Archéologie réelle à Visoko
Article mis en ligne le 16 septembre 2007

par Irna

Depuis le début de l’affaire des "pyramides", une des antiennes de M. Osmanagic, de son équipe et de ses fans, est que la région de Visoko serait quasiment "terra incognita" pour les archéologues, ce qui permet une double attaque : 1) les archéologues "officiels" ne feraient pas leur travail ; et 2) grâce à M. Osmanagic la richesse archéologique de la région sera révélée. Cette idée est doublement fausse, en ce sens que, s’il reste très certainement beaucoup de zones d’ombre, l’archéologie de la région de Visoko est beaucoup mieux connue que M. Osmanagic ne veut bien le dire, et que d’autre part il apparaît de plus en plus certain que les "fouilles" qu’il mène, loin de mettre en valeur la richesse réelle de la région, ont d’ores et déjà détruit au moins partiellement un certain nombre de sites.

Moyen-Age

En ce qui concerne la richesse archéologique de la région de Visoko, elle est indéniable pour la période médiévale [1]. Visoko et la région immédiatement environnante, le long de la vallée de la Bosna, formaient le coeur du royaume médiéval de Bosnie. J’ai déjà mentionné plusieurs fois la forteresse de Visoki, forteresse et résidence royale où ont été rédigées plusieurs chartes durant le XIVème siècle. L’emplacement de la forteresse est assez bien connu pour qu’on ait pu en dresser le plan, et a déjà été fouillé au moins partiellement, et le site est classé Monument national (en) depuis 2004. Par contre les pentes de la colline de Visocica sous la forteresse elle-même, qui abritaient probablement un habitat médiéval dense, n’ont pas encore été correctement étudiées ; heureusement la décision d’extension de la zone protégée par la Commission pour la protection des Monuments nationaux en 2006 a permis de mettre ces pentes à l’abri des "fouilles" de M. Osmanagic qui, dans sa hâte de dégager le substrat géologique qu’il considère comme formant les "murs" de la "pyramide du Soleil", évacuait purement et simplement les éventuelles couches archéologiques sus-jacentes.

En plus de Visoki, de nombreux autres sites témoignent du rôle essentiel de cette vallée à l’époque médiévale, connus grâce au travail important réalisé par l’archéologue et médiéviste Pavao Andelic. On peut mentionner le site de Mile/Arnautovici (en) [2], centre politique et religieux. Fouillé au début du XXème par l’archéologue austro-hongrois Carl Patsch, il a surtout été étudié dans les années 1970 par Pavao Andelic qui l’a tiré de l’oubli et l’a fait reconnaître comme site d’importance nationale [3]. On y trouve les restes de l’église Saint-Nicolas (en fait 4 bâtiments superposés : un bâtiment de l’Antiquité tardive, une église romane et deux églises gothiques successives), qui servit au couronnement de plusieurs souverains du royaume de Bosnie, en particulier Tvrko I Kotromanic et Stjepan Tomas ; ceux d’un monastère franciscain ; plus d’une centaine de tombes, à l’intérieur et à l’extérieur de l’église, dont celles, là encore, de plusieurs souverains (Stjepan II Kotromanic et Tvrko I Kotromanic) ; Mile était également le lieu où se tenait l’assemblée des Etats de Bosnie.

Un autre site important, non fouillé, est celui de Mostre, centre religieux et universitaire réputé, siège de dignitaires de l’Eglise schismatique bosniaque (ecclesia bosniensis, considérée comme hérétique tant par les Catholiques que par les Orthodoxes). On peut mentionner aussi le site de Biskupici, toujours dans la vallée de la Bosna, où fut trouvé l’un des principaux documents épigraphiques médiévaux de Bosnie, la "plaque de Ban Kulin" datant de la fin du XIIème siècle.

Néolithique

Cependant, l’occupation humaine de la vallée de Visoko est bien antérieure au Moyen-Age, et de nombreux sites préhistoriques y sont répertoriés. Stultitia, après avoir épluché les bibliographies sur l’histoire de la région - ce que les "spécialistes" de la Fondation ne se sont visiblement jamais donné la peine de faire, nous livre sur son blog de passionnants extraits d’une monographie publiée en 1984 et intitulée "Visoko et sa région à travers l’histoire". Le premier tome de cet ouvrage a été écrit par plusieurs historiens et archéologues (Ivo Bojanovski, Borivoj Covic, Brunislav Marijanovic) sous la direction de Pavao Andelic déjà évoqué, et fait le point sur les connaissances et les sites de la région de Visoko à travers la Préhistoire, l’Antiquité et le Moyen-Age.

Le chapitre sur le Néolithique (bs) livre des informations sur sept sites connus, représentés sur cette carte :

De nombreux détails sont donnés sur les deux sites les mieux connus, les seuls à avoir été fouillés au moins partiellement à l’époque de la publication du livre, ceux de Arnautovici et Okoliste (n° 5 et 6 sur la carte). Celui d’Okoliste, appartenant à la culture de Butmir (en) (du site éponyme près de Sarajevo), et daté de 5200-4500 avant JC, est le plus intéressant ; de nouvelles fouilles y sont menées depuis 5 ans par une équipe internationale dirigée par Zilka Kujundzic-Vejzagic [4] du Musée de Sarajevo et Johannes Müller de l’Université de Kiel en Allemagne (voir les pages consacrées à Okoliste sur le site de l’Université de Kiel (de), ainsi que sur le site du Deutsches Archäologisches Institut (de) ; voir aussi ce résumé en anglais ou celui-ci sur le site de l’Ecole de Science et Technologie de Sarajevo). Ces fouilles, dont on peut préciser au passage qu’elles sont entièrement financées par l’Institut allemand, les autorités de Bosnie n’y ayant jamais consacré un centime, ont montré qu’il s’agit d’un des sites néolithiques les plus importants d’Europe, peut-être unique par sa taille : il s’agissait en effet d’une véritable "agglomération" d’environ 300 maisons, entourée de plusieurs enceintes défensives et palissades, dans laquelle vivaient sans doute autour de 3000 personnes (ce qui est exceptionnel pour le Néolithique, où la taille des villages ne dépasse pas quelques centaines de personnes). En plus de livrer une énorme quantité de matériel (lithique, céramiques, statuettes...), le site pourrait bien fournir aux archéologues des réponses à quelques questions clés, en particulier à celle du processus de passage de "sociétés égalitaires, dans de petits villages, à des sociétés complexes, hiérarchisées", évoluant vers un début d’urbanisation [5].

Parmi les autres sites néolithiques mentionnés par la monographie, on trouve également celui de Zbilje (n° 3 sur la carte ci-dessus), dont il est précisé qu’il s’étend sur une très large surface, sur les hautes terrasses de la rivière. Or il est à noter que le village de Zbilje est précisément celui qui s’étend au pied de la colline de Pljesevica, dite "pyramide de la Lune" par M. Osmanagic, et qu’une grande partie des "fouilles" de celui-ci ont lieu au pied même de la colline : on peut voir ici l’emplacement des différents sondages, et le fait que les sondages n° 1 et 12 sont situés précisément sur ces "hautes terrasses" au pied de la colline. Deux autres sites repérés comme néolithiques, les sites de Dvor et Ginje (n° 1 et 2) au sud de Visoko, ont peut-être bien également attiré l’attention de pseudo-archéologues amateurs émules de M. Osmanagic. En effet, on trouve sur le site de la Fondation une série de quatre documents (1 (bs), 2, 3 (bs) et 4 (bs)) rédigés par un "architecte diplômé" et deux "vétérinaires diplômés" et enthousiastes, où ceux-ci présentent triomphalement à M. Osmanagic leur découverte de deux "formations" près des villages de Dvor et Ginje, "formations" que, persuadés d’avoir découvert de nouvelles traces de la "civilisation mystérieuse" qui a construit les pyramides, ils se sont empressés de commencer à "fouiller", là aussi sur les pentes mêmes où la monographie de 1984 indique la présence de deux petits sites néolithiques.

Age des métaux

Le chapitre suivant (bs) de la monographie rédigée sous la direction de Pavao Andelic se consacre à la proto-histoire, très riche dans la région de Visoko. A cette période, de nombreux villages sont installés sur les hauteurs pour des raisons défensives ; nombre de ces villages proto-historiques portent aujourd’hui le nom de "gradina", "gradac" ou "grad", à l’exemple de la colline de Visocica dont l’autre nom est justement "Grad". Concernant cette colline dont M. Osmanagic a fait la "pyramide du Soleil", la monographie mentionne "la grande quantité de céramiques préhistoriques" qu’on peut trouver "partout sur les pentes", et en déduit la quasi-certitude d’une "longue occupation préhistorique" datant de l’Age du Bronze et s’étant poursuivie jusqu’à l’Age du Fer.

Stultitia met en relation ces faits avec certaines déclarations d’anciens membres du projet de M. Osmanagic, par exemple celles de l’archéologue Silvana Cobanov (bs) en juin 2006, où elle mentionne la découverte sur la "pyramide du Soleil" "d’armes néolithiques et de céramiques" ; on peut rappeler aussi les différents "artefacts perdus" par la Fondation (voir ici et l’article de Stultitia "The missing artifacts" (en)). Tout cela semble aller dans le même sens : la Fondation a bien, avant que la Commission pour la protection des Monuments nationaux n’étende le périmètre de protection aux pentes de Visocica, perturbé un certain nombre de gisements néolithiques ou proto-historiques, sans que les trouvailles soient répertoriées et documentées puisque l’objet des "fouilles" était de dégager le plus vite possible les "murs" de la pyramide.

Enfin, toute une partie de ce chapitre (bs) de la monographie est consacrée à l’étude de deux sépultures de l’Age du Fer, la première située à Gracanica et la deuxième à Vratnica, là même où la Fondation de M. Osmanagic est en train de fouiller une "mystérieuse structure de pierre" (en). La description de la sépulture de Vratnica est particulièrement intéressante, en ce sens où elle montre, comme l’a remarqué Stultitia, de très nombreux points communs avec la structure rectangulaire, naguère présentée comme "l’entrée de la pyramide", mise au jour dans le sondage n° 12 sur Pljesevica : même localisation au pied de la colline, à l’endroit où la pente se fond dans les terrains horizontaux de la vallée ; même forme rectangulaire en partie entaillée dans la pente ; même type de murs de pierre sèche ; mêmes dimensions, environ 3 mètres sur 2 ; jusqu’aux "clous" trouvés par l’archéologue grecque Nancy Gallou dans la structure de Pljesevica, et qui pourraient évoquer les fibules trouvées à Vratnica.

Un des murs de la tombe de Vratnica
A wall from the Vratnica tomb
Structure de Pljesevica
Pljesevica structure
Structure de Pljesevica
Pljesevica structure

Stultitia relève ainsi les nombreux indices qui peuvent laisser supposer que l’équipe Osmanagic a vidé de tout son contenu une sépulture proto-historique, le moindre de ces indices n’étant pas une déclaration du géologue égyptien M. Barakat lui-même, devant le Conseil Suprême de la Culture en Egypte, déclaration rapportée en ces termes par le journal The Daily Star Egypt (en) : "He indicated that he had found a tomb behind one of the pyramids. It contained human bones and organic materials which could have been a preserved organ or liquid food.Barkat said he believed the grave was some 5,000 years old." (Il a indiqué avoir trouvé une tombe derrière une des pyramides. Elle contenait des ossements humains et des matériaux organiques, qui pouvaient être des organes conservés, ou des aliments liquides. Barakat a dit qu’il pensait que la tombe datait de 5000 ans.)

Si le site de Visocica, médiéval et proto-historique, est désormais à l’abri des désastreuses entreprises de M. Osmanagic - du moins tant que le ministre de la culture M. Grahovac et les responsables de la Commission pour la protection des Monuments nationaux restent à leur poste, il n’en est pas de même pour les quatre sites évoqués ci-dessus, Vratnica, Zbilje, Dvor et Ginje. Sans compter que les sites connus et décrits dans la monographie de Pavao Andelic ne sont sans doute qu’une partie de ce que cache encore comme richesses archéologiques la vallée de Visoko, peuplée en continu depuis plus de 7000 ans [6]. Cette richesse archéologique, compromise par l’impéritie des hommes politiques et la "pyramidomania" qui transforme hommes d’affaires, architectes, géodésistes et vétérinaires en "archéologues", est précieuse pour la science, précieuse pour la région et son développement, précieuse pour la Bosnie tout entière, qui a déjà vu une part irremplaçable de son patrimoine détruite lors de la guerre ; les patriotes bosniens, "fiers de leur pays et de leur peuple" (en), feraient bien d’y penser.