Construire l’Indien (2)
Article mis en ligne le 4 juillet 2022

par Laurent Tlacuilo

Lien vers l’article précédent : Construire l’Indien (1)

Le sauvage, moins on l’a vu plus on en parle

Il y a quelques mois, une archéologue anglaise spécialiste du monde maya publiait sur son site un article où elle écrivait notamment : « Il est important de garder à l’esprit que les conquistadors espagnols avaient de nombreuses raisons de décrire les peuples autochtones des Amériques comme des sauvages assoiffés de sang. » J’avais eu l’occasion de réagir à cette assertion que je considère plus que douteuse.

Dans son récit de la Conquête, Bernal Díaz del Castillo évoque des souvenirs de tzompantli, ces râteliers où s’alignent des crânes embrochés au niveau de l’os sphénoïde : « Je me rappelle que, sur une place où s’élevaient des oratoires, les habitants avaient réuni tant de crânes humains, et d’ailleurs avec un tel ordre, que l’on en pouvait faire le compte ; il me sembla qu’il y en avait plus de cent mille ; je le répète encore : environ cent mille ! Dans une autre partie de la place, on voyait également des monceaux d’os dépouillés de leur chair, en quantité innombrable. De longues solives retenaient, d’un bout à l’autre, un grand nombre de têtes qui pendaient. Trois papes étaient préposés à la garde de ces ossements et de ces crânes, dont ils étaient responsables. Du reste, des spectacles pareils nous attendaient à mesure que nous nous enfoncerions davantage dans le pays ; car dans tous les villages, sans en excepter Tlaxcala, ces horribles choses se présentaient également aux regards. Après tout ce que je viens de dire, nous résolûmes de poursuivre notre chemin par Tlaxcala, que nos amis nous disaient être fort près de là. »

Le ton qu’il emploie est globalement neutre, et à part son insistance marquée sur le nombre de crânes et le qualificatif d’« horrible » pour parler de ces amoncellements d’os, le chroniqueur n’en tient visiblement pas rigueur aux Indiens, ses « amis » tlaxcaltèques, et ne s’appesantit pas plus sur ce spectacle macabre.

Crânes du tzompantli de Mexico étudiés par l’INAH – photo Science Magazine

En comparaison, lorsqu’il revient sur la fuite pendant la Noche Triste, il prend bien plus de temps pour questionner un saut qu’aurait fait Pedro de Alvarado (pour lequel il n’a pas grande estime) : « Il faut que je dise quelque chose relativement à ce malheureux pont où l’on a placé ce que l’on appelle “le saut d’Alvarado”. Je dois avouer qu’au moment de l’événement personne ne s’arrêta à vérifier le fait de savoir si ce capitaine sauta peu ou beaucoup. » Et de livrer une foule de détails, de discuter de la taille de la lance sur laquelle se serait appuyée Alvarado, la profondeur de la tranchée, la distance à franchir : « on ne comprend pas qu’il eût pu faire porter un bout sur le fond et s’appuyer de l’autre. Il est d’ailleurs certain que l’ouverture était trop large pour qu’il pût la franchir, de quelque légèreté qu’il fût doué. J’ai encore une autre raison pour dire que ce saut n’était possible ni sur la lance ni d’autre façon. » L’histoire le poursuit, « J’y ai souvent parlé de ce fait avec les camarades, et jamais nous ne pûmes nous arrêter à la pensée qu’il y eût un homme capable d’un saut pareil. » Et de fournir encore des détails sur cet emplacement, l’anecdote, de se plaindre d’un autre soldat affabulateur ; la place qu’occupe la discussion de cet évènement s’étale sur trois paragraphes.

Un tzompantli dans le Codex de Florence

Ce décalage, avec nos préjugés actuels, est surprenant : étaler sur des dizaines de lignes le prétendu exploit d’un pair pour le remettre en question, et inversement se contenter d’un rapide paragraphe pour parler d’une pratique effrayante, en prime sans porter de jugement de valeur sur ceux qui en sont à l’origine…

Cela ne coïncide pas avec l’idée de l’Indien comme un sauvage sanguinaire. Et si l’on passe rapidement en revue quelques textes de conquistadors, de missionnaires, ou d’un historiographe espagnol en contact avec ces mêmes personnes, Cortés, Díaz del Castillo, Lopez de Gomara, Sahagún, Oviedo, Motolinia, Cieza de León, ces textes que l’on peut trouver dans un format numérique, et si l’on cherche les mots-clés de « sauvage » ou « barbare », les occurrences sont ridicules. Quatre ou cinq à peine la plupart du temps, pas même une dizaine dans le pire des cas. Et pratiquement à chaque fois, ce vocabulaire désigne des Indiens qui sont non seulement des ennemis directs, mais la plupart du temps des hommes qualifiés comme tels parce qu’ils ne vivent pas au sein de villes, dans des sociétés aussi complexes que leurs autres voisins Indiens.

Il paraît même probable que ce vocable soit d’abord employé par les Aztèques, les Tlaxcaltèques, ou d’autres populations. En effet, comme nous employons le mot « barbare » emprunté au grec ancien pour désigner des personnes ayant un langage incompréhensible, fait de borborygmes, le nahuatl a un équivalent dans le terme « chichimèque » qui souvent désigne des populations semi-nomades, en opposition à un statut de civilisé. Ainsi, il est possible que la qualification de certains groupes comme « chichimèques » par d’autres Indiens ait naturellement amené les Espagnols à employer le mot de « barbare » en se référant aux mêmes groupes.

Les Essais de Montaigne sont publiés pour la première fois en 1580. Si l’on ne considère que les chapitres « Des Cannibales » et « Des Coches » où il est particulièrement question des Indiens, c’est-à-dire seulement 2 chapitres sur 107, Montaigne emploie les mots « barbare » et « sauvage » une quinzaine de fois !

15 mentions pour une quarantaine de pages, quand les conquistadors le font 5 fois sur un nombre de pages au moins dix fois supérieur.

L’une des seules exceptions côté conquistador serait le récit de l’aventurier allemand Hans Staden. Prisonnier au large du Brésil d’une tribu tupinamba pendant plusieurs mois, il utilise constamment du terme de « sauvages » dans son texte publié en allemand en 1557.

Portrait de Michel de Montaigne

Le constat est en fait assez simple : pour que l’Indien soit un sauvage aux yeux du conquistador, il faut obligatoirement qu’il soit un ennemi. Et plus encore, un ennemi non civilisé – entendez par là sans les villes, sans l’organisation des peuples aztèques ou mayas par exemple. Lorsque cette archéologue anglaise écrit sur son site que les peuples autochtones sont dépeints comme des sauvages assoiffés de sang, elle se trompe.

Pour que la question du sauvage se pose, pour que le qualificatif de sauvage soit employé à profusion, il faut être en Europe ! C’est l’un des enjeux de la controverse de Valladolid, et l’idée du sauvage est du côté de Juan Ginés de Sepúlveda, lui qui n’a jamais traversé l’Atlantique. C’est le cas avec Montaigne qui discute de la sauvagerie supposée des Amérindiens, et indique avec beaucoup d’ironie « qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort » avant de conclure finalement à propos de ces hommes venus à Rouen devant le roi Charles IX et qu’il a rencontrés : « Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausse ! »

Voilà pour la sauvagerie du XVIe siècle.
Qui amène avec elle une réflexion sur l’endroit du monde depuis lequel on écrit… L’Indien, en tant qu’élément du récit, n’est pas considéré de la même façon selon de quel côté de l’Atlantique on se trouve. On ne se pose pas forcément les mêmes questions à son égard, on ne le qualifie pas de la même façon.

Il me semble que cette différence de perspective fait des conquistadors des auteurs que l’on peut déjà qualifier d’américains. Une part conséquente de ces hommes venus au Mexique et ayant participé à la conquête vont y vivre après, s’y marier, y travailler, mourir là et y être enterrés. En 1558, quand une liste est dressée par Gonzalo Cerezo et Andrés de Tapia, plus de 200 noms de membres de l’expédition de 1519 figurent comme vivants sur le territoire mexicain. Lorsqu’un homme comme Toribio de Benavente prend le nom nahua de Motolinia, lorsqu’Hernán Cortés demande à ce que son corps soit enterré sur le territoire mexicain (il décède en Espagne) ou fait figurer un symbole aztèque sur son blason, ils impliquent que leur monde à eux n’est plus si européen.

Carlos Fuentes n’en doute pas : « [Bernal Díaz del Castillo] cherche le temps perdu : c’est notre premier romancier. »

La vengeance du serpent à plumes

L’imaginaire a retenu le sauvage indien face à l’Européen. Il répand aussi la figure de l’Indien ignorant face au conquistador.

Cet aspect de l’imaginaire débute avec l’écart technique : les Espagnols débarquent depuis des caravelles que les Indiens appellent « villes sur l’eau ». Ils portent des armures en métal, mais la protection offerte par les épais rembourrages de coton des protections aztèques peut rivaliser. Les armes par contre, en acier, sont bien plus solides que les lames d’obsidienne indiennes. Il y a bien sûr la poudre et les canons, mais cela va surtout être utilisé comme élément psychologique pour instaurer la crainte plus que pour une véritable utilité pratique – en effet, le climat tropical a tendance à humidifier la poudre, la rendant souvent inutilisable. Les arquebuses apparaissent secondaires, moins utiles en tout cas que les arbalètes et leurs perforations puissantes, mais qui nécessitent un long temps pour être rechargées. Il y a la connaissance du nord magnétique et l’usage de la boussole, qui sert Cortés et ses troupes dans leur compréhension du terrain. Et puis il y a les quelques chevaux et les chiens employés pour la guerre qui produisent également un effet de stupeur lors des premières oppositions avec des peuples indiens.

Jorge González Camarena, La fusión de dos culturas, 1960

Mais le tableau dressé quelques décennies plus tard, particulièrement au XVIIe, va grossir ces traits jusqu’à la caricature de l’Indien en pagne faisant face à un Espagnol technologique.

Sur un strict aspect militaire, l’avantage espagnol doit en réalité bien plus à la stratégie employée de leur côté, et à la ritualisation extrême des affrontements attendue par les Amérindiens. Cortés bouscule les codes locaux et parvient à en tirer profit, c’est d’abord à cela qu’est dû l’avantage lors des affrontements.

Et puis, plus que tout encore, il y a la compréhension linguistique dont bénéficient les conquistadors. Lorsqu’il débarque en 1519 en territoire maya, Cortés apprend qu’il y a deux survivants d’un naufrage de 1511. Une quinzaine de personnes alors perdues sur une chaloupe ont dérivé jusqu’à la péninsule du Yucatan. Les Mayas les ont sacrifiés, à l’exception de deux d’entre eux, un certain Gerónimo de Aguilar et un autre, Gonzalo Guerrero. Quand Cortés va connaître cette information, il va transmettre aux Mayas qu’il rencontre son souhait de voir ces deux hommes. Aguilar va le rejoindre, et devient le premier interprète de l’expédition, capable de parfaitement comprendre l’espagnol et le maya. Guerrero, lui, a une épouse maya et des enfants, il refuse de rejoindre l’expédition de Cortés, et s’oppose même aux Espagnols ! Quand Cortés interroge Aguilar au sujet de Guerrero, « il répondit qu’il était marié et qu’il avait trois enfants ; que sa figure était tatouée, ses oreilles percées et la lèvre inférieure également ; qu’il était marin, natif de Palos, et que les Indiens le tenaient pour homme de valeur ; qu’un an auparavant, une compagnie d’Espagnols étant venue au cap Cotoche (il s’agissait, paraît-il, de notre voyage avec Francisco de Cordova), il donna le conseil de nous combattre comme on le fit », rapporte dans sa chronique Bernal Díaz del Castillo. Lors des incursions postérieures dans le Yucatan, Guerrero va former des Mayas aux techniques de guerre européennes et participer directement à la résistance indienne jusqu’à sa mort en 1536.

En 1519, après l’incorporation d’Aguilar, des femmes indiennes sont offertes un peu plus tard par un cacique aux Espagnols. Parmi elles, Malinche, qui parle maya et nahuatl, et dont Cortés va s’éprendre. Apte à échanger avec les Mayas grâce à Aguilar, les Espagnols peuvent désormais comprendre les Aztèques par l’intermédiaire de Malinche et la traduction à deux qui se met en place : Aguilar traduisant en maya, puis Malinche en aztèque, et inversement. Si Moctezuma et les Aztèques disposent d’espions, d’informations factuelles sur les déplacements espagnols ou des estimations relatives à leurs troupes, ils ne bénéficient à aucun moment de la connaissance linguistique dont vont profiter les conquistadors. Díaz del Castillo est extrêmement lucide sur la question : « Je m’empresse de le dire : sans doña Marina [Malinche], nous n’aurions pas pu comprendre la langue de Mexico et de la Nouvelle-Espagne. »

Malinche dans le Codex de Florence

Sur ces réalités, les récits tardifs du XVIIe siècle vont donc non seulement grossir le trait, mais faire la part belle aux idées de prophéties indiennes, voyant dans les Espagnols des dieux.

Martelons-le une fois de plus : le monde indien est hyper-ritualisé, et les prophéties existent. De façon récurrente, il faut expliquer le monde et ses bouleversements à l’aune des mythes et des divinités, au risque de devoir réécrire ou repenser certains récits. Les Aztèques, qui se disent issus d’un groupe nomade quittant la cité mythique d’Aztlan, ont ainsi de multiples versions de leur exode. On y retrouve des constantes : certaines villes sont des passages obligatoires, la présence du dieu Huitzilopochtli comme guide, ou encore la durée totale de leur exode qui s’appuie sur le cycle calendaire. Mais l’ordre de passage dans ces lieux, la durée passée ici ou là, la présence de tel évènement sont susceptibles de varier selon le document qui en fait le récit, à la façon dont de nombreux mythes antiques connaissent des variantes, ou dont les quatre évangiles ne racontent pas exactement la même histoire.

Tout comme certains religieux essaient de relier l’Amérique à l’Antiquité de l’Ancien monde ou à la Bible, les Indiens tentent de légitimer la présence espagnole à l’aide de leurs croyances. Sous la plume de Díaz del Castillo, ce sont les Indiens qui le disent : « il viendrait des hommes des pays où le soleil se lève pour les gouverner ».

Mais au point de voir dans les Espagnols des dieux, et dans Cortés le retour attendu de Quetzalcoatl, le serpent à plumes ? Idée peu flatteuse qui fait des Indiens de sacrés naïfs, prêts à gober le premier mensonge. Et d’ailleurs, s’ils y avaient cru, comment auraient-ils osé régulièrement prendre les armes face aux Espagnols ? C’est pourtant ce que font des groupes mayas, totonaques, tlaxcaltèques, aztèques et d’autres encore !

Cette idée repose d’abord sur une ambiguïté du nahuatl, et de la transcription qui en est faite à l’écrit. Les Espagnols sont dénommés « teules » (tel que l’écrivent les chroniqueurs), et le terme désignant une divinité est « teotl ». Avec les hésitations orthographiques, il n’en faut pas plus pour que le second devienne « teutl » par moments, et que suive l’idée qu’il s’agit d’un seul et même mot. Est-ce d’ailleurs le cas ? Il y a des désaccords sur la question. Et le terme « teotl » couvre un ensemble large, au-delà de la seule idée de divinité. Le futur sacrifié peut être « teotl », en ce sens que son sacrifice lui accorde un statut divin. Du coup, si la dénomination employée renverrait bien au divin, elle n’empêche pas d’envisager dans le même temps une perforation par lame d’obsidienne au sommet d’une pyramide avant cuisson et dégustation de la chair.

« Teotl », cela peut aussi être un choix sémantique pour renvoyer à quelque chose en opposition avec le monde connu. Pas tant le divin donc que l’ailleurs, l’externalité. Depuis le prisme indien, le monde est pensé comme un morceau de terre entouré par l’eau. Or il est parfaitement assimilé que les Espagnols viennent d’au-delà de l’étendue d’eau, donc d’un espace qui finalement n’appartient pas au monde. La logique les fait donc considérer comme « teotl », puisque venus de l’ailleurs.

Pour ceux qui ont participé à la Conquête, l’Indien n’est pas un adorateur cruche du premier étranger venu, le divinisant de façon grotesque pour mieux se laisser exploiter. Pas plus qu’il n’est un type à moitié nu armé d’un morceau de bois et écrasé face à la supériorité mécanique européenne.

Ces idées sont des constructions héritées principalement du XVIIe siècle, d’une relecture partielle et erronée des chroniques, d’une lecture du monde qui a elle aussi évoluée, et d’idées qui cette fois-ci laissent deviner une forme de racisme.

Le conquistador au kaléidoscope

Un peu plus haut, j’avançais l’idée que les premiers chroniqueurs adoptent un regard sur le monde mexicain qui n’est déjà plus européen. Qu’à cet instant, les prémisses d’une identité mexicaine se dessinent.

Mais il faut percevoir la variété des troupes conquérantes pour saisir que dès 1520, ce premier balbutiement du Mexique est déjà empli de métissages. La conquête du Mexique, ce n’est pas l’homme blanc contre l’Indien, comme tendrait à le figurer l’image romantique du conquistador. Les troupes de Cortés, ce sont d’abord des hommes, dont une partie a participé aux guerres d’Italie. Mais comme évoqué précédemment, ce sont aussi des auxiliaires, Indiens caribéens et esclaves noirs. Ce sont encore des femmes espagnoles, parmi lesquelles une célèbre femme soldat et médecin – une anomalie pour l’époque –, Isabel Rodríguez. Ce sont enfin des alliés locaux, les Tlaxcaltèques, ou la figure incontournable de Malinche.

Dans les expéditions qui suivront peu après, on trouve encore des personnages surprenants, comme Ulrich Schmidel, un mercenaire allemand qui participe à la fondation de Buenos Aires (1535) et relate ses mémoires une fois revenu en Europe. Ailleurs, Marcos de Niza, un franciscain né à Nice comme son nom l’indique, qui rejoint l’expédition péruvienne de Pizarro (1530) et dénonce peu après les cruautés espagnoles envers les Incas, avant de rejoindre le Mexique (1537). Et encore Estevanico, né à Azemmour au Maroc et dont le nom de naissance n’est pas très catholique : Mustafa Zemmouri… il participe à l’expédition désastreuse de Floride (1527) où l’ancien rival de Cortés, Pánfilo de Narváez, perd la vie avec la quasi-totalité de ses troupes (quatre survivants en tout et pour tout), et croise la route quelques années plus tard de Marcos de Niza. Cette figure atypique aura d’ailleurs droit à des mémoires fictives en 2014 signées par l’américano-marocaine Laila Lalami, avec The Moor’s account.

La Nouvelle-Espagne est constituée et construite par ce panel varié, et les mariages métis élaborent très vite un paysage un peu plus mélangé des habitants de ces territoires. Avec également un drame essentiel : les ravages des maladies européennes sur les populations indiennes, et une démographie autochtone détruite par la variole et autres virus jusque-là inconnus dans le Nouveau monde.

Octavio Paz le constate : « Je me trompe en usant du singulier pour évoquer notre passé : ils sont nombreux, tous bien vivants et en lutte permanente à l’intérieur de nous. Aztèques, Mayas, Otomis, Castillans, Maures, Phéniciens, Galiciens : lacis de racines et de branches qui nous étouffent. »

Casque de conquistador – photo du catalogue Drouot

La Nouvelle-Espagne est, comme son nom l’indique, rattachée à la Couronne espagnole. Toutefois son statut semble ambigu dès ses débuts. Cela, Cortés en jouait le premier en tentant de doubler les ordres du gouverneur de Cuba en obtenant l’aval du roi pour sa prise de possession des terres.

Et malgré son coup de bluff réussi, les rapports entre Cortés, le gouverneur et la couronne ne vont cesser d’être mouvementés. Une fois Mexico-Tenochtitlan tombée, l’épouse de Cortés arrive de Cuba en 1522. Sa femme, souvenez-vous, c’est aussi la belle-sœur du gouverneur Diego Velázquez. Et Cortés est un coureur de jupons invétéré ! Lorsque Malinche est donnée par un cacique indien, Cortés la donne à son tour à un de ses hommes. Un homme qu’il fait envoyer vers l’Espagne peu après avec l’une des lettres adressées au roi, tandis que lui s’empresse de faire de Malinche sa maîtresse. La réputation de Cortés ne date pas du Mexique, et sa tendance aux tromperies amoureuses était déjà connue à Cuba. En attendant, quand sa femme officielle le rejoint, ce qui d’ailleurs ne manque pas de le contrarier, eh bien elle décède trois mois plus tard dans un accident domestique. Coïncidence malheureuse ? Les soupçons autour d’un meurtre conjugal sont nombreux, mais Martín, fils de Cortés et Malinche né peu après est du même coup un peu moins illégitime…

Et Martín Cortés, on le retrouve justement avec ses deux demi-frères don Martín et Luis (d’un autre mariage encore), vingt ans après la mort de leur père (1547), à attirer les foudres de la couronne d’Espagne, prolongeant ainsi une sorte de tradition familiale. Cet épisode de 1566 a été retenu comme le « Complot du marquis ». Les frères prétendent qu’il s’agit d’une mascarade, mais les tribunaux de Nouvelle-Espagne y voient une rébellion et une tentative de coup d’Etat. Le pays n’a pas attendu les sombreros, Pancho Villa et Emiliano Zapata qu’il flirte déjà avec des idées révolutionnaires et des volontés indépendantistes.

Pour sa véritable indépendance d’avec l’Espagne, le Mexique devra néanmoins attendre 1821, trois siècles après la Conquête, et une guerre étalée sur plus d’une décennie. En attendant, il est permis de penser que derrière les frasques des fils Cortés, il y a déjà l’affirmation farouche d’une identité mexicaine.

Cette identité mexicaine qui n’a depuis cessé de se chercher, de se construire, a besoin de figures tutélaires. Et pose la question de son amorce ; qui, finalement, incarne le mieux le Mexique ?

Le premier Mexicain

L’église de Jesús Nazareno est une bâtisse de pierre noire volcanique à quelques rues du zocalo de Mexico. A trois reprises, je suis venu y rendre visite à Hernán Cortés. La première fois, on m’a dit qu’il n’était pas là et que je faisais erreur. La seconde fois, on m’a dit qu’il y avait erreur et que ce n’était pas lui. Pourtant, une plaque dans le coin gauche du transept indique bien le nom, le blason et les dates 1485-1547.

Intérieur de l’église Jesús Nazareno, la plaque à gauche – photo LT

Au Mexique, la figure du conquistador est reléguée à l’arrière-plan. Si l’on s’autorise à parler de l’Indien seul sur une inscription commémorative, pour inscrire le nom d’un conquistador – et plus encore celui de Cortés – il faut obligatoirement qu’un nom indien lui réponde. Ainsi, sur la place des Trois cultures trois kilomètres plus au nord, cette imposante inscription : « Le 13 août 1521, défendue héroïquement par Cuauhtémoc, Tlatelolco tomba aux mains d’Hernán Cortés. Ce ne fut ni une victoire ni une défaite, ce fut la naissance douloureuse du peuple métis, qui est le Mexique d’aujourd’hui ».

Plaque commémorative – photo LT

Aux yeux du Mexique contemporain, Cortés est un bourreau. Mais cette idée était déjà présente lors de la guerre d’Indépendance de 1810-1821 : des voix s’élèvent alors pour exhumer les restes de Cortés et les détruire. Ces restes vont être cachés précipitamment dans un emplacement voisin et le secret gardé jusqu’en 1946 !

En dépit des actions de Cortés, de ses alliances et de ses amours indiennes, le récit national fait de lui un réprouvé. Parmi les historiens, Christian Duverger dans la biographie qu’il consacre au conquérant dresse un portrait élogieux : « Il faut bien trouver une explication au fait que, toute sa vie, les Indiens mexicains aimeront Cortés et le défendront ; la raison vient probablement de ce que lui les aime ». Mais dans l’église de Jesús Nazareno, quand on demande où se trouve le corps, votre interlocuteur vous répondra peut-être que « le vrai corps est en Espagne », ou qu’il n’y a aucune raison pour que Cortés soit enterré ici, et deux discrètes inscriptions seulement permettent de lever le doute chez le visiteur obstiné.

Plan de l’église Jesús Nazareno, le « HC » indique la tombe en bas à gauche – Wikipédia

Hors de question donc d’envisager un seul instant que Cortés, ou un autre conquistador à sa suite, fasse figure de premier Mexicain. Le héros national ne saurait être paré des couleurs de l’Espagne.
Moctezuma, cantonné à un rôle passif, victime à la fois des Espagnols et de son propre peuple, ne peut non plus remplir cette fonction.

L’évidence, c’est qu’il faut une figure à la fois forte et dramatique. Et l’histoire du Mexique prend facilement des tournures rappelant la Gaule avec son petit village armoricain qui résiste encore à l’envahisseur sous la plume de Goscinny et Uderzo. Tentons l’exercice : « En 1521 après J.C., nos ancêtres les Aztèques avaient été vaincus par les Espagnols, après une longue lutte… Des chefs tels que Cuauhtémoc doivent déposer leurs armes aux pieds de Cortés… La paix est installée, troublée par quelques attaques de Mayas, vite repoussées… Tout le Mexique est occupé… Tout ? Non ! car une région résiste victorieusement à l’envahisseur. »

Astérix le Gaulois, 1961, par Albert Uderzo et René Goscinny

En lieu et place de Vercingétorix, voilà le résistant Cuauhtémoc, défait par Cortés mais transformé en figure tragique. Dès l’instant où tombe la ville de Mexico-Tenochtitlan, il est dit qu’il fait face à son adversaire espagnol et lui déclare : « J’ai fait ce que je devais pour la défense de ma ville et de mes sujets ; faire davantage m’est impossible, et puisque enfin la force m’amène prisonnier devant toi et me met en ton pouvoir, prends ce poignard que tu portes à ta ceinture et frappe-moi mortellement » (Bernal Díaz del Castillo).

Le dernier empereur aztèque sera exalté par Rousseau même, dans une lettre de 1752 à Charles Bordes : « Parlons sans partialité. Qui jugerons-nous le plus courageux, de l’odieux Cortez subjuguant le Mexique à force de poudre, de perfidie, et de trahisons ; ou de l’infortuné Guatimozin [Cuauhtémoc] étendu par d’honnêtes Européens sur des charbons ardents pour avoir ses trésors, tançant un de ses officiers à qui le même traitement arrachait quelques plaintes, et lui disant fièrement : Et moi, suis-je sur des roses ? »

Leandro Izaguirre, El suplicio de Cuauhtémoc, 1893, Museo Nacional de Arte – Wikipédia

Il reste toutefois d’autres prétendants envisageables dans le rôle de la figure fondatrice, mais ceux-ci se font plus complexes. Malinche, qui associe la figure de l’Indienne et de la conquérante tout à la fois, ce qui en fait pour trop d’observateurs une traîtresse. Mais son souvenir est régulièrement évoqué, et associé également à du folklore local, fusionnant parfois avec la figure de fantôme de La Llorona, « la pleureuse », une figure préhispanique que déjà Bernardino de Sahagún notait dans sa chronique : « une femme pleurait, criant la nuit, errant en hurlant : "Mes enfants, déjà nous devons partir loin !" Et parfois elle disait : "Mes enfants, où donc vous conduirai-je ?" ». Cette même figure de Llorona qui inspire une chanson traditionnelle mexicaine, interprétée en particulier par la voix brisée et puissante de Chavela Vargas. Sous les traits de la Malinche, la femme qui pleure se retrouverait à expier sa traîtrise et à pleurer les morts indiens.

La llorona dans le Codex de Florence

Malinche, Cortés, Cuauhtémoc, Moctezuma, quelques autres encore, les protagonistes de la Conquête ne cessent d’envahir, de hanter l’imaginaire. « L’extraordinaire permanence de Cortés et de Malinche dans l’imagination et la sensibilité des Mexicains actuels, montre que ce sont là plus que des figures historiques : ce sont les symboles d’un conflit secret que nous n’avons pas encore résolu », comme le formule Octavio Paz.

Un autre prétendant encore : le fils, Martín Cortés, pourrait tenir le rôle sinon, métis de la première génération parmi d’autres, et orné de la fougue indépendantiste avant l’heure. Mais là toujours, la figure reniée du père lui fait trop d’ombre pour l’envisager ainsi.

Et pourquoi finalement, contre toute attente, ne pas considérer ce fier Mexicain fondateur sous les traits d’un Espagnol ? Mais pas des moindres : Gonzalo Guerrero, le rebelle, l’Européen transformé en Maya, refusant de rejoindre l’expédition de Cortés puis guidant la lutte armée autochtone contre l’envahisseur espagnol…

Le dilemme demeure, et si Cuauhtémoc reste le choix le plus évident, il faut reconnaître avec Octavio Paz cette plaie persistante à la recherche d’une filiation : « Le Mexicain est toujours loin, loin du monde et des autres. Loin, aussi, de lui-même. »

Monument à Gonzalo Guerrero, à Mérida – Wikipédia

Un sacrifice massacré

Dans son second volet alternatif, Bâtisseurs de l’Ancien Monde, Patrice Pooyard profite des clichés indiens pour asseoir ses réflexions, et fait par exemple dire à sa narratrice à propos du Pérou : « Ici l’Eglise s’est efforcée de détruire peu à peu les archives de ces peuples jusqu’à faire admettre l’image populaire d’Incas, barbares sanguinaires s’adonnant au sacrifice humain. » (vers 17 minutes)

Il est fort possible que cette réflexion de Pooyard soit transposable au Mexique, dans son esprit et celui de son public. Les problèmes sont multiples dans cette déclaration. D’abord, il utilise le cliché du barbare sanguinaire à contre-emploi, mais révèle déjà une probable caricature de la Conquête. Or, ce que j’évoquais avec les chroniques mexicaines est tout aussi valable au Pérou : dans sa Relation de la découverte et de la conquête des royaumes du Pérou, Pedro Pizarro n’utilise pas les mots de « barbare » ni de « sauvage » par exemple. Et si la conquête du Pérou a été bien plus violente que celle du Mexique, paradoxalement l’histoire des conquérants y semble moins refoulée, voire parfois apologétique : une statue de Francisco Pizarro a été inaugurée au cœur de Lima en 1935, « illustre figure du héros et du civilisateur » selon les mots du maire de l’époque ! Quelques décennies plus tard, la statue a été déménagée, sans son piédestal, et mise à un emplacement plus discret.

Autre souci, si certains missionnaires ont bien participé à convertir les Indiens par la force et à minimiser les aspects religieux précolombiens – nous aurons l’occasion d’y revenir –, il semble malvenu de parler d’une destruction des archives par l’Eglise. Déjà, c’est ennuyeux, parce que les Incas n’écrivent pas ! Ils utilisent bien les fameux quipus ; et en effet les conquistadors ont procédé à des destructions d’objets, à la fonte d’éléments en or et donc à la disparition d’une partie du patrimoine précolombien. Mais ce ne sont pas à proprement parler des « archives » (sous-entendu les traces d’un savoir, le fameux savoir perdu que prétendent redécouvrir les théories alternatives) puisqu’il n’y a pas de textes incas.

Des archives par contre, il y en a au Mexique ! ce sont les codex, des parchemins sur du papier d’amate ou des peaux de cervidés. Et là, en effet, certains missionnaires ont brûlé des centaines de ces documents. Pourtant, la pire destruction de codex est l’œuvre d’Aztèques, en 1430, lorsqu’ils conquièrent les territoires de Azcapotzalco, Xochimilco, Cuitlahuac et Chalco. Dans l’effervescence de la victoire, ils détruisent les archives ennemies, mais également leurs propres codex pour réécrire une histoire plus glorieuse. Et lors de la prise de Texcoco en 1520, ce sont les Tlaxcaltèques cette fois qui procèdent à la première destruction massive de codex de la Conquête. Pour l’historien métis Fernando de Alva Ixtlilxochitl (1569-1650), il s’agit d’une des plus grandes tragédies de la Conquête.

Enfin, qu’entend Patrice Pooyard par cette « image populaire » de l’Indien ? Veut-il dire que l’idée des sacrifices indiens est fausse, ou au moins surfaite ? Les éléments archéologiques sont pourtant là, les peintures et gravures précolombiennes les détaillent, les récits espagnols en attestent, et comme nous l’avons vu, si les mondes mésoaméricain ou inca ont indéniablement un aspect morbide pour le regard européen, cela ne pose pas de problème dans les relations que les Espagnols entretiennent avec les populations locales. Ces gens commettent des sacrifices, cela ne les empêche pas d’être des alliés, des amis puis des parents.

Là où cela devient comique, et la raison pour laquelle je m’attarde sur ce passage-là de BAM, c’est que les Incas de Pooyard ne sont pas très Incas pour l’œil averti. En effet, son propos est accompagné d’une illustration, une gravure avec un Indien allongé sur une pierre, un prêtre indien au-dessus de lui, un couteau dans une main et le cœur du sacrifié dans l’autre, brandi vers le soleil. Un titre est indiqué : « Sacrifice on the techatl stone », et une signature : Armand Welcker.

Armand Welcker, Sacrifice on techatl stone
Image de BAM

Sauf que « techatl », eh bien ça ne sonne pas franchement inca. La terminaison en « -atl », ça serait même plutôt un classique du nahuatl – donc mexicain. Le souci, c’est que « techatl », c’est inconnu au bataillon dans les dictionnaires de nahuatl. L’hypothèse la plus probable, c’est comme souvent une erreur de transcription. Ca tombe bien, avec une syllabe de mieux, on trouve « techcatl » qui désigne justement une pierre sacrificielle (également « temalactl », une variante de forme circulaire). L’étau se resserre.

Et ce Welcker alors ? En cherchant un peu, on trouve la trace d’un illustrateur américain du XIXe siècle. En insistant encore, on croise enfin l’illustration que reprend Pooyard. Elle apparaît à la page 134 du livre The story of man par James William Buel, publié en 1889. Le titre du chapitre ? Fin du suspense : « The Toltecs and the Aztecs ». Méticuleux comme il est, Patrice Pooyard nous parle d’Incas avec des images d’Aztèques, il vient de nous emmener 4700 kilomètres trop loin, sans avoir à payer le billet d’avion !

Reproduction d’une stèle mésoaméricaine dans The story of man

Mieux encore, la source qu’il emploie – s’il a seulement ouvert The story of man, et ne s’est pas contenté d’une image croisée au pif sur internet – est truffée d’erreurs à propos du Mexique précolombien, et les illustrations sont raccord avec l’emploi qu’en fait le réalisateur de BAM. Ainsi, une reproduction d’une stèle intitulée « Sculpture aztèque représentant un sacrifice humain adressé au soleil » (page 120, en ouverture du chapitre) ne montre pas un sacrifice, mais une automutilation consistant à passer un fil serti d’épines de cactus à travers la langue. Pire, les glyphes accolés et le style visuel ne laissent aucun doute, ce que James William Buel présente comme des Aztèques sont ici des Mayas. L’erreur est moins grave, la distance avoisine les 900 kilomètres seulement.

De son côté, Patrice Pooyard a les sources qu’il mérite.

Il finit par s’enfuir de ce cimetière de fantômes.
 
Paco Ignacio Taibo II, Adiós Madrid

Laurent Tlacuilo – juillet 2022


Suite : Construire l’Indien (3)


Sources (en plus des références déjà mentionnées précédemment) :

Chavela Vargas, Chavela Vargas, 1961

Chavela Vargas – « La Llorona » : https://youtu.be/rNurASQ3JSc

James W. Buel, The story of man, 1889
Illustrations : Armand Welcker
https://books.google.fr/books?id=juyfAAAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

Alvar Nuñez Cabeza de Vaca, Relation de voyage (1527-1537) (éditions Actes Sud)

Ulrich Schmidel, Voyage curieux au Río de la Plata (éditions Arthaud)

Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages (éditions Métaillé)

Christian Duverger,

  1. Cortés, 2003
  2. L’origine des Aztèques, 1983

Laila Lalami, The Moor’s account, 2014

Michel de Montaigne, Essais, 1581

Octavio Paz, Une planète et quatre ou cinq mondes, 1983

Jean-Jacques Rousseau, Réponse à M. Bordes, 1752