Les Egyptiens et le théâtre de l’absurde de Semir Osmanagic
Science contre imposture
Article mis en ligne le 14 juin 2009

par Irna

Article du professeur Blagoje Govedarica, paru dans Oslobodjenje du 4 avril 2009. Le professeur Govedarica enseigne l’archéologie de l’Europe du Sud-Est à l’Institut pour la Préhistoire et la Protohistoire de l’Université d’Heidelberg, il est rédacteur en chef de la revue du Centre d’Etudes balkaniques et membre de l’Académie des Sciences et Arts de Bosnie-Herzégovine.

Il y a quelques jours un journaliste s’est adressé à moi en me proposant de participer à un documentaire consacré aux fouilles de Visoko. Il serait normal, disait-il, que j’exprime mes idées et mes arguments à propos de la thèse des pyramides, car "tous les protagonistes doivent avoir l’occasion de dire ce qu’ils pensent et d’expliquer leurs idées". Etonné qu’il y ait encore quelqu’un qui s’intéresse à ce thème, je lui ai répondu que je ne souhaitais pas être un protagoniste dans cette histoire, et qu’il n’était nul besoin de m’interviewer dans ce film. D’ailleurs, les archéologues ont depuis longtemps donné leur opinion, et affirmé qu’il n’y a là-bas aucune construction de type pyramide. Je partage cette opinion, et ma position, pas plus que celle de mes collègues, ne s’est en rien modifiée depuis le début de l’intérêt médiatique pour ce phénomène. Tout cela a déjà été dit un nombre incalculable de fois dans la presse, nationale et étrangère, à la télévision, à la radio. Nous avons donné notre opinion à la demande des institutions d’Etat responsables, nous avons critiqué les journalistes et politiques imprudents. Et le simple fait qu’après tant d’années de fouilles rien n’ait pu être trouvé est une preuve suffisante de la justesse de notre position. Quels autres arguments faudrait-il encore apporter ?

J’ai écrit à ce journaliste une lettre détaillée, et j’espère que ma position a été bien comprise. Ce sujet ne mérite vraiment plus notre attention. Tout cela est devenu un théâtre de l’absurde auquel il faut éviter de participer, et qu’il faut au contraire laisser s’éteindre de lui-même.

Le rôle des Egyptiens

Il y a pourtant un aspect de cette histoire inhabituelle que nous ne devrions pas laisser tomber dans l’oubli. C’est la question du rôle des scientifiques égyptiens à propos desquels ce journaliste déclare qu’ils ont "pris une part certaine au travail de la Fondation et donné un poids particulier aux fouilles de celle-ci". Et effectivement, si ce qui est écrit sur les pages web est exact, quelques uns d’entre eux ont exprimé l’opinion qu’il y aurait réellement des pyramides dans la région de Visoko. Osmanagic appelle ces déclarations des vérifications scientifiques. Il a déjà tenté d’obtenir une telle confirmation d’Américains, Jordaniens, Chinois, Serbes, Bosniens, et Dieu sait qui encore, mais tous se sont enfuis le plus loin possible de lui et de ses "pyramides". Ne sont restés que les Egyptiens, qui sont censés avoir des preuves de leurs allégations. S’il en était réellement ainsi, ils seraient bien les seuls archéologues professionnels de la planète à exprimer une opinion positive des fouilles d’Osmanagic. Et s’ils ont réellement fait ces déclarations, alors ils auraient dû aussi présenter les découvertes archéologiques qui les confirment. Or il n’y a toujours rien de cela nulle part.

Je dois reconnaître que ces déclarations me restent incompréhensibles, car je ne peux croire qu’un archéologue puisse affirmer que ces collines sont des pyramides, alors qu’il n’y a là-bas aucune trace de telles constructions. Il y a eu trop de manipulations dans tout ceci, et la véracité d’une telle information ne pourra à mes yeux que rester douteuse tant que n’aura pas été publié, dans un journal scientifique à referee, un article où elle sera confirmée et expliquée. Jusqu’à ce jour je n’ai malheureusement rien vu de tel. Ce qui est publié sur le site de propagande d’Osmanagic ne peut, pour des raisons évidentes, être pris en considération comme preuve de ces affirmations. Personne ne prend d’ailleurs ces pages web au sérieux. Des interviews dans divers medias ne sont pas non plus la manière correcte d’exposer des thèses scientifiques. Tout scientifique sait parfaitement que la publication de toute recherche ou découverte exige une procédure stricte, et qu’avant de publier il faut passer par un certain nombre d’étapes de vérification scientifique. A une époque j’ai proposé à un de ces égyptologues, M. Swelim, de présenter ses arguments dans un travail scientifique que nous aurions publié à Sarajevo, mais pour je ne sais quelle raison il n’a pas accepté cette proposition. Il a même pris ma proposition comme une attaque personnelle, et a contre-attaqué (c’est du moins ce qui ressort de certains textes sur internet, dont je ne sais pas cependant s’ils proviennent réellement de lui, ou s’ils lui ont été simplement attribués).

Villages Potemkine

Autant qu’on puisse en juger, les scientifiques égyptiens se sont joints à ce projet à Visoko avec le désir sincère d’aider la Bosnie. Ils ont souhaité aider au développement de l’activité touristique, et par là accélérer la prospérité de ce pays qu’ils apprécient. Comme éléments du potentiel de développement ils ont choisi des découvertes et trouvailles archéologiques, ce qui est tout à fait normal. Les Egyptiens ont une riche expérience du tourisme archéologique et leur soutien est de toute façon bienvenu. Il est cependant évident qu’aucun d’entre eux ne connaît l’archéologie bosnienne, et il est difficile d’expliquer pourquoi ces professionnels expérimentés se sont engagés dans quelque chose qui leur est du point de vue scientifique totalement étranger. Il n’y a aucun doute qu’ils ont constaté par eux-mêmes qu’il n’y a pas trace de pyramide à Visoko, et on peut donc se demander pourquoi ils mettent leur réputation scientifique en jeu en s’engageant dans quelque chose qui n’a aucun lien avec la science, et qui n’offre non plus aucune perspective du point de vue touristique ? Pourquoi n’ont-ils pas au préalable consulté leurs collègues bosniens sur tout cela ?

L’unique réponse à ces questions est qu’ils ont été dès le début manipulés. Seul Osmanagic sait comment il a réussi cela, mais il ne nous le dira pas spontanément. En tout cas quelqu’un a utilisé la bonne volonté et la confiance de ces gens et les a persuadés qu’avant l’arrivée d’Osmanagic rien n’était fait ni publié en archéologie en Bosnie, et qu’il n’y a là rien à voir, rien à lire, ni personne avec qui discuter. Tout est encore à faire ici en archéologie, et tous les miracles sont encore possibles. Et les gens qui travaillent dans les musées ne sont aucunement des archéologues, mais plutôt des éléments hostiles qui ne font que comploter pour gêner Osmanagic et sa stratégie géniale pour sauver la Bosnie-Herzégovine et le monde entier. Tout contact avec ces gens est dangereux, et il faut les tenir, eux et leurs musées, à l’écart. Ce sont des reliques d’une histoire obsolète, qui vont disparaître en même temps que cette même histoire, et tout cela sera remplacé par une histoire réécrite, plus belle et beaucoup, beaucoup plus ancienne.

Ainsi les scientifiques égyptiens sont-ils restés sans information objective sur l’état réel de l’archéologie en Bosnie-Herzégovine. Et bien sûr cela convenait à Osmanagic, qui craignait comme le diable toute occasion de rencontre entre les égyptologues et les spécialistes locaux, car se serait alors effondrée la version selon laquelle l’archéologie ne commence ici qu’avec son arrivée. Garde-toi des archéologues locaux, et pour les pyramides pas de problème - s’il n’y en a pas nous les fabriquerons. L’important est d’obtenir une "vérification" des Egyptiens, car eux on les croit. Si eux ne savent pas ce qu’est une pyramide, qui le saura ? Après tout, si le prince Potemkine a réussi à tromper une impératrice, pourquoi Osmanagic ne pourrait-il faire marcher des scientifiques et des touristes ? Le scénario était prévu en détail, les Egyptiens ont suivi, et tout aurait été pour le mieux, sans les archéologues bosniens, ces opposants hostiles qui, comme dit Osmanagic, font obstacle à tout.

Les pierres restent des pierres

Toute cette histoire est aussi absurde qu’impudente, et les Egyptiens ne s’y seraient sûrement pas échoués aussi facilement si Osmanagic n’avait pas attelé à son équipage quelques hauts responsables politiques et une bonne part des medias. Ainsi les invités égyptiens ont-ils eu l’impression qu’il s’agissait d’un projet très sérieux, d’importance nationale, et ont-ils pu définitivement croire qu’Osmanagic fonctionnait dans un système authentique et valide. Ainsi, ces gens de bonne volonté, et amicalement disposés envers notre pays, ont pu oublier la science et leurs collègues bosniens, les institutions et l’ensemble de l’archéologie bosnienne, et ont investi leur image dans le projet touristique d’Osmanagic. Exactement comme on le leur a conseillé. Et ainsi a commencé "l’écriture" d’une nouvelle histoire, sans avoir lu un mot de l’ancienne, de celle qui existe. Tout cela est assaisonné du mythe de l’énorme bénéfice à tirer des riches touristes qui vont venir en rangs innombrables s’émerveiller de nos villages Potemkine et de notre nouvelle histoire.

C’est une telle perspective, d’un tourisme archéologique bosnien centré sur Visoko, qui est promise par Semir Osmanagic et ses loyaux Egyptiens, et les masses ignorantes y voient la lumière de l’avenir. Même si rien de tout cela ne s’est encore produit, on nous dit qu’il faut croire les gens et les laisser continuer à creuser. Quelque chose finira bien par en sortir, l’important est qu’il y ait foule, que viennent les touristes et de préférence ceux de l’Occident, les plus riches.

Voilà, si c’est vraiment cela que les gens veulent, qu’il en soit ainsi. Les archéologues bosniens ne sont pas les adversaires d’Osmanagic, mais des scientifiques qui font leur travail, et ils n’ont pas l’intention de barrer le chemin vers cette "lumière du futur". Mais ce chemin se fera sans eux. Si quelqu’un pense réellement qu’on peut faire du "business" avec une fausse archéologie, il a le champ libre, mais pas avec l’argent public, et pas à l’emplacement de monuments culturels protégés. Qu’il continue à creuser une colline naturelle puisqu’il y est tellement décidé. Les archéologues ne s’en mêleront pas, mais ils continueront à insister pour que les choses soient appelées de leur vrai nom. Par exemple, que les pierres continuent à s’appeler pierres, et non blocs de quelque construction monumentale.


Blagoje Govedarica, Berlin, 25 mars 2009 - Publié dans
Oslobodjenje du 4 avril 2009 - Traduit avec l’autorisation du professeur Govedarica


Ci-dessous le texte original de l’article en bosnien, ainsi que deux lettres du Dr Swelim publiées sur le site de la Fondation en réponse à cet article : une lettre à la rédaction d’Oslobodjenje, et une réponse adressée au professeur Govedarica. Je laisse au lecteur le soin de juger du ton et du contenu de ces courriers.

Texte original en bosnien
Courrier du Dr Swelim à la rédaction d’Oslobodjenje
Réponse du Dr Swelim au professeur Govedarica