Dominique Jongbloed et les sauterelles
Article mis en ligne le 7 octobre 2015

par Irna

Après sa première « expédition » (EPR1) en 2013 sur les pyramides de Bosnie et son résultat plutôt décevant, Dominique Jongbloed a récidivé en avril-mai 2014 avec une EPR2 dont il annonçait dès son retour qu’elle allait « confirmer l’existence de pyramides en Europe ». Un an plus tard, en mai 2015, le site de la Fondation d’Osmanagic publiait le « rapport d’expédition » écrit par M. Jongbloed, également envoyé, selon lui, à l’Unesco et à la revue Nature [1]... Notons que M. Jongbloed présente ce rapport comme étant « la position de la France », et lui-même comme étant la seule personne à disposer d’une « crédibilité scientifique » « aux yeux du gouvernement, de la présidence de la République et des organismes scientifiques officiels » [2] ; affirmations que la Fondation d’Osmanagic n’a pas l’air d’avoir vraiment prises au sérieux, si l’on en juge par le peu de mentions du personnage sur le site officiel.

Le lecteur familier des rodomontades de M. Jongbloed, auxquelles j’ai déjà consacré cette série d’articles, ne sera pas surpris d’apprendre que ce « rapport d’expédition » n’apporte pas grand chose de nouveau à la connaissance des pseudo-pyramides. Présenté comme un journal entrecoupé de digressions justificatives et de règlements de compte avec ses critiques, c’est pour l’essentiel une reprise de ce qu’on trouvait déjà dans le « rapport » de l’EPR1, ou de ce qui était déjà connu de ceux qui suivent le projet sur le site de la Fondation. M. Jongbloed annonce fièrement vingt-deux « découvertes » dont pas une n’a le moindre intérêt :

 soit il s’agit d’évidences connues depuis longtemps : l’existence d’une « rampe d’accès » à la « pyramide du Soleil » par exemple, la « découverte n°2 » (page 20), ne fait aucun doute ; ce replat est parfaitement visible tant sur la carte topographique que sur les images satellite, même s’il est tout à fait évident pour un oeil averti qu’il n’a rien d’artificiel, puisqu’il s’agit simplement du coeur de l’ancien anticlinal érodé dont Visocica représente l’extrémité, voir ici) ; quant aux « cromlechs » que M. Jongbloed croit y voir, ce sont en fait des pierres tombales médiévales (stecci) qui restent de l’ancien cimetière du village de Grad situé autrefois à l’ouest du replat.

Stecak (pierre tombale) médiéval sur le plateau d’accès à Visocica.
Source : collection personnelle

 soit il s’agit d’interprétations totalement fantaisistes et non démontrées de M. Jongbloed, par exemple lorsqu’il prétend (« découverte n°6 », page 30) que les embranchements secondaires dans le tunnel de Ravne seraient des « arches aérodynamiques » qui révèleraient « la possible connaissance par cette incroyable civilisation de l’aérodynamisme et de la mécanique des fluides » - sans qu’il offre autre chose que son intime conviction à l’appui de cette affirmation extraordinaire ; ou lorsqu’il s’aventure (« découverte n°1 », page 16) à identifier une statue préhistorique dans les déblais du tunnel - visiblement sans avoir convaincu ses hôtes de la Fondation.

 soit, et c’est le plus grave, il s’agit d’éléments factuellement faux, sans que je sois en mesure de déterminer si c’est le résultat de la méconnaissance du terrain de l’auteur et de son incapacité à se renseigner, ou si l’on est dans le domaine du mensonge pur et simple ; un bon exemple est celui de la « découverte n°3 » (page 21) : selon M. Jongbloed, « le village médiéval supposé être au sommet de la pyramide n’existe pas ! C’est tout juste un fortin datant probablement de la guerre, rénové sommairement ». La forteresse (et non le « village ») située au sommet de Visocica est attestée par nombre de documents historiques, elle a été fouillée à plusieurs reprises, et, si elle a effectivement été restaurée partiellement en 2008, il semble que le grand spécialiste des « civilisations antédiluviennes » soit absolument incapable de faire la distinction entre des murailles médiévales, une construction militaire moderne, et une restauration soigneuse du XXIème siècle... Même M. Osmanagic, qui a pourtant toujours tout fait pour minorer l’importance historique de cette forteresse classée au patrimoine national et qui le gêne par la protection administrative qu’elle entraîne pour toute la colline, n’est jamais allé jusqu’à essayer de nier son existence !

Il y a d’ailleurs bien d’autres affirmations fausses dans ce « rapport », par exemple lorsqu’il écrit : « Il faut savoir que le parc archéologique : pyramide bosniaque du Soleil® attribue obligatoirement un guide à chaque groupe ou chaque touriste qui vient visiter les singularités, et assigne l’obligation de le suivre » (page 23). Rien n’est plus faux : seule l’entrée du tunnel de Ravne est payante, avec visite guidée obligatoire ; les « pyramides », que M. Jongbloed appelle, je ne sais pour quelle raison, « singularités », n’appartiennent pas à la Fondation, elles comportent des terrains publics et privés dont aucun n’est clos, et on peut tout à fait les visiter librement. L’auteur dit avoir exploré « le moindre recoin de cette vallée », mais tous les lieux photographiés ou décrits dans son rapport sont librement accessibles - et font partie du circuit classique des touristes. On pourrait faire une liste interminable de toutes ses erreurs, inexactitudes et contre-vérités : le conglomérat du tunnel qu’il appelle « moraine » alors qu’il n’a rien à voir avec un processus glaciaire - aucun glacier n’a d’ailleurs jamais atteint la vallée de Visoko (page 32) ; les « mégalithes » qu’il qualifie de « céramiques » ou « d’argile cuite par un procédé non expliqué » alors même qu’il vient d’écrire, un paragraphe plus haut, qu’il ne peut se prononcer sur leur nature en l’absence d’analyses (page 34) ; l’affirmation que douze kilomètres de tunnel ont été identifiés par géoradar page 10 (faux, les seuls relevés par géoradar ont été faits sur les pentes des « pyramides », pas à l’emplacement du tunnel, éloigné, je le rappelle, de près de trois kilomètres de Visocica ; et le professeur Debertolis, mentionné à ce propos par M. Jongbloed page 28, n’a utilisé de géoradar que dans le tunnel, pour essayer d’identifier ce qu’il prenait pour une structure enterrée, voir ici) ; l’idée que certains touristes auraient « laissé leur vie » dans une exploration hors des sentiers battus de la vallée (page 24) ; etc... On n’en finirait pas, tant il est clair qu’on a affaire à quelqu’un incapable du moindre travail sérieux de vérification des données.

Dominique Jongbloed prend cependant la peine, et c’est tout à son honneur, de joindre à son rapport quelques documents émanant de scientifiques ; comme il le dit lui-même, il n’est pas un scientifique - ni un archéologue, ni un géologue, ni rien du tout en fait, même s’il ne s’est pas privé dans le passé de s’attribuer certains de ces titres - et a donc eu recours à divers organismes ou spécialistes qu’il mentionne dans le préambule de son texte. Regardons d’un peu plus près le résultat de ces consultations : le premier document (page 40) est le résultat d’une analyse d’eau du tunnel, réalisée par un laboratoire d’Aix-en-Provence. Il s’agit d’une analyse physico-chimique tout à fait classique, comme on en réalise régulièrement pour l’alimentation en eau potable des communes françaises (analyse de type D1 plus quelques éléments supplémentaires comme les silicates). Un problème se pose cependant, celui du délai entre le prélèvement à Visoko et le dépôt au laboratoire, puisque d’après le rapport du labo le prélèvement a eu lieu le 12 mai 2014, mais les échantillons n’ont été réceptionnés au labo que le 29 septembre 2014. Ces échantillons sont donc restés plus de 4 mois en possession de M. Jongbloed ; or les normes pour l’échantillonnage en analyse d’eau sont de procéder rapidement, la plupart des caractéristiques physico-chimiques pouvant se trouver complètement altérées au bout d’un mois, voire de quelques jours ou même 24 heures pour certaines. La conservation des échantillons doit se faire à 4° maximum, dans des récipients adaptés. Même si M. Jongbloed disposait du matériel nécessaire, ce qui n’est pas sûr, le délai énorme entre prélèvement et analyse ôte une bonne partie de sa validité scientifique à cette dernière.

Quoi qu’il en soit, contrairement à ce qu’affirme l’auteur page 38, ces analyses ne montrent rien d’exceptionnel : on a une eau souterraine tout à fait classique - ce qu’on savait déjà par les analyses réalisées par la Fondation (bs) depuis des années, qui donnent, contrairement à ce qu’écrit M. Jongbloed, des résultats très proches. Il fait toute une histoire de la teneur en silicates : elle est certes non négligeable - ce qui n’est pas surprenant pour une nappe stagnante au sein d’un conglomérat à forte teneur en quartz et feldspath - mais pas non plus exceptionnelle : la plupart des eaux naturelles en contiennent quelques milligrammes (6 mg de Si par litre pour l’eau de Ravne), les eaux des régions granitiques ou volcaniques peuvent en contenir plusieurs dizaines de milligrammes par litre. Nous n’avons que la parole de M. Jongbloed sur le fait que le laboratoire aurait affirmé qu’il s’agissait d’une « eau exceptionnelle », ayant une « pureté qui n’existe plus en France » : ce n’est en tout cas pas ce qui ressort des analyses...

En plus de ces analyses, M. Jongbloed a également eu recours à deux spécialistes pour l’analyse des ultrasons enregistrés dans la vallée de Visoko [3] ; il mentionne tout d’abord, page 49, M. Alain Ghio, ingénieur de recherche au CNRS, spécialiste en acoustique et traitement du signal :

Ces sons, remis dès le retour de l’expédition à Alain Ghio, acousticien du CNRS d’Aix en Provence, laboratoire parole et langage, ont d’abord été accueillis avec un certain intérêt par le scientifique.
Il les a analysé puis a transmis à l’explorateur, par email (ci-dessous), son point de vue premier sur la question. Mais ensuite il est revenu dessus sans donner pour autant d’explications sur ce revirement.
Ce qui trouble l’explorateur, c’est qu’au moment où celui-ci a sollicité de l’expert un rapport officiel détaillé (même à titre onéreux) sur ce qu’il pensait de ces fréquences (à savoir s’il les jugeait artificielles ou naturelles, le tout sans s’engager plus que cela), celui-ci a subitement modifié son attitude, perdant toute cordialité, tout en opposant fermement une fin de non-recevoir.
Comment interpréter ce revirement ? Dominique Jongbloed pense que l’expert a, soit été pris de doutes sur ses résultats, soit a essayé de se départir de son premier avis, pris d’anxiété vis-à-vis de sa hiérarchie. Ce n’est bien sûr qu’une supposition. [4]

Cela n’étonnera probablement personne d’apprendre que, renseignements pris directement auprès de M. Alain Ghio, le déroulement des évènements a en réalité été quelque peu différent. M. Ghio est quelqu’un de très ouvert, qui a volontiers accepté de recevoir M. Jongbloed et d’écouter ses enregistrements, et même de le conseiller sur des mesures complémentaires à faire comme l’utilisation de techniques sismiques. Mais M. Jongbloed a ensuite exigé une expertise scientifique, qui aurait engagé la responsabilité du CNRS, alors même que les conditions d’une telle expertise n’étaient pas réunies. En effet, aucun spécialiste digne de ce nom n’accepterait de faire une expertise officielle sans aucun contrôle ni sur l’origine des données, ni sur les conditions de leur conservation et de leur traitement. Comme on le voit par l’extrait de correspondance publié par M. Jongbloed page 50, celui-ci n’a même pas été en mesure de répondre à la simple question de son interlocuteur sur la technique d’enregistrement (on pourra se reporter à cet article pour constater que M. Jongbloed a une notion très floue du fonctionnement d’un détecteur d’ultrasons et des différentes techniques utilisées). Devant ce refus, légitime pour quiconque comprend quelque peu comment fonctionne la science, M. Jongbloed est entré dans une colère noire contre M. Ghio et contre le CNRS, colère dont on sent quelques traces dans son texte, même si d’évidence il évite de porter des accusations trop précises - il est moins facile d’insulter et menacer le CNRS qu’une simple internaute, n’est-ce pas...

M. Jongbloed appelle alors à la rescousse (page 50) un deuxième scientifique, M. Michel Barataud, spécialiste d’écologie acoustique, dans le but de lui faire invalider la possibilité que ces fameux ultrasons soient d’origine naturelle. Mais là encore, un contact avec M. Barataud révèle de curieuses distorsions entre ce que Dominique Jongbloed relate de leurs échanges et la réalité. Je ne peux mieux faire que de vous livrer brute, avec son accord, la réponse de M. Barataud à mes questions sur ce que M. Jongbloed rapporte de ses analyses :

(citations de M. Jongbloed en italiques, remarques de M. Barataud en gras)


p 51 : Il est clair, pour lui comme pour l’EPR2, que c’est aujourd’hui l’un des meilleurs appareils pour identifier les émissions de fréquences ultrasons en ce qui concerne les chiroptères (chauves-souris) et les orthoptères (grillons, cigales, criquets et sauterelles).
« Je ne pense pas avoir dit ni écrit cela (disons même que je suis convaincu du contraire) : le magenta fait partie des détecteurs manuels suffisants pour ce genre de manip, mais de basse gamme quand même... De plus ce n’est pas l’appareil qui identifie (il ne fait que collecter et traiter les signaux) mais son manipulateur. »

p 51, juste en dessous : ...son expertise dans le domaine bioacoustique ne souffre d’aucune contestation.
« Aucun avis ne saurait souffrir d’aucune contestation ; c’est tendancieux sous couvert d’éloge... »

p 51 encore : Quand aux fréquences du tumulus de Vratnica®, il ne veut surtout pas envisager que ces fréquences puissent être artificielles, sans pour autant expliquer l’origine possible de ces sons.
« Je n’ai pas examiné d’autres sons que ceux envoyés en été 2014 : sur 4 séquences, 2 concordent avec une stridulation de sauterelle, les deux autres sont vides (bruit de fond uniquement). Donc cette affirmation est auusi fausse qu’elle est tendancieuse. »

p 51, juste en dessous : Il semble être en possession d’un enregistrement très ancien du son émis par le fameux type de sauterelles qui vivrait au sommet de la pyramide du Soleil® et a dit à Dominique Jongbloed que la comparaison des spectres des enregistrements faits par l’EPR1 et l’EPR2, et celui qu’il détient, sembleraient concorder. Toutefois, lorsque l’explorateur lui a demandé de lui fournir, même à titre onéreux, une copie de cet enregistrement si rare et si spécifique, il refusa poliment, lui disant que ce n’était pas en son pouvoir de transmettre une copie de cet enregistrement.
« Tout ceci est faux ; je n’ai pas de « vieil enregistrement », donc pas de raison de refuser ce que l’on ne m’a pas demandé... »

p 52 : DECOUVERTE N°12 – Les fréquences émises n’appartiennent à aucunes espèces de chiroptères ou orthoptères vivant en Europe et une infime probabilité reste qu’une espèce de sauterelle soit à l’origine des fréquences de la Pyramide et du Tumulus mais la seule indication possible ne nous est pas fournie.
« L’expression « infime probabilité » est contraire à ma conclusion qui donne au contraire une haute probabilité (je serais tenté d’écrire certitude) à l’appartenance des séquences 15 et 16 à une sauterelle. Nouvelle référence à mon soi-disant refus de communiquer un son de référence que je ne détiens pas... »

p 52, en bas : « cette référence à un signal de 27,5 kHz ne m’évoque rien qui m’ait été communiqué pour analyse. »

p 52 : DECOUVERTE N°13 – Les fréquences sont continues et vérifiées constantes sur plus de six minutes : ce ne peut être émis par un animal, quelque soit l’espèce !.
« Mon propos cité juste au-dessus de cette phrase est déformé, sans doute par manque de connaissances sur le sujet, mais les raccourcis et légères déformations semblent venir en renfort de cette conclusion qui est erronée. Les signaux des séquences 15 et 16 ne sont pas en fréquence constante mais une succession rapide d’accents en fréquence modulée (mais sur le plan temporel c’est bien une stridulation quasi continue - avec de courtes pauses cependant) , il y a donc ici confusion entre les paramètres fréquentiels et temporels : pardonnable pour un néophyte mais venant comme par hasard introduire le doute sur la conclusion d’une appartenance biologique sans mystère. »

« je passe sur les détails des p 54 à 57, qui comportent non pas de vraies erreurs mais de nombreux raccourcis. »


Comme on le voit, il semble que M. Jongbloed n’entende que ce qu’il veut entendre... Il est assez extraordinaire que, tout en publiant page 52 le compte rendu authentique de M. Barataud qui conclut très clairement à l’origine biologique des ultrasons, attribués à un insecte dont il précise même le genre possible (sauterelle du genre Roeseliana), M. Jongbloed essaie de faire croire tout au long des 7 pages consacrées à la question des ultrasons que le spécialiste a dit le contraire et qu’il n’y aurait qu’une « infime probabilité » qu’il s’agisse de sauterelles (page 52)... pour finir par affirmer que « ce ne peut être émis par un animal, quelque soit l’espèce ! » (page 53).

L’Aventurier sur la Pyramide du Soleil
Source

Et c’est cela que M. Jongbloed prétend vouloir faire publier dans Nature ? Il est vrai que son but est beaucoup plus probablement de faire illusion aux yeux de ses fans sur Facebook, à qui il ne va sans doute pas tarder à demander de l’aider à financer une troisième expédition en Bosnie... par exemple en achetant son livre, ou un DVD contenant, en exclusivité, le chant des sauterelles !