"La Révélation des Pyramides" : Affirmations "vaseuses"
Article mis en ligne le 16 mars 2013

par Irna

Du film "La Révélation des Pyramides", à partir de 21 mn 20 s :

Narratrice  : Quand on commence à se poser des questions sur l’outillage, tôt ou tard, on arrive à l’artisanat égyptien. Celui qui m’a intéressé c’est le plus ancien que nous ayons retrouvé. Que ces objets soient grands ou petits leur finition est parfaite, même dans des pierres plus dures que l’acier, qu’on ne possédait pas à l’époque. Savez-vous combien on en a retrouvé ? 40 000 sous la pyramide de Saqqarah, donc au tout début de la civilisation égyptienne. Quand j’ai posé la question de savoir comment on les avait faits, on m’a placé ce petit dessin magique sous le nez.

Avait-on essayé de reproduire ces objets avec ces techniques ? Non, on n’avait pas jugé utile de le faire. Quand j’ai appris que le musée du Louvre les avait analysés, j’en ai profité pour glisser la question lors de l’interview, mais voici ce qu’on m’a répondu :

Guillemette Andreu-Lanoë (conservatrice des Antiquités égyptiennes, Musée du Louvre) : Alors les analyses que nous, auxquelles nous procédons pour l’intérieur des vases, concernent le contenu des vases, et non pas la technique. Sur les techniques, nous nous n’avons pas travaillé.

Narratrice  : Ni eux, ni apparemment personne d’autre. Savoir si tel vase contenait du miel ou du lait me paraît plus qu’anecdotique en regard de cette simple question. Comment avait-on réalisé 40 000 pièces aussi parfaites, alors qu’on sortait tout juste de la préhistoire ?

(image d’hommes en peaux de bête en surimpression sur des outils du Paléolithique) (fin séquence à 22 mn 35 s)

Décortiquons un peu ce passage :

leur finition est parfaite, même dans des pierres plus dures que l’acier

Oui, certains vases sont réalisés dans des pierres très dures. Il faut savoir quand même qu’il y a peu de minéraux plus durs que l’acier. La dureté des minéraux est évaluée par l’échelle de Mohs, qui comporte 10 degrés, et on situe l’acier vers 6,5. Les minéraux plus durs que l’acier sont le quartz et les minéraux constituant les gemmes comme la topaze ou bien sûr le diamant. Mais ça c’est pour les minéraux ; la dureté des roches, et donc la difficulté à les travailler, dépend bien sûr des minéraux qu’elles contiennent, mais aussi de beaucoup d’autres facteurs, comme par exemple la dureté de la matrice pour les roches clastiques.

On trouve des vases de pierre de l’Ancien Empire fabriqués avec un peu tous les types de roches : certaines sont effectivement très dures, comme le quartzite ou le basalte, et les vases ainsi réalisés représentent de véritables chefs d’oeuvre. Mais une grande partie sont en fait réalisés dans des roches beaucoup plus tendres, par exemple l’albâtre (calcite ou travertin), et ont donc pu être travaillés beaucoup plus facilement et rapidement.

40 000 sous la pyramide de Saqqarah, donc au tout début de la civilisation égyptienne

On a effectivement découvert 40 000 vases en pierre dans le complexe funéraire de Djéser à Saqqarah, mais la phrase est un peu trompeuse dans le sens où elle laisse supposer une fabrication très rapide de ces 40 000 vases. Or la fabrication de vases en pierre, y compris en pierre très dure, est beaucoup plus ancienne que la IIIème dynastie puisqu’elle remonte à la période prédynastique, au tout début de la culture de Nagada, vers -3800, c’est-à-dire plus de 1000 ans avant le règne de Djéser. Voici par exemple un vase en diorite datant de Nagada II, vers -3500 :

Par ailleurs on sait que les vases retrouvés dans le complexe funéraire de Djéser n’ont pas été, pour la plupart, fabriqués pour lui, mais récupérés dans des tombes plus anciennes - on pourrait même parler d’un véritable "pillage" par Djéser de mobilier funéraire plus ancien ; apparemment il s’agissait d’une pratique assez répandue pour associer le souverain à ses prédécesseurs. On a donc bien 40 000 vases, mais dont la fabrication s’échelonne sur des centaines d’années.

Guillemette Andreu-Lanoë [...] Sur les techniques, nous nous n’avons pas travaillé.

Narratrice  : Ni eux, ni apparemment personne d’autre.

Si les petites approximations relevées plus haut étaient tolérables dans un documentaire grand public, avec ce passage on entre dans un autre domaine, que je ne sais comment qualifier : soit le travail de recherche de l’auteur a été plus que bâclé, soit on assiste à une tentative de manipulation du public. Une équipe, celle du Département des Antiquités égyptiennes du Louvre, travaille au moment du tournage sur le contenu des vases, et on en déduit que personne ne s’intéresse aux techniques de fabrication ?

Pourtant, même si ce n’est peut-être pas le sujet le plus étudié en égyptologie, une rapide recherche montre qu’il n’est pas si dédaigné que le film le laisse entendre. On trouvera par exemple ici quelques études intéressantes : sur la fabrication des vases de pierre, sur les techniques d’évidement des vases, sur les techniques de sciage de la pierre... L’auteur de la page, Archae Solenhofen, a même consacré une page entière au fameux "vase à fleur de lotus" de la tombe 3111 du mastaba de Sabu dont le film sous-entend vaguement, sans le dire (28ème minute), qu’il pourrait s’agir d’une pièce de machine [1].

D’autres spécialistes comme Denys A. Stocks, ingénieur enseignant l’archéologie et l’histoire de la technologie, ont consacré des années à l’étude et à l’expérimentation des techniques utilisées par les artisans de l’Egypte ancienne. L’ouvrage de Stocks, "Experiments in Egyptian Archaeology", peut être consulté partiellement sur Google Books ; le chapitre consacré aux vases de pierre est lui disponible en entier ici. Le lecteur y apprendra comment, en utilisant des outils identiques à ceux des anciens Egyptiens, à base de bois, cuivre, silex, diorite, l’auteur a fabriqué un petit vase en calcaire en 22 heures 30 [2] :

Les outils

Comment avait-on réalisé 40 000 pièces aussi parfaites, alors qu’on sortait tout juste de la préhistoire ?

(image d’hommes en peaux de bête en surimpression sur des outils du Paléolithique)

Hum, quel raccourci ! On passe directement des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique aux Egyptiens de l’Antiquité, soit un saut d’au moins 8000 ans... Procédé utilisé à plusieurs reprises dans le film, par exemple à 1h 05 mn 50 s :

"à une époque où le reste de la planète se promène vêtus de peaux de bête"

Bref, en une minute et quinze secondes cette séquence arrive à faire passer implicitement deux idées :
 les anciens Egyptiens, sortant tout juste de la préhistoire, ne pouvaient pas disposer des techniques nécessaires à la réalisation des vases de pierre ;
 les archéologues et égyptologues ne s’intéressent pas aux questions réellement importantes qu’ils ignorent, volontairement ou non.

Pour faire passer ces deux idées dans le public, on ne dit pas ce qui est (on ne mentionne pas toutes les recherches d’archéologie expérimentale), et on dit ce qui n’est pas (la technologie des anciens Egyptiens est à peine supérieure à celle du Paléolithique)...


Mise à jour 2015 :

Vidéo d’une conférence de Denys Stocks sur la fabrication des vases de pierre ainsi que des perles de pierre dure, avec démonstration des outils utilisés : http://mrcstr1.swan.ac.uk/cema_conf/denys_stocks.wmv


Suite à cet article une discussion s’est ensuivie sur Facebook, à laquelle ont participé MM. Pooyard et Grimault. Cette discussion se trouvait , mais semble avoir disparu depuis, j’en mets donc une copie ci-dessous.