Voilà, la grande "conférence scientifique internationale" (en) organisée par M. Osmanagic à Sarajevo est terminée ; les archéologues chinois ont parlé des pyramides chinoises, les archéologues égyptiens des pyramides égyptiennes... et les compères de M. Osmanagic ont ressorti leurs "arguments" habituels : géométrie parfaite, proto-alphabet et autres analyses pseudo-géologiques, en allégeant un peu, conférence "scientifique" oblige, la sauce New Age et les délires à la Goran Cakic. Les conclusions (en) de la conférence sont poliment prudentes : il faut identifier "l’origine des collines pyramidales de Bosnie", identification qu’on délègue à de futures recherches et à une seconde conférence [1].
Je ne sais pas si M. Osmanagic envisage de publier un jour les actes de cette conférence ; en tout cas, les seuls papiers actuellement publiés - et largement commentés dans la presse locale (bs) - concernent un élément que la Fondation annonce comme "crucial" (bs) : la datation d’un fragment de bois trouvé dans le tunnel de Ravne.
Ce qui rend ce morceau de bois si important aux yeux de M. Osmanagic, c’est le fait qu’il a été trouvé, encastré dans le conglomérat qui forme les parois du tunnel, à peu de distance (une quinzaine de mètres d’après l’archéologue Andrew Lawler, une dizaine d’après la Fondation) du fameux "mégalithe T1", celui sur lequel M. Osmanagic père prétend avoir identifié un "alphabet proto-bosnien". Le raisonnement de M. Osmanagic (bs) est simple : comme le "mégalithe" était recouvert de ce conglomérat, c’est que les symboles gravés à sa surface sont antérieurs au dépôt du conglomérat ; l’âge du fragment de bois doit donc fournir l’âge minimal du mégalithe et de ses "gravures". D’où, on le comprend, la joie de l’équipe de la Fondation lorsque deux laboratoires, l’un en Pologne et l’autre en Allemagne, ont donné des âges à peu près concordants pour le bois : 34 000 BP pour l’un et 30 600 BP pour l’autre. Et M. Ahmed Bosnic, Directeur de la Fondation, de proclamer (bs) immédiatement que l’existence "d’artefacts" - et d’une écriture - vieux de plus de 35 000 ans va "changer l’histoire de la planète".
Malheureusement pour la Fondation, comme d’habitude l’annonce est quelque peu prématurée. Je ne reviendrai pas sur le fait que l’âge des "symboles gravés" sur le fameux mégalithe pourrait, d’après certains, ne pas dépasser deux ans... Avant même de discuter la signification de cette datation au carbone 14, commençons par relever quelques curiosités concernant les prélèvements effectués sur ce fragment de bois, et les rapports fournis par la Fondation sur les datations.
Première curiosité sur les prélèvements : le premier a été fait par l’archéologue attitré [2] de la Fondation, visiblement selon les règles de l’art ; M. Lawler a envoyé les échantillons prélevés à deux laboratoires, Oxford et Kiel. M. Lawler a cependant appris quelques semaines plus tard qu’un deuxième prélèvement avait été effectué par Muris Osmanagic - qui, rappelons-le, n’est pas du tout archéologue ; et ce dernier n’a pu lui fournir aucune information précise sur sa méthode de prélèvement (date, taille du specimen, méthode de conservation...). Un troisième échantillon a donc été envoyé par M. Osmanagic père à un laboratoire en Pologne. Cependant, alors que M. Lawler avait pris soin, comme il est d’usage, de ne prélever que de petits échantillons et de laisser en place le reste du bois, il a constaté, après le "prélèvement" de M. Muris Osmanagic, la disparition totale du morceau de bois - ce qui rend bien évidemment impossible toute analyse complémentaire [3]. La Fondation justifie (bs) ce double prélèvement par la nécessité d’assurer "la sécurité des données"...
Deuxième curiosité : les résultats des analyses, qui ont donc été présentés lors de la conférence de Sarajevo, sont mentionnés dans deux rapports publiés sur le site de la conférence. Le premier est le rapport du laboratoire polonais (en) ; il est évident qu’il ne s’agit pas du rapport original, et que quelqu’un de la Fondation y a ajouté en particulier les paragraphes (légendes des photos) concernant le "mégalithe" et ses "signes préhistoriques" ; on y trouve aussi la mention des conglomérats "marins/lacustres" à laquelle M. Muris Osmanagic, qui ne peut décidément pas renoncer à son idée d’une "inondation catastrophique", nous a habitués... Le deuxième est le rapport de M. Lawler sur les résultats du laboratoire allemand (en). Concernant ce dernier, comme je l’ai déjà signalé ici, il est évident que le rapport est très incomplet : il y manque toute la discussion, annoncée pourtant dans l’introduction, sur la portée et les implications des datations obtenues. Je pense qu’on peut se faire une petite idée de ce qu’était le contenu de ce rapport de M. Lawler avant censure, en lisant le résumé (en) qu’en fait un proche de la Fondation, M. Djurdjevic, sur son blog. On y constate en particulier que M. Lawler, contrairement à Muris Osmanagic, prend la peine de consulter les travaux des géologues locaux, et discute de la compatibilité de la datation obtenue avec la géologie locale.
On en arrive là au point crucial : les dates obtenues pour le fragment de bois (30 000 à 35 000 BP) sembleraient indiquer que le conglomérat du tunnel de Ravne est extrêmement récent géologiquement parlant. Or la seule source pour un âge Pléistocène voire Holocène de ce conglomérat est le minéralogiste égyptien Aly Barakat. Il précise en effet dans son court "rapport" publié en 2007, à propos du tunnel de Ravne : "It runs through the contact between geologically older sandstones and geologically recent (Pleistocene/Holocene ?), Continental Conglomerates" ("il circule à travers le contact entre les grès géologiquement plus anciens et les conglomérats continentaux géologiquement récents (Pléistocène/Holocène ?)"). Toutes les autres sources auxquelles j’ai pu avoir accès (cartes et études géologiques, voir les sources de cet article), sans exception, montrent 1) la présence de conglomérats lacustres du Miocène, âgés de plus de 6 ou 7 millions d’années, à l’emplacement du tunnel, 2) l’absence de dépôts quaternaires significatifs au même endroit. Faut-il donc donner raison à un minéralogiste égyptien contre l’ensemble des géologues bosniens ? Encore faudrait-il savoir comment M. Barakat a pu déterminer cet âge très récent des conglomérats de Ravne (puisque, rappelons-le, il les datait du Pléistocène ou de l’Holocène avant que la datation au carbone 14 ait été réalisée) ; ne serait-ce pas tout simplement que cet âge lui a été "suggéré", par exemple par M. Muris Osmanagic, qui tient absolument à ce que les conglomérats n’aient pas plus de quelques milliers ou dizaines de milliers d’années puisque, prétend-il, les "symboles" ont été gravés sur le "mégalithe" avant le dépôt des conglomérats - et que faire remonter ce "proto-alphabet" à plusieurs millions d’années doit, même à lui, paraître un peu outré ?
Mais si les conglomérats de Ravne forment effectivement, comme l’affirment les géologues, la partie supérieure de la série de Lasva d’âge Miocène, comment concilier ce fait avec l’âge attribué à ce fragment de bois trouvé à l’intérieur du conglomérat ? On pourrait imaginer de nombreuses hypothèses - une de celles qu’évoque Andrew Lawler par exemple est la formation - naturelle ? - du tunnel dans les conglomérats d’âge Miocène, suivie de leur comblement partiel, il y a 30 000 ans, par des dépôts liés à une inondation localisée qui aurait aussi apporté le fragment de bois. Mais l’explication de loin la plus probable est tout autre, et nécessite de comprendre les bases de la datation au radiocarbone (fr).
Cette méthode de datation repose sur la mesure de la quantité de carbone 14 (un des isotopes du carbone) présent dans la matière organique. Après la mort d’un organisme, la quantité de C14 qu’il contient diminue progressivement ; la période radioactive, ou demi-vie, du C14 est de 5730 ans, ce qui signifie que la moitié des atomes de C14 disparaît toutes les 5730 années. La méthode est considérée comme fiable jusque vers 35 000 ans : au-delà, la quantité de C14 devient de plus en plus difficilement mesurable, et même si on peut utiliser la méthode jusque vers 50 000 ans, c’est au prix d’une imprécision de plus en plus grande. Par ailleurs, la méthode nécessite des échantillons exempts de contamination par de nouveaux atomes de carbone, apportés par exemple depuis le sol par les eaux de percolation.
Si les conglomérats de Ravne sont bien d’âge Miocène, le bois fossilisé (qui n’est donc plus de la matière organique) qu’ils contiennent, avec un âge de plusieurs millions d’années, ne devrait bien sûr plus contenir aucun atome de C14 ; utiliser une datation au radiocarbone sur un charbon fossile, qui n’a théoriquement plus du tout de C14, n’a aucun sens. Cependant, de telles datations (de charbon, lignite, pétrole voire diamant) ont souvent été tentées, en particulier par des créationnistes cherchant à "prouver" une chronologie courte de l’histoire de la planète compatible avec la Bible (voir par exemple ce site (fr)) ; or ces tentatives donnent assez souvent des résultats qui tournent autour de 35 000 ans, confirmés par des laboratoires indépendants et non suspects de sympathies créationnistes. Les spécialistes expliquent cependant très bien le phénomène (voir ici (en) ou ici (en)) ; trois mécanismes principaux peuvent enrichir un sédiment ancien en nouveaux atomes de carbone 14, donnant ainsi l’illusion d’un âge plus récent, proche de la limite de validité de la méthode : contamination par des eaux souterraines transportant du carbone organique ; création de carbone 14 due à des radiations (dans le cas de roches radioactives environnantes) ; présence de bactéries souterraines, dont certaines prolifèrent sur les lignites et le charbon, les enrichissant en carbone organique. Dans le cas du tunnel de Ravne, la première hypothèse (contamination d’un bois fossilisé par les eaux souterraines) est me semble-t-il la plus probable.
Je dirais donc que les dates obtenues sur ce fragment de bois de Ravne n’ont guère de sens ; à tout le moins, l’hypothèse d’un sédiment ancien contaminé par du carbone organique récent aurait dû être envisagée en priorité, étant donné l’âge Miocène attribué par les géologues au conglomérat. Il semble que, des trois laboratoires consultés, le seul à évoquer cette possibilité soit celui d’Oxford, ce qui a donné lieu, de la part de la Fondation, à une de ces mises en scène médiatiques dont elle a le secret :
1) Le 5 septembre, au moment où la Fondation publie les deux rapports (bs) évoqués plus haut sur les résultats d’Allemagne et de Pologne, elle évoque le fait que le laboratoire d’Oxford s’est révélé "incapable" de dater son échantillon, et publie, sous le titre trompeur de "rapport" de ce laboratoire, un mail (en) envoyé par une administratrice du labo à Muris Osmanagic [4].
2) Les jours suivants, la Fondation multiplie les allusions au laboratoire d’Oxford, accusé tantôt d’incompétence, tantôt d’être part du "complot" des scientifiques contre M. Osmanagic, accusations qui sont reprises par la presse locale (bs).
3) A partir du 10 septembre, il semble que le laboratoire anglais se soit ému de la façon dont il était traité sur le site de la Fondation, et ait demandé le retrait du mail évoqué plus haut qui n’est pas un rapport scientifique. Aussitôt, c’est la plongée dans la paranoïa de M. Osmanagic et de ses amis : la Fondation "subit des pressions internationale" (bs), la Fondation "menacée par Oxford" (bs), "l’Université d’Oxford essaie d’intimider et de réduire au silence la Fondation" (en)...
4) Quelques jours plus tard (épilogue de l’histoire ?), la Fondation ajoute - très discrètement - sur son site, au bas de l’article du 5 septembre (bs), et sous le même titre de "rapport du laboratoire d’Oxford", une lettre (en) officielle d’un scientifique du laboratoire :
Cette lettre explique très clairement pourquoi le laboratoire n’a pas daté l’échantillon fourni : "l’échantillon contenait une très faible quantité de carbone", ce qui "confirme notre constatation initiale du fait qu’il ne s’agissait pas de bois", mais d’un "sédiment faiblement carbonaté" ; donc toute mesure, plutôt qu’au bois, s’appliquerait "à d’autres éléments dans le sol contenant du carbone". La conclusion : "Notre conclusion est que l’échantillon transmis à notre laboratoire n’est pas du bois, mais un sédiment faiblement carbonaté. En tant que tel nous ne pensons pas qu’on puisse attacher aucune signification archéologique à son contenu en radiocarbone"... On est donc bien dans l’hypothèse évoquée plus haut d’un bois fossilisé dont la faible teneur en carbone organique correspond à une contamination depuis le sol et ne peut donner aucune datation significative.
Bref, ce n’est encore pas avec cette datation non significative que M. Osmanagic va "révolutionner l’histoire de la planète"...