Conférences fantômes ?
Article mis en ligne le 17 juin 2013

par Irna

Un peu en marge maintenant des "pyramides" de Bosnie, où semble-t-il les relations ne sont plus au beau fixe avec Semir Osmanagic, le professeur Debertolis poursuit avec son groupe SBRG ses recherches en "archéo-acoustique". Son but semble être de montrer que divers sites "sacrés" à travers l’Europe auraient pour point commun l’émission d’ultrasons ou infrasons à certaines fréquences, ayant peut-être un effet "spirituel" ou favorisant le mysticisme. Le groupe a ainsi étudié des sites italiens (l’abbaye San Salvadore au Mont Amiata, l’ipogeo celtico de Cividale del Friuli) et anglais (Wayland’s Smithy et les Rollright Stones) dont on peut admettre qu’ils ont une dimension sacrée ; mais ses recherches portent aussi sur des sites nettement plus contestables, soit parce qu’il s’agit de sites totalement naturels : c’est le cas par exemple de la montagne de Rtanj en Serbie, dont des émules de Semir Osmanagic (bs) veulent faire une pyramide encore plus grande que celles de Bosnie ; soit parce que la dimension "sacrée" en est très probablement absente, comme dans le cas des deux sites étudiés par le groupe dans la vallée de Visoko, le tunnel de Ravne et la colline de Visocica sur laquelle se trouve la forteresse médiévale de Visoki.

On ne s’intéressera pas ici aux méthodes ni au contenu de ces recherches [1], mais uniquement au fait que le professeur Debertolis est très fier d’annoncer (it) que deux papiers sur l’archéo-acoustique de la vallée de Visoko ont été publiés et acceptés par deux conférences internationales après approbation d’un comité de lecture. Ces deux papiers du SBRG sont :
 The phenomenon of resonance in the Labyrinth of Ravne (Bosnia-Herzegovina), qui tente de démontrer que l’existence d’un phénomène de résonance sonore dans le tunnel de Ravne : 1° serait le résultat d’une volonté des concepteurs du tunnel ; 2° impliquerait que celui-ci serait beaucoup plus qu’une ancienne mine, peut-être un lieu de culte comparable à des sites néolithiques étudiés par le groupe PEAR (Princeton Engineering Anomalies Research) dans le sud de l’Angleterre.
 Archaeoacoustics in ancient sites, qui analyse la présence d’infrasons et ultrasons dans l’abbaye de San Salvatore en Italie et la forteresse de Visoki en Bosnie, et qui cherche à faire une corrélation entre la localisation de ces sites "sacrés" (transformant au passage la forteresse de Visoki en monastère pour les besoins de la cause) et l’existence d’une source naturelle de vibrations sonores favorisant le mysticisme.

On aurait donc, pour la première fois, une validation par la communauté scientifique, sinon de l’existence des "pyramides", du moins de l’existence de phénomènes inhabituels dans la vallée de Visoko ayant entraîné des aménagements par l’homme (construction du tunnel de Ravne et "remodelage" de la colline de Visocica) à une période très ancienne. Cependant, l’étude des deux conférences auxquelles ces papiers ont été présentés révèle quelques surprises.

La première de ces conférences, intitulée ARSA (Advanced Research in Scientific Areas) a eu lieu en Slovaquie en décembre 2012. Mais elle n’a rien d’une classique conférence scientifique : il s’agit d’une conférence virtuelle, se déroulant entièrement sur internet. Si la page d’accueil offre les logos d’une douzaine d’institutions partenaires, essentiellement de petites universités des pays de l’Est, curieusement n’apparaissent nulle part les noms des institutions organisatrices. Autre curiosité, la liste des thèmes traités par la conférence est extrêment diverse : l’appel à contributions en mentionne plus de 20, allant du marketing à la linguistique en passant par la médecine vétérinaire, l’électronique, la psychologie, la religion, les mathématiques... Je n’avais encore jamais rencontré une conférence scientifique avec un éventail aussi large d’intérêts ! La composition des comités scientifiques est donnée, mais je note qu’on n’y trouve aucun archéologue, ni aucun spécialiste d’histoire ancienne ou médiévale ; on peut donc se demander qui a bien pu évaluer le papier présenté par le SBRG.

La deuxième conférence est tout aussi surprenante : intitulée Scieconf 2013, ou International Virtual Conference on Advanced Scientific Results, elle s’est déroulée en juin 2013 et est également liée à la Slovaquie. On n’y trouve pas plus de noms d’organisateurs que pour la précédente, et la liste des thèmes est exactement la même. On trouve même une faute d’orthographe identique ("Conntact us" avec deux n) sur les sites de ces deux conférences ! [2] Par contre Scieconf ne précise pas la composition de ses comités scientifiques, il y a juste un "appel à reviewers" qui n’a pas dû donner de résultats... Manque également la liste des partenaires : on n’y trouve plus que deux institutions macédoniennes, et une société appelée Thomson de la ville de Žilina en Slovaquie.

Autre élément assez inhabituel concernant ces deux conférences : les avis des relecteurs (reviewers), dont le professeur Debertolis donne le lien : ici pour l’article sur le tunnel de Ravne, pour l’article sur Visocica. Je ne crois pas avoir jamais vu d’avis de relecteur aussi pauvres : le premier ne contient pour l’essentiel que des commentaires sur la forme, le deuxième est à peu près vide...

Enfin, une recherche sur les noms de domaine (en .com) de ces conférences montre que les deux domaines sont enregistrés par la même société, Websupport s.r.o., un hébergeur domicilié à Bratislava, et qui est également contact administratif et technique. Impossible donc de rattacher ces deux "conférences virtuelles" à une quelconque institution.

Tous ces éléments amènent à s’interroger sur le sérieux de ces conférences virtuelles. Une rapide recherche sur internet m’a permis de trouver au moins deux autres conférences du même type, la Global Virtual Conference, où l’on retrouve comme partenaires la même université macédonienne et la même société slovaque Thomson Ltd de Žilina, la même liste de thèmes, le même formulaire d’appel à reviewers etc., et la Electronic International Interdisciplinary Conference.

Ces conférences, bien que virtuelles, ne sont pas gratuites : d’une part les auteurs qui veulent participer à la conférence et soumettre un papier doivent payer un droit d’entrée, de 70 ou 80 euros selon la conférence ; d’autre part et surtout les auteurs dont les papiers sont acceptés (et l’on imagine bien que tous doivent l’être...) se voient proposer une publication contre paiement dans un des sept journaux proposés par chacune des conférences. Ces journaux (les mêmes sur les quatre sites des quatre conférences) sont tous publiés par le même éditeur, Sci-pub. Et devinez à qui appartient Sci-pub ? A une société appelée Thomson s.r.o., installée dans la ville de Žilina en Slovaquie...

Certains ont dénoncé, par exemple aux Etats-Unis, des "scams" associant "conférences" et "journaux scientifiques" peu convaincants (parfois qualifiés de journaux "prédateurs", comme dans cette liste de "Potential, possible, or probable predatory scholarly open-access journals"). Le professeur Debertolis a-t-il été victime de ce genre de scam ?

Conférences virtuelles, journaux qui n’ont jamais rien publié (faites une recherche avec les titres des sept journaux de Sci-pub, c’est édifiant)... Après les articles fantômes, les festivals fantômes, les conférences fantômes ? Quelle idée aussi a eu le professeur Debertolis de nommer son groupe d’après les "fantômes" du tunnel de Ravne [3]...


Mise à jour - décembre 2013

Au hasard de mes pérégrinations sur internet, je suis tombée sur quelques autres "conférences virtuelles" organisées par la même société Thomson de Žilina : "QUAESTI", "RCITD", "HASSACC"... Toujours la même liste extraordinairement variée de sujets, la même faute d’orthographe à "conntact", le même tarif de participation (monté à 95 euros pour 2013)... La seule nouveauté est que la composition des "comités scientifiques" n’est plus visible dorénavant que par les membres enregistrés, autrement dit il faut d’abord payer sa participation avant de savoir qui sont les "experts internationaux" qui composent ces comités !

Par contre je dois corriger quelque peu mon affirmation ci-dessus concernant les journaux publiés par la société Thomson : tous ne sont plus tout à fait des journaux "fantômes", puisque certains d’entre eux ont maintenant publié un numéro.


Mise à jour 2 - décembre 2013

Un message d’Abacus sur la version anglaise de cet article me signale la publication par le professeur Debertolis d’un nouvel article sur l’archéoacoustique, à paraître dans le numéro 10 d’octobre 2013 d’un journal appelé Sociology Study publié par l’éditeur "David Publishing Company". Cependant Abacus, surpris du coût élevé des papiers publiés par ce journal, a découvert qu’un certain nombre d’alertes avaient été émises concernant Sociology Study, par exemple celle de l’ISA (International Sociology Association). Il donne aussi le lien vers un article dénonçant les "fraudes académiques" perpétrées par certains journaux, qui publient un peu tout et n’importe quoi en réclamant des frais élevés aux auteurs.

En fait "David Publishing" semble être un spécialiste de ce type de "scam", si l’on en juge par le nombre d’articles dénonçant sur le web cette pseudo maison d’édition d’origine chinoise mais qui se fait passer pour américaine. Quelques exemples :
 http://thetrialwarrior.com/2010/09/12/good-grief-bait-switch-law-publishing-version/
 http://knowledge-is-porridge.blogspot.fr/2012/08/young-researchers-beware-potential.html
 http://scholarlyoa.com/2012/02/29/david-publishing-flipping-its-model/
 http://leiterreports.typepad.com/blog/2013/06/on-david-publishing-once-again.html
 http://academics-anon.livejournal.com/1846247.html#
 http://collegemisery.blogspot.fr/2012/02/scam-warning-from-chrryblstr.html
 http://h-net.msu.edu/cgi-bin/logbrowse.pl?trx=vx&list=H-ANZAU&month=1208&week=c&msg=kR7oz0eCB1dIXMo2hCt8Yg

...

L’histoire est à peu près toujours la même : le pseudo éditeur repère des noms de participants à une conférence scientifique, puis leur propose de publier un de leurs articles ; les cibles privilégiées sont souvent de jeunes chercheurs, des doctorants, qui ont un besoin vital de publications et sautent sur cette trop belle occasion. Après quelques échanges de courriels, on leur annonce que leur papier est accepté... à condition qu’ils payent des "frais" pouvant se monter à 50$ par page. Double bénéfice pour l’éditeur, qui fait payer les auteurs et vend ensuite très cher le journal !

Le professeur Debertolis, qui n’est pourtant pas un jeune chercheur devant absolument publier pour assurer sa carrière académique, semble donc bien s’être laissé piéger par le scam... à moins qu’il n’ait été si désireux d’appuyer sur une publication "scientifique" sa démarche archéoacoustique que le fait de payer un "éditeur prédateur" ne lui ait pas posé de problème - ce que les Anglo-saxons qualifieraient sans doute de "vanity publishing"...