Carbone 14 : le retour
Article mis en ligne le 8 juin 2011

par Irna

Le site de la Fondation de M. Osmanagic l’annonce triomphalement (bs), et l’annonce est reprise en choeur par les sites des supporters (en), les forums alternatifs (en) et la presse locale (bs) : la pyramide de la Lune aurait été construite il y a plus de 10 000 ans.

Dnevni List, 31/05/2011

A la base de cette annonce, une datation au carbone 14 réalisée par le professeur Anna Pazdur, de l’Université technologique de Gliwice en Pologne (la même qui avait déjà réalisé une datation sur un morceau de bois fossilisé du tunnel de Ravne, et participé (en) à la "Conférence Internationale" de Sarajevo en 2008). Cette datation est-elle plus convaincante que la première, où ce qui avait été daté était fort probablement du bois fossilisé d’âge Miocène contaminé par des apports d’eaux de percolation ?

L’échantillon soumis à datation a été prélevé par l’ancien étudiant en archéologie Riccardo Brett dans le sondage n° 20, sondage qui a par ailleurs fait l’objet d’un "rapport" quelque peu... discutable par le même Riccardo Brett (voir ici et note 2). D’après le professeur Paolo Debertolis (it), de l’équipe italienne "parallèle", cet échantillon serait un fragment de « planches de bois placées pour stabiliser les pierres lors de la pose » de la "terrasse dallée" visible dans ce sondage (« quel che restava delle assi in legno poste per stabilizzare le pietre in fase di posa in opera della foto che ho postato poco sopra »). Sur le site de la Fondation (bs), il est précisé que l’échantillon se situait entre deux couches de grès, dont la couche supérieure est « collée sur la base », et qu’il a probablement été apporté là par le vent pendant la "construction". Cependant, si on regarde de plus près les photos de l’opération de prélèvement mises en ligne sur le site de la Fondation :

on constate que le fragment de matière organique foncé semble bien être, non pas entre deux couches de grès, mais bien intégré à la couche de grès supérieure. Est-il possible de trouver un morceau de bois à l’intérieur d’une couche de grès ? Oui : les grès de Pljesevica, qui alternent avec des couches de marnes, mudstones ou siltstones, se sont déposés au Miocène moyen (base de la série de Lasva, voir cet article plus détaillé sur la géologie de la région de Visoko) au fond d’un bassin lacustre ; en même temps que des débris minéraux, ont été entraînés par les rivières dans ce bassin des débris organiques, dont certains se sont fossilisés et conservés. Le géologue Robert Schoch (en), lors de son séjour à Visoko en 2006, a ainsi pu observer un très grand nombre de fossiles et d’accumulations de débris de feuilles (« In some of the sandstone layers, and in many of the mudstone layers, I found large accumulations of fossil leaf debris and even some fairly complete Miocene fossil leaves »). De son côté, Amer Smailbegovic note, dans les mudstones et grès qui forment Pljesevica, la présence de matériel organique et d’impressions fossiles de feuilles (voir son rapport (en), pages 6 et 7). Certes ces dépôts organiques sont moins importants que ceux de la période précédente (Miocène inférieur et moyen), qui ont donné dans le bassin lacustre de Zenica-Sarajevo d’importantes couches de charbon toujours exploitées à Zenica, mais ils sont attestés dans la série de Lasva, soit sous forme de fines couches grises ou noirâtres, soit sous forme de lentilles de débris organiques :

Rien d’étonnant donc à trouver un petit fragment de bois fossilisé ou lignite dans ces grès. Reste la question de l’âge : une matière organique d’âge Miocène devrait avoir un contenu en carbone 14 inexistant, et ne pourrait donc pas donner une datation cohérente. Sauf si l’échantillon a été contaminé par des apports récents de carbone organique, par exemple par l’intermédiaire des eaux de percolation dans le sol. J’avais déjà évoqué cette possibilité pour le morceau de "bois" du tunnel de Ravne ; elle existe aussi pour la datation récente du sondage n° 20, d’autant plus que 1) ce sondage est ouvert depuis au moins l’automne 2006 (voir par exemple ici, ou ces photos de la galerie du site de la Fondation qui datent pour les plus anciennes de 2007) ; et 2) l’échantillon a été prélevé en surface, et à proximité immédiate de végétation, comme le montrent les photos ci-dessus. Or parmi les principales possibilités de contamination qui peuvent fausser une datation on trouve l’action des racines et les circulations d’acide humique, formé par la décomposition des plantes, dans le sol. Ces contaminations récentes peuvent être plus ou moins atténuées par des pré-traitements appropriés, mais sans garantie. C’est pour cette raison que les archéologues, lorsqu’ils veulent réaliser une datation, d’une part essaient d’éviter autant que possible les zones de bioturbation, d’autre part multiplient les prélèvements sur un site, de façon à ne pas dépendre d’un seul résultat.

Ce qu’on peut donc dire pour le moment, c’est qu’une seule date, obtenue sur un seul échantillon, ne peut pas servir à valider grand chose. Par ailleurs, il semble que la Fondation ait fait analyser deux échantillons pris au même endroit, mais qu’un seul ait pu être daté : l’autre n’avait pas, semble-t-il (bs), de contenu organique. Cela pourrait, sous toute réserve, aller dans le sens d’un matériau organique très ancien (donc totalement dépourvu de carbone 14), dont une partie seulement aurait été "rajeunie" par des apports dûs à une contamination récente. Impossible d’aller plus loin en l’absence du rapport complet du laboratoire polonais (le fichier doc présent sur le site de la Fondation est signé Anna Pazdur et daté du 31 mars 2011 ; cependant, les propriétés du fichier font apparaître comme dernière modification celle effectuée par un certain "Semir" le 9 avril [1]).

Bien évidemment, aucun des partisans de M. Osmanagic, à commencer par le professeur Debertolis, ne s’est posé la moindre question concernant la validité de cette datation. En admettant même qu’elle soit valide, aucun non plus n’envisagera probablement la possibilité d’une explication indépendante des "pyramides", la présence d’un morceau de matière organique âgé de 10 000 ans étant automatiquement considérée comme la preuve d’une "construction". Peu importe à M. Osmanagic et ses amis le respect des précautions scientifiques d’usage : ce qui importe, c’est de donner l’apparence de la science, d’utiliser la caution de la datation au carbone 14, sans s’occuper de "détails" qui n’intéressent que les "scientifiques en fauteuil"...