Géologie des "pyramides" de Bosnie
Article mis en ligne le 24 novembre 2006

par Irna

Comme on l’a vu dans les deux articles sur les fouilles de Visocica et Pljesevica, les travaux de la Fondation ont révélé, durant l’été 2006, des structures (dalles inclinées, "pavements" et "terrasses") qui, pour un oeil profane, peuvent donner l’impression d’un caractère artificiel. Or, tous ces phénomènes peuvent avoir une explication totalement naturelle, et des phénomènes semblables ont été largement décrits par les géologues ailleurs dans le monde. Il ne s’agit pas ici de faire une véritable étude géologique et géomorphologique de la région de Visoko, que seul un travail sur le terrain permettrait de mener à bien, mais de montrer que tous les éléments utilisés par la Fondation comme "preuve" du caractère artificiel des collines peuvent tout à fait s’expliquer simplement par l’histoire géologique de la région [1].

Au commencement était un lac

Les lacs intérieurs de Bosnie au Miocène
Intramountain freshwater basins during the Miocene

Le commencement, c’est il y a une dizaine de millions d’années, pendant la période appelée Miocène (fr) (ère Tertiaire) ; à cette époque, alors que la surrection de la chaîne des Dinarides, ou Alpes Dinariques (fr) (qui forme l’ossature montagneuse de la Bosnie) avait déjà commencé, un immense lac intérieur s’étendait de Sarajevo au sud-est à Zenica au nord-ouest, coincé entre les chaînes de Zvijezda au nord-est et de Vranica au sud-ouest.

Carte géologique au 300 000 ème
Geological map at 1:300 000

Sur la carte géologique au 300 000ème de la Bosnie ci-dessus, l’emplacement de l’ancien lac de Sarajevo-Zenica correspond aux régions de couleur jaune notées "M" pour Miocène, entre les zones de terrains beaucoup plus anciens (fr) (au sud-ouest, en gris, S et D pour Silurien et Dévonien - c’est-à-dire des terrains datant de l’ère Primaire, avec des intrusions rhyolithiques (fr) en rouge ; au nord-est, en vert et violet, T, J et K pour Trias, Jurassique et Crétacé - terrains de l’ère Secondaire).

Extrait centré sur Visoko
Extract of the geological map, centered on Visoko

Ce lac a eu une durée d’existence très longue, couvrant une grande partie de la période du Miocène. Sur l’extrait de la carte géologique ci-dessus, les terrains environnant Visoko sont notés "M2" et "M2,3" : cela correspond au Miocène moyen et supérieur, c’est-à-dire à une période allant en gros de 15 millions à 7 millions d’années avant le présent. Durant tout ce temps, au moins donc 7 millions d’années, le fond du lac a connu une sédimentation intense, puisque les auteurs de la carte géologique estiment l’épaisseur totale des sédiments miocènes déposés en certains endroits du bassin de Sarajevo-Zenica à plus de 2000 mètres ! L’intensité de cette sédimentation s’explique par le fait que toute la région autour du lac était en cours de surrection, alternant des phases de soulèvement rapide avec une érosion intense provoquant l’accumulation de débris au fond du lac où les rivières se jetaient, et des phases plus calmes, de soulèvement plus lent, où la quantité et la taille des débris diminuaient. La notice de la carte géologique mentionne également plusieurs discordances géologiques mineures (des ruptures dans la succession régulière des couches de sédiments), qui indiquent qu’à plusieurs reprises le lac s’est trouvé asséché et les couches du fond ont émergé à l’air libre, avant que les aléas de la tectonique locale n’amènent à nouveau son enfoncement et son remplissage [2]

L’ensemble du bassin de Sarajevo-Zenica s’est donc peu à peu trouvé comblé de ces épaisses couches de sédiments, dont l’allure même témoigne de cette histoire mouvementée durant le Miocène. L’empilement des roches d’âge Miocène ressemble un peu à un immense sandwich formé de centaines, voire de milliers de couches distinctes, d’épaisseur variable (de quelques millimètres à un mètre ou plus), chacune correspondant un épisode de cette longue histoire : couches de sédiments très fins, lithifiés [3] en argile (fr) ou marne (fr), déposés lors de périodes calmes ; couches formées de sables plus ou moins grossiers, cimentés ensuite en grès (fr) ; couches formées de débris de taille centimétrique ou décimétrique, déposées lors des périodes les plus "agitées", devenues des conglomérats (fr) ou "poudingues" (fr) [4].

Un mille-feuilles sédimentaire

Si l’on regarde de plus près les terrains de la région de Visoko, on trouve, de bas en haut, c’est-à-dire du plus ancien au plus récent (les couches sédimentaires les plus récentes reposant au-dessus des plus anciennes, déposées avant) :

 des sédiments lacustres du Miocène moyen (M2 sur la carte), caractérisés par la prédominance de sédiments fins (argiles et marnes surtout) avec quelques bancs de grès ; ainsi que par un litage en multiples feuillets traduisant un paléo-environnement de lac peu profond avec alternances fréquentes d’assèchement et inondation (de type lagunaire mais en eau douce). Ces sédiments sont bien représentés au confluent de la Bosna et de la Fojnica, et en particulier ce sont eux qui forment l’assise de la colline de Pljesevica, et qui apparaissent au niveau où sont menées les principales excavations, à la base de la colline :

La sédimentation en eaux peu profondes de cette période explique la formation des "ripple-marks" (en), qui se forment sous l’action, sur un fond sableux, de courants ou de vagues :

 les sédiments du Miocène moyen/supérieur (M2,3 sur la carte), connus des géologues locaux sous le nom de "série de Lasva", les plus nombreux dans la région de Visoko (ce sont eux qui forment Visocica et la plupart des autres collines de la région), sont eux-même subdivisés en deux étages :

  • à la base des couches de grès, généralement plus épaisses (quelques dizaines de centimètres) que dans l’étage précédent, intercalées de couches marneuses ou argileuses plus rares ; dans ces grès ont été retrouvées de nombreuses empreintes de feuilles de chêne (Quercus), hêtre (Fagus) ou Châtaigner (Castanea), indiquant un paléo-environnement tempéré :

La sédimentation un peu plus grossière que dans la période précédente, et avec moins de traces d’émersion, traduit sans doute un approfondissement du lac et une phase de surrection un peu plus rapide. Ces couches de grès affleurent largement sur la face ouest de Visocica, le long de ce que M. Osmanagic appelle le "plateau d’accès" à la "pyramide" :

  • Ces grès sont surmontés d’une épaisse couche de conglomérats, formés de débris grossiers, de l’ordre du centimètre voire du décimètre, enrobés d’une matrice essentiellement calcaire. Les débris, très variés, proviennent des formations environnantes plus anciennes (sédimentaires, rhyolithiques), et leur forme, variée également (certains sont assez anguleux, la majorité plutôt arrondis), traduit un transport plus ou moins long par les rivières jusqu’au lac.

Cette sédimentation très grossière du Miocène supérieur indique une phase d’orogenèse (fr) très active, combinant évènements sismiques, élévation rapide des reliefs environnants, et érosion très active. Ce sont ces conglomérats qui forment les dalles fortement inclinées de la face nord de Visocica :

A noter que, devant la difficulté à admettre la première hypothèse de M. Osmanagic (taille et transport de ces dalles gigantesques sur des pentes aussi fortes pour former les flancs de la "pyramide"), celui-ci a très vite fait allusion, en parlant de ces conglomérats, pourtant reconnus et identifiés par les géologues dans tout le bassin de Sarajevo-Zenica, à un "béton" artificiel. A l’heure où j’écris, la Fondation maintient toujours cette affirmation (les blocs seraient un béton "coulé" sur place [5]), et la prétend confirmée par les analyses de l’Institut de Génie Civil de Tuzla. Or, le seul document publié par cet Institut est un rapport préliminaire (voir ici l’analyse que j’en ai faite) qui ne mentionne aucunement une origine artificielle pour ces conglomérats. L’hypothèse du "béton" ne repose donc que sur les dires de M. Osmanagic et de la Fondation, alors même que ces conglomérats naturels de la série de Lasva sont très bien connus des géologues locaux.

Du Miocène... aux pyramides

Le lac intérieur de Sarajevo-Zenica s’est progressivement asséché vers la fin du Miocène (5 à 7 millions d’années) ; on ne trouve dans la région de Visoko aucune couche postérieure au Miocène supérieur, à l’exception d’alluvions fluviatiles récentes dans les vallées de la Bosna et de la Fojnicka. C’est le début, pour cette région, d’une histoire sub-aérienne très agitée, qui s’étend, à travers le Pliocène et le Quaternaire, jusqu’à nos jours.

Du point de vue structural, le caractère essentiel de cette période tient aux contraintes tectoniques qui s’exercent sur les couches géologiques : la surrection de la région se poursuit durant toute cette période, avec sans doute des phases d’activité plus ou moins importante, qui entraînent des modifications, parfois de détail, parfois de plus grande ampleur, des couches. On essaiera ici de lister ces modifications :

 les fortes compressions tectoniques accompagnant le soulèvement ont entraîné la déformation des couches Miocène en une série d’anticlinaux (fr) et synclinaux d’axe approximativement est/ouest ou ESE/ONO. La carte géologique à 1/300 000 ci-dessus, ou l’extrait de la carte à 1/100 000 plus précise ci-dessous, indiquent la présence d’une de ces ondulations de grande ampleur juste au sud de Visocica (qui fait donc partie du flanc nord de cet anticlinal, ce qui explique le pendage [6] assez prononcé des couches de conglomérat) :

Extrait de la carte géologique à 1/100 000
Extract from the geological map at 1:100 000

 d’autres déformations sont beaucoup plus locales, et n’affectent que sur quelques centimètres ou mètres les couches, comme par exemple ces petits plissements que l’on trouve sur Pljesevica, où la prédominance des couches plastiques (marnes et argiles) facilite ces petites déformations très localisées :

 les contraintes tectoniques sont également à l’origine des nombreuses petites failles que l’on peut observer, comme ici sur Pljesevica :

En rouge les deux failles visibles sur cette photo, avec le sens de soulèvement relatif des blocs ; en bleu ce qui est probablement une couche identique décalée par les failles. - In red, the two faults visible on this picture, with the relative motion of the blocs ; in blue, what appears to be the same layer, displaced by the faults.

 ainsi que des abondantes fractures (ou diaclases (fr)), sans déplacement des blocs, qui affectent la totalité des couches des deux collines, que ce soit Visocica :

ou Pljesevica :

L’allure différente des fractures, ainsi que les importantes différences dans la taille des blocs ainsi "découpés", tiennent essentiellement de la différence des couches : c’est un phénomène bien connu des géologues, plus les couches sont fines, plus le réseau des fractures est dense ; dans des couches très épaisses, comme c’est le cas des conglomérats de Visocica, les fractures sont plus rares et plus espacées, elles sont au contraire beaucoup plus nombreuses dans les couches de grès plus minces de Pljesevica.

Par ailleurs, la disposition en réseaux plus ou moins orthogonaux de ces fractures est liée à la succession d’épisodes tectoniques différents, durant lesquels l’orientation des contraintes s’est modifiée. On connaît bien d’autres exemples de ces "champs de fractures" donnant naissance à de véritables "pavements" :

En Tasmanie
Tasmania - Source
En Géorgie
Georgia - Source
Dans les Alpes
French Alps - Source

Ces dallages naturels peuvent aisément passer pour artificiels à des yeux profanes, comme en témoigne l’aventure de ce "dallage préhistorique" (en) du Colorado, qui a même, semble-t-il, déjoué la perspicacité d’archéologues tout ce qu’il y a de plus sérieux des années 30 [7].

L’existence de plusieurs phases de contraintes d’âge et d’orientation différents est confirmée par les photos de ce type de blocs :

où l’on peut distinguer une première série de fentes, anciennes, colmatées par un dépôt probablement de calcite (fr), puis une deuxième série, plus récente et en biais par rapport à la première.

Dans le même temps que se produisaient ces diverses déformations liées à l’activité tectonique de la région, les couches, portées en altitude par la surrection, se sont trouvées soumises à une érosion (fr), particulièrement active durant le Quaternaire, qui a modelé la forme actuelle des "pyramides". Selon les phases climatiques du Quaternaire (glaciaires et interglaciaires), cette érosion a pu prendre des formes multiples, en s’attaquant aussi bien aux points les plus bas (érosion fluviatile par les cours d’eau, dont l’enfoncement crée un profil caractéristique en V des pentes des vallées) qu’aux pentes et sommets (en particulier par le gel particulièrement efficace durant les périodes froides sur des substrats très peu protégés par une végétation de type toundra (fr), mais aussi par des processus plus lents comme le ruissellement, la solifluxion (fr), la dissolution des carbonates ou l’altération chimique).

Visocica : un fragment d’anticlinal

La forme actuelle des "pyramides" est donc le résultat d’une combinaison de ces différents facteurs (fr) : facteurs structuraux (soulèvement et déformations des couches géologiques) et facteurs climatiques (dégradation des roches et évacuation des débris). Si l’on prend le cas de Visocica, son histoire géomorphologique pourrait être résumée par le petit schéma ci-dessous, réalisé par un géologue de Bosnie :

Visocica

1) A la fin du Miocène, se forme un anticlinal d’axe est/ouest ; l’actuelle Visocica se trouve sur le flanc nord de cet anticlinal ; ses couches, horizontales au moment de leur dépôt au fond du lac de Sarajevo-Zenica, ont donc été basculées et inclinées vers le nord, tout en gardant leur disposition d’origine, c’est-à-dire les conglomérats les plus récents au-dessus des grès. La formation de l’anticlinal a entraîné une fracturation importante des couches, en particulier aux endroits où la courbure est la plus marquée, c’est-à-dire au sommet de l’anticlinal.

2) L’érosion s’attaque à toutes les surfaces rocheuses découvertes, mais elle est plus particulièrement efficace dans les zones les plus fracturées, où la roche est "affaiblie" par les tensions et où les fractures, même de très petite taille, facilitent le passage de l’eau, le plus puissant des agents d’érosion surtout quand elle se combine avec le gel. La partie supérieure de l’anticlinal est donc celle où l’érosion progresse le plus vite, même dans les conglomérats résistants.

3) A partir du moment où la couche supérieure de conglomérats est "éventrée" par l’érosion, l’attaque du sommet de l’anticlinal s’accélère puisque se trouvent maintenant à découvert les couches inférieures, formées de grès, résistant mais en couches plus minces, et alternant avec des couches beaucoup moins résistantes de marnes et argiles. La zone érodée au coeur de l’anticlinal va pouvoir s’élargir, et s’approfondir plus vite que les flancs encore protégés par les couches supérieures solides.

Un "volet" anticlinal
A "hogback"

4) Aujourd’hui, la majeure partie de l’anticlinal a à peu près disparu, il n’en reste qu’un morceau du flanc nord, Visocica est ce que les géomorphologues appellent un "volet" (fr), frament isolé du flanc d’un pli [8].

La face nord de Visocica est une "dalle structurale" (fr) : la topographie suit les couches supérieures de conglomérat, la pente du terrain correspond exactement au pendage des couches, ce qui explique la régularité de cette pente.

Les faces sud et ouest, ainsi que les pentes du "plateau d’accès à l’ouest", sont au contraire des pentes créées par l’érosion, dont la forme, beaucoup moins régulière d’ailleurs que celle de la face nord, résulte du jeu de l’érosion fluviatile et du colluvionnement [9], pentes sur lesquelles affleurent les grès et marnes de la base de la série de Lasva :

Reste le cas de la face est de Visocica : la régularité assez nette de sa pente, la présence, comme sur la face nord, de dalles de conglomérat inclinées dans le sens de la pente, laissent supposer qu’on a également affaire à une surface structurale. D’après l’observation précise des pendages faite par un géologue local, les deux faces nord et est représenteraient une déformation locale plus tardive du flanc nord de l’anticlinal principal d’axe est/ouest, une sorte d’anticlinal "secondaire" d’axe nord-est/sud-ouest, qui expliquerait qu’on retrouve les mêmes dalles de conglomérat avec un pendage vers le nord sur la face nord, et vers l’est sur la face est.

Pljesevica, ou comment tailler une pyramide à degrés dans des roches sédimentaires

Le cas de Pljesevica, la "Pyramide de la Lune", est assez différent. D’une part, on n’a pas affaire aux mêmes couches géologiques, puisque Pljesevica est pour l’essentiel composée de couches plus anciennes (grès, marnes et argiles du Miocène moyen), plus fines et moins rigides que celles de Visocica ; d’autre part ces couches ont été beaucoup moins basculées que celles de Visocica, puisqu’on n’observe qu’un léger pendage vers l’est ou le sud-est. On a donc affaire à une colline taillée dans des couches quasi-horizontales (à l’exception des micro-plissements très localisés évoqués plus haut), dont les pentes ne doivent rien à la structure mais tout au tracé du réseau hydrographique qui a découpé les pentes nord, ouest et sud en s’enfonçant. La seule surface à peu près structurale (où la topographie correspond à une couche géologique résistante) est probablement celle du "plateau" supérieur, du sommet plat de la colline. Plus encore que sur Visocica, un colluvionnement intense, lié à la nature majoritairement meuble des couches, a "nappé" l’ensemble des pentes d’une couche régulière de formations superficielles que l’on distingue bien, sur la droite de la photo ci-dessous, au-dessus des couches Miocène :

Cette colline aux versants vaguement triangulaires (mais guère plus que beaucoup d’autres collines de la région), la Fondation de M. Osmanagic est en train peu à peu de lui donner l’aspect d’une "pyramide à degrés" (fr) classique, tout simplement en découvrant, sur les flancs, les quelques couches de grès plus résistantes qui alternent avec les empilements de marne et argile : chaque couche de grès (et de préférence "décorée" de ripple-marks), soigneusement dégagée sur une largeur plus ou moins importante, est limitée par un "mur" taillé verticalement dans les couches sus-jacentes :

Comment fabriquer une pyramide à degrés - Manufacturing a step-pyramid
En pointillés, la pente originelle, avant excavation. The dotted line shows the original slope before the excavations.

Naïveté de gens ignorant tout de la géologie ? Ou tentative de jouer de la naïveté du public, en faisant passer pour une structure artificielle une simple colline à l’aide "d’aménagements" judicieux ?