. / Au sommet de la pyramide, les jeunes gens fument de la marihuana. / Des guitares enrouées chantent. » [Liberté sur parole, 1949]
En mars 2015, j’ai pu me rendre avec Sergio Gomez, l’archéologue en charge du site, dans le tunnel dit de Quetzalcoatl. A l’époque, ils venaient de parvenir au bout du tunnel depuis quelques semaines à peine, et s’affairaient à inventorier les éléments dans l’espace central.
Le tunnel a été un parcours semé d’embûches pour les archéologues.
Il faut d’abord imaginer les murs dressés tous les 4 à 8 mètres qu’il a fallu entrouvrir avec précaution afin d’éviter tout risque d’effondrement. Un robot a été utilisé avec un succès relatif pour avancer, scanner les lieux et se retrouver très vite bloqué face au mur suivant.
Après le passage du robot Tlaloc II-TC, ça a été au tour des archéologues de s’avancer en agrandissant le passage, avec des structures de soutien installées, des lumières posées contre les parois, pour ensuite entrouvrir le mur suivant, et recommencer la même opération, récupérant dans les espaces dévoilés entre chaque mur des dizaines d’artefacts à inventorier. Un travail de fourmi.
Autre difficulté à laquelle l’équipe a été assez vite confrontée, après les premières semaines, un archéologue (allemand, si mon souvenir est exact) qui avait passé quelques heures dans le tunnel a subitement refusé de remonter à la surface et s’est mis à menacer le groupe de travail présent autour de lui. L’homme était en plein délire schizophrénique.
Cette mésaventure a permis de réaliser qu’il y avait là une forte concentration de radon. Rien d’anormal en soi, c’est un phénomène naturel qui se produit parfois dans les mines souterraines où la concentration de radon augmente à cause de l’activité humaine. Mais cela a obligé à installer un système de ventilation, et a ralenti un peu plus les travaux sur le site.
Quand j’y descends, il y a donc toute une structure métallique pour le soutien, des planches couvrant le sol pour éviter d’y marcher, des lumières tout au long du tunnel et un bruit continu d’aspiration émis par les ventilateurs.
Les galeries souterraines de Teotihuacan ont retenu l’attention d’un bon nombre d’alternatifs. Le problème, c’est que ces lieux sont inaccessibles pour eux en tant que simples touristes et qu’ils doivent se contenter de voir au musée les objets trouvés dans les sous-sols exposés derrière une vitre.
Cela peut libérer leurs fantasmes en rêvant à des montagnes de crânes difformes (Planète RAW – là où il y a surtout des restes humains standards) ou leur faire dire des incongruités comme l’affirmation selon laquelle « tous les cultes qui ont été justement perpétués à Teotihuacan étaient des cultes dédiés à l’inframonde » (Deïmian).
S’il y a bien un monde souterrain (Chicomoztoc ou Mictlan, Inframonde, ou Xibalba si on reprend une terminologie maya), celui-ci est fermé après les offrandes et les cérémonies. A l’exception d’une probable réouverture du tunnel de Quetzalcoatl le temps de pratiquer de nouvelles cérémonies alors que Teotihuacan est encore une cité active (les murs intermédiaires sont-ils érigés lors de ce second passage ?), et de celui de la pyramide du Soleil qui a été vidé plusieurs siècles après, ces espaces souterrains n’ont pas vocation à être utilisés.
Au lieu de transformer ce souterrain en une sorte d’allégorie macabre comme le font les théoriciens de l’étrange, après plusieurs mois à voir la galerie s’agrandir et à y fouiller, Sergio Gomez y décèle pour sa part un monde nocturne. Et notamment le plafond, avant que le système d’éclairage électrique ne soit installé ; avec de simples lampes de poche ou à la lueur de flammes comme au moment de la conception des lieux, de petits éclats blancs dans la voûte réfléchissent la lumière, comme les étoiles d’un ciel nocturne…
Quelle que soit la signification voulue à l’origine par ceux qui l’ont creusée, ce que l’on trouve dans la galerie est classique des excavations à proximité des temples : poteries, corps humains, petites statuettes, nombreux éléments marins (conques, museau de poisson-scie, etc).
Sous certains aspects, les Aztèques sont des pilleurs culturels. Leur panthéon est un mélange de divinités typiquement mésoaméricaines et de figures spécifiques à leur peuple. Leur installation politique fulgurante et leur expansionnisme mené à plein régime se font avec une brutalité renforcée (des milliers de sacrifiés en quelques heures, notamment en 1487 où les codex évoquent au moins 20 000 mises à mort en 4 jours ; la destruction des temples et des archives lors de prises de villes ; de lourds impôts aux provinces soumises) mais aussi avec des compromis afin d’assurer une certaine cohésion de l’empire.
Cette tradition du compromis se retrouve encore au sein du panthéon lors de l’arrivée espagnole en 1519. Le dieu chrétien est intégré sans problème par les Aztèques à l’espace dédié au culte des divinités étrangères. Espace que Cortés et ses hommes vandaliseront, refusant de voir le Christ mélangé à des divinités païennes.
Si les Aztèques ont célébré Teotihuacan, ou du moins considéré qu’il s’agissait d’un lieu sacré dont leurs récits et leur mythologie devaient s’emparer, c’est là encore probablement dans le but de légitimer leur présence, tout comme ils ont usé d’une tradition de réécriture permanente de leurs origines depuis leur exode de la ville mythique d’Aztlan. Les dates changent, les lieux ne sont pas mentionnés dans le même ordre ou certains disparaissent des récits. Chaque codex raconte la même histoire mais la narration y est à chaque fois différente.
Teotihuacan a pu être un lieu de culte pour les Aztèques, un site-mémoire. Ils l’ont par endroits exploré, mais ils ne se sont pas emparé des lieux pour les faire revivre à proprement parler.
Ainsi, lorsque Deïmian affirme que « Les Aztèques, qui sont arrivés ici au XIVe siècle, eux ont construit quelques temples dont le temple de Quetzalcoatl », qu’on trouve sur les lieux des « fresques aztèques », ou que les galeries souterraines sont choisies « pour en faire un peu on va dire le centre spirituel de la civilisation de Teotihuacan et aztèque », il construit de toutes pièces des raccourcis absurdes et démontre que, plus touriste que connaisseur, il se contente de se balader à l’aveugle sur le site le temps d’un « Teotweekend » – selon sa prononciation hasardeuse.
A la surface, Deïmian propose des analyses tout aussi étranges. En particulier lorsqu’il parle de la pyramide du Soleil, il évoque une construction « sur sept niveaux » et indique qu’« au cinquième niveau, en 1906, les archéologues ont trouvé une couche de mica feuilleté ».
Et cela pose un nouveau problème : l’édifice présentait à l’origine quatre degrés, un cinquième ayant été ajouté au début du XXe siècle en raison d’une reconstitution archéologique erronée !
La réalité, comme trop souvent, c’est que les pyramidologues ne cherchent pas des informations, ils ne traitent pas un site archéologique ou une civilisation dans son ensemble mais projettent au contraire les données qu’ils souhaitent retrouver dans l’univers sur lequel ils ont jeté leur dévolu. Peu importe qu’il s’agisse du plateau de Gizeh, d’Angkor Vat, des tracés de Nazca, l’essentiel c’est que ça valide.
Quentin Leplat a cette phrase fascinante : « Les fouilles archéologiques ne donnent pas les réponses qu’on souhaite » ! Quel meilleur aveu ? Il cherche ce qu’il veut trouver et ne retient que ce qui peut corroborer sa théorie. Et d’ajouter : « un consensus n’est pas pour autant une vérité ».
Là où Deïmian tombe régulièrement dans la facilité ou la méconnaissance et emploie ici ou là un langage des oiseaux pour lier Tiwanaku et Teotihuacan, Quentin Leplat opte pour tracer des traits dans tous les sens et trouver autant de chiffres et de proportions qu’il estime révélatrices.
Sa philosophie se résume à la géométrie qu’il qualifie de « langage universel qui peut traverser le temps », dans la même veine que Jacques Grimault et son équateur penché ou que Patrice Pooyard qui s’extasie dans le final de BAM sur un pavé droit dont les proportions sont de 1 de large, 1 de haut et 2 de long…
Dans leurs discours, l’objectif est régulièrement le même : trouver autant que possible des chiffres ronds pour tenter de prouver un usage quelconque du système métrique, quand bien même la majorité des mesures ne vont pas dans ce sens, et bien que des pseudo-archéologues anglophones se livrent au même jeu à coups de pieds et de yards. Autrement, il faut absolument trouver des proportions avec le nombre d’or Phi ou la constante d’Archimède Pi – rebaptisée par Quentin Leplat « Pie » (sic).
Rien de nouveau en réalité, ils reprennent des raisonnements vieux de plusieurs décennies, suivant les théories de Georges Barbarin dans Le secret de la grande pyramide ou la fin du monde adamique (1936), ou de Peter Tompkins qui jongle entre Gizeh et le Mexique dans les années 1970, plus récemment Mark Reynolds dans la même veine, qui cite le précédent côte à côte avec les textes de Platon évoquant l’Atlantide.
La littérature classique s’amuse même de ces comparaisons à l’emporte-pièce. Aimé Césaire publie « Délicatesse d’une momie » dans le recueil Soleil cou coupé (1947) : « Astrologues / toutes vos mesures sont dans ma démesure / en coudées pyramidales / en capacité de pleurer de respirer ».
Et Gustave Flaubert dans Madame Bovary (1857 !) qui se livre à une visite tout en démesure de la cathédrale de Rouen avec un personnage qui s’exclame : « La Flèche ! la Flèche !... (...) Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide d’Egypte. Elle est toute en fonte, elle... »
Rien de neuf donc chez Quentin Leplat qui prolonge un jeu numérique où il ne s’agit pas tant de constater que « d’envisager l’intention des bâtisseurs ».
Les mesures sont tantôt données, tantôt reprises. Un pseudo-archéologue ici, Google Maps là. Et un problème se pose ici, puisque certaines mesures sont faites en suivant le dénivelé des pyramides, d’autres à vol d’oiseau entre deux points. La justification à cette méthode n’étant pas la méthode elle-même ou une quelconque connaissance de la Mésoamérique, mais toujours le résultat obtenu.
Lorsqu’il constate que « c’est la distance qui nous intéresse. Elle est exactement de 800m. Une distance de 800m tout rond » entre les deux grandes pyramides.
Or, lorsque de mon côté je m’amuse également à tracer des lignes sur Google Maps, j’obtiens un chiffre entre 805 et 810 mètres…
Même chose pour la distance entre l’autel central et la pyramide du Soleil. Il dit 618 mètres, Google Maps me donne 625 !
Autre surprise, pour le temple de Quetzalcoatl, il mesure subitement la Ciudadela dans son ensemble et pas la seule pyramide, choisissant selon son bon vouloir les proportions qui peuvent correspondre à sa démonstration.
Du coup, il propose sans ciller d’imaginer la hauteur d’un temple au sommet de la pyramide du Soleil dont il définit arbitrairement la hauteur à 70 mètres au-dessus du sol pour, avec une longueur arrêtée à 220 mètres, établir un rapport de 220 / 70 qu’il indique comme égal à Pi.
Son argument ? « Elle est tronquée comme la pyramide de Khéops de son sommet. » Problème une fois de plus : il n’est pas question de monter sur Khéops ! Alors qu’inversement, une pyramide mésoaméricaine présente un escalier sur au moins l’une de ses faces pour la gravir. Leplat, comme Pooyard et Grimault dans La révélation des pyramides, compare les édifices entre eux et considère en partie cela légitime parce qu’il s’agit de « pyramides ».
Il n’y a pourtant aucune pyramide au Mexique avant le XVIIe voire le XVIIIe siècle.
A aucun moment les conquistadores espagnols, Cortés, Narvaez, Alvarado et le reste de la bande n’utilisent ce mot. Bernal Diaz del Castillo dans son Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne parle régulièrement de tours, comme Hernán Cortés dans ses lettres au roi.
D’autres évoquent des temples (avec une connotation païenne ou juive) et certains utilisent même le mot de « mosquée ». 1492, c’est l’année de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. C’est également l’année où Grenade est reprise aux Arabes.
A peine plus d’une génération sépare la Reconquista sur le sol espagnol de la Conquista sur le sol mexicain.
Les amalgames se font facilement, et les termes s’entrecroisent. Le puma et le jaguar se font appeler « tigre » ou « lion » par les Espagnols, tandis que les Mayas par exemple nomment les chevaux « cerfs domestiques ». Les édifices n’échappent pas à la règle. Que l’on y voie des mosquées… ou des pyramides.
L’autre élément qui fait revenir les alternatifs à Teotihuacan, ce sont les dimensions du site. La pyramide du Soleil en particulier est souvent présentée comme la plus grande du Mexique.
Et c’est faux.
Il s’agit de la plus haute.
Mais la plus grande en terme de proportion et la plus étendue de toutes les pyramides au monde, c’est celle de Cholula, dite Tlachihualtepetl. Une surface au sol pratiquement équivalente à quatre fois ce que couvre la pyramide de Gizeh. Et personne n’en parle ni ne fait de comparaison entre les deux édifices. Quid des ufologues, pseudo-scientifiques et néo-évhéméristes ?
Pourquoi un tel désintérêt pour ce complexe tellement impressionnant et large qu’à son sommet a été construite l’église de Nuestra Señora de los Remedios ? Et dans ses entrailles, des tunnels sur plusieurs niveaux, traversant l’édifice de part en part sur huit kilomètres !
Autre surprise face à cette philosophie du « plus c’est grand, plus c’est mystérieux » qu’affectionnent tant les pseudo-archéologues, pourquoi se désintéressent-ils par exemple de Cantona, le plus grand site mexicain délaissé même des touristes ?
Pourquoi la démonstration ne repose-t-elle en fait que sur un seul site ou un seul objet ?
Au même titre que l’Égypte semble se limiter à Gizeh et presque exclusivement à Khéops, pourquoi limiter le Mexique à Teotihuacan ou à une rapide évocation des Olmèques ?
Le Mexique regorge de constructions précolombiennes que les archéologues n’ont pas le temps d’explorer.
Une simple vadrouille en ligne droite dans une rue de Mexico a toutes les chances de conduire à un site archéologique à ciel ouvert, même s’il ne s’agit que d’un espace de quelques dizaines de mètres carrés.
Le moindre agrandissement d’un édifice ou la construction d’un parking prend des mois afin d’inventorier ce qui est trouvé en creusant quelques centimètres.
Dans une très grande partie des villes du pays, de petites plateformes précolombiennes sont accessibles, notamment le long des côtes du Yucatan.
Le monde préhispanique est présent, accessible, vivant souvent dans les histoires des uns ou les petits rituels improvisés des autres, dans un mélange des genres entre catholicisme et mythologie indienne sur les murs d’une église, ou dans une cérémonie chamanique de prise de champignons hallucinogènes dans un coin perdu du pays.
Difficile alors de voir de la curiosité et de l’ouverture d’esprit en limitant le Mexique à Teotihuacan et en passant du temps à y chercher des mètres dans moins de 5% des mesures que l’on peut y tracer.
Mais c’est une bonne idée peut-être, vu les circonstances, de feindre pour le moins de poursuivre son grand travail sur le "Savoir secret" car on peut toujours dire, s’il ne paraît jamais, que le titre en explique l’absence.
Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan
Laurent Tlacuilo – mai 2020
Sources :
https://www.youtube.com/watch?v=jvSJ2COahxQ
https://www.youtube.com/watch?v=Y8TLiZgMK4w
https://www.youtube.com/watch?v=HvSDOmZhyjg
https://web.archive.org/web/20060811212945/http://www.nexusjournal.com/Reynolds.html
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/teotihuacan_une_architecture_cosmique.asp
http://passerelles.bnf.fr/dossier/teotihuacan_01.php
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Mar%C3%ADa_Velasco_G%C3%B3mez
Georges Barbarin, Le secret de la grande pyramide ou la fin du monde adamique, 1936
Peter Tompkins, Secrets of the Great Pyramid, 1971
Mysteries of the Mexican Pyramids, 1976
Bernal Diaz del Castillo, La Conquête du Mexique (éditions Actes Sud)
Hernán Cortés, La conquête du Mexique (éditions La Découverte)
Christian Duverger, L’origine des Aztèques, 1983
Alessandra Pecci, La grande histoire de l’art 16. Les Aztèques, 2007
Teotihuacan – Cité des dieux (catalogue d’exposition), 2009
Le cinquième soleil – Arts du Mexique (catalogue d’exposition), 2012
Magazine Arqueologia Mexicana (Vol XXII – 131, XXIV – 140 et Edición Especial 35)